Comme tous les secteurs de l’économie, notamment comme tout le secteur financier, l’assurance est exposée aux chocs macroéconomiques. Mais elle y est exposée de façon particulière, les canaux par lesquels elle est affectée se différenciant assez nettement de la banque et de l’industrie.
Une première différence importante tient au fait que l’assurance est affectée non seulement directement par les chocs macroéconomiques mais aussi indirectement, par le biais des clients qu’elle couvre ou des agents dans lesquels elle investit et qui appartiennent à tous les secteurs de l’économie. Certains ne manqueront certes pas d’argumenter que les clients de la banque appartiennent aussi à tous les secteurs économiques… si ce n’est que les clients de la banque doivent, en premier ressort, absorber les chocs macroéconomiques et ce n’est qu’en dernier ressort que la banque est affectée, lorsque les clients ayant épuisé leurs liquidités commencent à faire défaut sur leur dette. Dans l’assurance, rien de tel. Les couvertures des assureurs et leurs investissements présentent ceci de particulier qu’ils transfèrent le choc aux assureurs immédiatement puisque c’est là l’engagement pris par les assureurs dans le cadre du contrat d’assurance qui couvre les risques dès qu’ils se réalisent, sans demander aux assurés de commencer par essayer d’éponger par leur propres moyens les risques avant d’intervenir, à la franchise près naturellement.
Une deuxième différence significative tient au fait que l’assurance, tant au passif qu’à l’actif, se trouve plus exposée au risque de stock, qu’au risque de flux. L’assurance protège et indemnise du capital (du capital humain, des équipements, du capital financier) plus que des revenus (revenus financiers, revenus du travail) à quelques exceptions notoires près, comme l’assurance pertes d’exploitation par exemple. De même, l’assurance investit dans des obligations, des actions et des immeubles, toutes classes d’actifs qui financent des opérations sur capital. Or les stocks fluctuent beaucoup moins à court terme que les flux et la nécessité de les assurer contre les risques et de les financer n’a guère tendance à fluctuer, si ce n’est marginalement, quand la conjoncture macroéconomique connaît des fluctuations importantes. La transmission des chocs macroéconomiques a donc tendance à être étalée dans le temps par rapport aux autres secteurs, ce qui en facilite l’absorption.
Une troisième différence notable tient au fait que l’assurance est l’un des rares secteurs de l’économie à se trouver structurellement en cash-flow positif, y compris en temps de crise macroéconomique, comme on a pu en faire l’expérience lors de la crise financière de 2008. Les autres secteurs sont soit structurellement en cash-flow négatif, comme la banque, soit alternativement en cash-flow positif ou négatif selon les périodes, avec naturellement un risque plus particulier de se retrouver en cash-flow négatif lors des grands chocs macroéconomiques. La position de cash-flow structurellement positif en temps de chocs macroéconomiques est particulièrement confortable dans la mesure où elle permet d’absorber beaucoup plus aisément ces chocs quand ils surviennent.
Une fois ces trois différences clairement identifiées, il faut néanmoins nuancer très fortement la conclusion que certains pourraient en tirer, que l’assurance n’est guère affectée par les chocs macroéconomiques. Si cette conclusion est largement valable pour les chocs sur les volumes, notamment les chocs qui portent sur l’activité économique (le PIB, etc.), elle l’est beaucoup moins pour les chocs affectant les valeurs nominales. Tout d’abord, les chocs inflationnistes, dès lors qu’ils ne sont pas anticipés, heurtent frontalement l’assurance pour la bonne raison que les tarifs des contrats d’assurance sont fixés et négociés en fonction des anticipations des assurés et des assureurs, qui sous-estiment donc mécaniquement les coûts d’indemnisation des sinistres en cas de choc inflationniste. L’inflation est certainement l’un des chocs les plus dangereux pour l’assurance, d’autant plus dangereux qu’il a, en soi, une nature macroéconomique et donc systémique, peu de secteurs y échappant. En outre, les coûts d’indemnisation des sinistres ont tendance à être surindexés sur l’inflation courante (l’inflation des prix à la consommation), d’un facteur multiplicatif, et non additif.
Les chocs sur l’activité et sur les prix affectent naturellement la perception de l’univers des risques et se traduisent en général par des chocs sur les primes de risque incorporées dans la valorisation des revenus futurs du capital, la combinaison des trois chocs étant susceptible de modifier substantiellement les revenus du capital ainsi que les taux d’actualisation des actifs comme des passifs, au travers des taux d’intérêt. Les assureurs sont affectés directement par ces modifications à l’actif comme au passif, en fonction notamment de l’écart de duration entre l’actif et le passif. Quand celui-ci est négatif, une augmentation des taux d’intérêt induite par une accélération de l’inflation accroît la valeur nette de l’assureur et l’inverse quand celui-ci est positif.
