Le premier article du premier numéro de cette revue s’ouvrait par une thèse due à François Ewald : « L’assurance ne désigne pas seulement un ensemble d’institutions privées ou publiques grâce auxquelles se trouvent satisfaits, dans les sociétés modernes, certains besoins de sécurité, elle est l’institution du contrat social »1. Cette élégante définition de l’assurance dissimule mal l’hétérogénéité des principes qui justifient l’action de l’Etat, puisque ce dernier a juxtaposé des instruments discontinus sans toujours en chercher l’unité. Ainsi depuis 16042, l’Etat a commencé à créer des régimes de Sécurité sociale avant que l’idée d’un régime général apparaisse dans les ordonnances d’octobre 1945 ; en 1842 l’Etat organise le contrôle des tontines d’assurances qui sera finalement étendu à toutes les branches selon des modalités uniformisées en 1938 ; en 1889 l’Etat exprime le principe d’auto-assurance en ce qui concerne les dommages, mais il articule néanmoins son action à celle des assureurs privés pour les risques d’accidents du travail (1898) et les catastrophes naturelles (1982). Sans pour autant que ses activités d’assurance pour son compte propre, ni les régimes de Sécurité sociale ou celui des catastrophes naturelles ne soient équilibrés de manière durable, l’Etat prend à sa charge de nouveaux risques comme il l’a fait pendant la récente pandémie, et la montée de l’aversion pour le risque semble offrir aux politiques la perspective d’un droit de tirage infini sur des ressources limitées. Ne serait-il pas nécessaire d’éclairer les principes de l’intervention de l’Etat dans l’assurance ? C’est ce que propose ce dossier de la revue Risques.
Patrick Thourot nous invite tout d’abord à considérer le périmètre d’auto-assurance de l’Etat : le principe d’auto-assurance de 1889 concernait le seul risque d’incendie des bâtiments publics, mais l’extension du domaine d’intervention de l’Etat dans l’économie a considérablement augmenté ce périmètre que l’auteur nous invite à reconnaître. La tâche est encore compliquée parce que l’Etat a créé des personnes morales auxquelles il a pu transférer des risques, tout en les obligeant à s’assurer. Reste qu’il faudrait symboliquement mettre en question le principe d’auto-assurance pour mener à bien une cartographie des risques de l’Etat et entamer une réflexion sur la gestion de ces risques. Une telle démarche prospective permettrait de transformer un périmètre incertain en frontière efficiente.
Avant d’aborder la contribution de l’Etat aux opérations d’assurance extérieures à son périmètre propre, Philippe Trainar invite à considérer la distinction entre assurance et redistribution. Ces instruments sont souvent confondus en raison de leurs points communs, au prix de contresens majeurs, susceptibles d’obérer leur fonctionnement respectif et leur efficacité propre, comme l’évolution de la Sécurité sociale française en fournit un exemple récurrent. Il faut jouer sur la complémentarité entre assurance et redistribution, chacune ayant son domaine propre de validité, plus que sur leur substituabilité et leur improbable combinaison.
Didier Bazzochi propose une première application de cette distinction, puisque le système français de santé est financé à titre principal par la Sécurité sociale, élément structurant de l’Etat-providence, et par des assurances privées, à titre complémentaire. Ce système mixte de financement offre aux Français la meilleure couverture des dépenses de soins au sein des pays de l’OCDE. Ce système laisse toutefois une part significative de la population peu ou mal couverte. L’auteur propose d’articuler trois niveaux de protection dont le premier est redistributif et le troisième assuranciel, pour favoriser l’adaptation du système de santé aux enjeux démographiques, médicaux, technologiques, économiques et sociaux de notre avenir.
Edouard Vieillefond investit un second champ d’application avec les catastrophes naturelles : s’il est assez aisé d’équilibrer le régime à court terme, il est souhaitable de l’employer à piloter la prévention. Le point de vue microéconomique est tout à fait insuffisant car les sinistres climatiques impactent des chaines d’externalités complexes, qu’il faut prendre en compte pour situer l’optimum de l’intervention de l’Etat. Le développement du cadre conceptuel et des outils de mesure empirique sont d’autant plus nécessaires que de nombreux risques émergents possèdent les caractéristiques des risques naturels, c’est-à-dire qu’ils ne sont assurables que par un adossement à un opérateur de réassurance garanti par l’Etat.
Les défis auxquels se confronte l’Etat en France ne lui sont pas propres : les pays en développement font face aux mêmes risques climatiques comme épidémiques. Olivier Mahul et Jean Pesme montrent les enjeux pour les pays émergents : les progrès réalisés en matière de développement – en particulier le recul de l’extrême pauvreté – sont aujourd’hui menacés.
Des solutions financières innovantes, combinant des financements publics et privés, peuvent aider les pays vulnérables (gouvernements nationaux et régionaux, entreprises et ménages) à réduire l’écart de protection financière et donc à accroître leur résilience face aux chocs climatiques et à d’autres crises.
Si l’Etat intervient dans la prévention et l’indemnisation des risques majeurs parce que le marché échoue à les tarifer et à les couvrir, Arnaud Chneiweiss invite à considérer la complexité d’un cadre juridique produit par une multitude d’autorités publiques intervenant dans les activités ordinaires du secteur de l’assurance. Quelques exemples précis de comportements commerciaux abusifs montrant que la production de normes supplémentaires peut s’avérer nécessaire, mais encore que l’empilement des réglementations a créé des situations où la simplification profiterait à toutes les parties sans qu’aucune n’en ait les moyens. L’expérience du Médiateur de l’assurance nous montre que le pire n’est pas toujours sûr, et même que le meilleur peut advenir.
C’est une chose de réglementer, il faut encore que les assureurs appliquent la réglementation ! Sandrine Lémery montre comment l’histoire du contrôle en France se divise en quatre époques bien distinctes quant aux motivations, aux modalités et aux critères d’appréciation des résultats : avant 1898, l’État n’intervient pas dans les décisions de gestion des sociétés commerciales, mais il exige une autorisation préalable et une surveillance limitée pour des raisons d’« ordre public ». La loi de 1898 démarre un cycle interventionniste, d’abord pour la branche des accidents du travail ; l’Etat intervient jusque dans la rédaction des contrats et la gestion des entreprises. Après-guerre, la création de la Sécurité sociale et les nationalisations réorganisent le secteur de l’assurance, et le contrôle maintient ses orientations. Dans la période récente, avec la mondialisation et la financiarisation des économies, le contrôle évolue pour faire face aux nouveaux enjeux à l’échelle nationale et européenne.
Pour revenir à la perspective qu’avait ouverte François Ewald il y a trente ans : les auteurs de ce dossier ont montré que le secteur de l’assurance rend exactement le service que la nation lui assigne, dans un éventail de possibilités qui reste très largement à explorer. Le « projet politique de faire de la définition et de la gestion des risques une provocation à la démocratie » n’a rien perdu de son actualité…
Notes
- François Ewald, « La société assurancielle », Risques n° 1, juin 1990, pp. 5-23.
- Arrêt donné par le roi, séant en son conseil, sur l’ordre et règlement que sa majesté veut être gardé au fait des mines et minières de son royaume, 14 mai 1604, Fontainebleau in Annales des Mines, 1855, série 5, volume 4, partie administrative, pages 479-485.