Pour explorer la combinaison de ces facteurs complexes en réaction aux chocs macroéconomiques, la revue Risques a réuni les contributions d’un panel d’experts professionnels et économistes de renom, dont les conclusions fortes sont néanmoins à nuancer selon les lignes d’activité, les circonstances et l’environnement qui prévaut au moment du choc.
Jérôme Haegeli plante le décor : l’inflation est, selon lui, aujourd’hui, le principal risque macroéconomique pour l’assurance, tout particulièrement pour l’assurance IARD. Il prévoit un reflux de l’inflation beaucoup plus lent qu’initialement prévu, en Europe comme aux Etats-Unis. Ce qui veut dire que l’inflation va continuer de poser des défis importants aux assureurs en 2023. La seule contrepartie positive à attendre de la conjoncture actuelle vient de la hausse des taux d’intérêt et des taux d’actualisation qui joue, à l’inverse, en faveur des assureurs, notamment dans un contexte où les actifs ont une duration plus courte que celle des passifs.
Ludovic Subran insiste sur la remarquable résilience du secteur de l’assurance aux chocs macroéconomiques qui se sont succédé depuis le début des années 2000 (crise des valeurs Internet, crise financière, crise de l’euro, crise de la Covid-19 et crise ukrainienne) et sur le rôle d’absorbeur de chocs macroéconomiques que l’assurance a joué au cours de la période… même si ces chocs rognent à chaque fois la rentabilité du secteur. Cette résilience, le secteur de l’assurance la doit et la devra non seulement à la nature même de l’opération d’assurance mais aussi à sa capacité à anticiper et se préparer aux chocs.
Philippe Talleux souligne que le métier d’actuaire, qui constitue l’épine dorsale de la gestion des risques, est d’autant plus aisé que le contexte dans lequel opère l’assurance est stable, une stabilité en fait illusoire. Les assureurs, du fait des exigences de leur activité, ont toutefois réussi, grâce à leurs actuaires, à quantifier la réalité macroéconomique et à offrir des couvertures résilientes aux changements de celle-ci. Mais, ceci n’est possible, dans des conditions économiquement acceptables pour les assurés, que si l’Etat ne vient pas déstabiliser les capacités d’adaptation des assureurs aux chocs macroéconomiques.
Thierry Francq s’inquiète de la capacité de l’assurance dommages à absorber le double choc de la crise de la Covid-19 et de la guerre en Ukraine – qui renchérit les coûts, relance l’inflation, réduit le pouvoir d’achat et conduit à une réévaluation drastique du coût de la transition énergétique -, sachant que l’inversion de son cycle de production aggrave les conséquences de ce choc sur elle. Dans ces conditions, l’auteur se demande comment les assureurs dommages, qui opèrent sur un marché très concurrentiel, vont pouvoir échapper à des tensions sur leur rentabilité, leur capital et donc leur solvabilité.
Hughes Aubry, comme les autres contributeurs, souligne le caractère exceptionnel de la situation non parce que le rebond de l’inflation serait exceptionnel mais parce que l’accumulation des chocs macroéconomiques depuis le début du siècle rend la situation actuelle parfaitement inédite pour les assureurs et la gestion de leurs risques. Pour autant, l’auteur constate que l’assurance vie continue à se transformer au fil des ans, à se diversifier, à s’adapter aux besoins de couverture des assurés et de financement des entreprises. Parmi ces besoins, les transitions sociales et énergétiques ne sont pas les moins exigeantes.
Enfin, Carine Pichon nous rappelle la situation particulière de l’assurance-crédit vis-à-vis des chocs macroéconomiques, auxquels elle est beaucoup plus sensible que les autres lignes d’activité de l’assurance. Naturellement, l’assurance-crédit est plus sensible aux chocs sur l’activité, sur les prix de l’énergie et sur les conditions d’activité des entreprises dans les économies partenaires qu’aux chocs sur l’inflation générale. Cette configuration relativement inédite, à tout le moins depuis le début du siècle, confère à l’assureur-crédit un rôle difficile qui l’oblige à offrir à ses clients un regain de visibilité et une capacité d’absorption d’une partie du choc.