L’inflation revient, quels en sont les enjeux ? Pierre Martin nous rappelle les misères que nous avons traversées entre les deux guerres, et jusqu’aux mythiques Trente Glorieuses. Outre le problème de la profitabilité des entreprises, l’histoire nous force à reconnaître comment la hausse des prix a posé un problème d’importance au secteur de l’assurance tout entier. En effet, l’impossibilité de prévoir l’inflation interdisait de tarifer correctement une indemnité satisfaisante, et les garanties étaient plafonnées aux dépens de la satisfaction des clients. La dévalorisation de l’épargne a en outre détruit la capacité d’investissement et du coup l’importance sociale de l’assurance vie. L’inflation a donc porté un coup dur à l’image du secteur dans son ensemble. Elle a aussi posé un casse-tête aux assureurs comme investisseurs : Jean-François Boulier revient sur les leçons du passé pour la gestion d’actifs. Il offre lui aussi deux niveaux de lecture, puisque face à l’inflation les ménages partagent les mêmes préoccupations que les entreprises, savoir immuniser leur actif. Toutefois, les ménages peuvent bénéficier d’opportunités qui ne sourient pas aux entreprises d’assurance, car ils peuvent se constituer un patrimoine au détriment de ceux qui leur prêtent à taux fixe. Ici s’arrête donc l’analogie avec les entreprises d’assurance, qui ne sauraient prospérer au détriment de leur clientèle, puisque leur rôle social est justement d’offrir une garantie de valeur. Et l’auteur, après avoir présenté les stratégies d’immunisation, montre pourquoi « la période délicate demeure (…) le début de la période inflationniste » : comme s’il était besoin de nous convaincre de l’actualité brûlante de ce dossier !
Après ce rappel historique qui nous aura fait prendre la mesure des risques pour le secteur, ses entreprises, et sa clientèle, il convient d’analyser la situation actuelle. C’est ce que fait Gilles Moëc, en distinguant l’inflation présente des perspectives de moyen terme. A l’heure actuelle, même si « déterminer en temps réel ce qui relève d’un choc de demande et d’un choc d’offre peut être acrobatique », il semble qu’on ait aux Etats-Unis une inflation par la demande que la Réserve fédérale traite par la remontée progressive des taux. La situation européenne paraît plus complexe car la pandémie puis la guerre ont entraîné des chocs d’offre sans qu’on puisse considérer comme purgé l’héritage de l’expansion monétaire. Ainsi, même si on peut considérer qu’un scénario de stagflation est exclu par le mandat de la Banque centrale européenne, la politique monétaire européenne va rester évolutive. Une fois résorbés les chocs d’offre, le taux d’inflation qui prévaudra à moyen terme est d’autant plus difficile à anticiper qu’on ne peut pas encore raisonnablement mesurer le coût d’une transition énergétique sensible aux événements géopolitiques.
Ces repères sont suffisants pour permettre à Paul Esmein d’anticiper les problèmes qui se posent aux assureurs incendie, accidents et risques divers (IARD). Partant d’une simulation d’inflation régulière, il compare l’impact sur les coûts pour les branches courtes et pour les branches longues, ce faisant il montre comment ces dernières sont pénalisées. Même si les assureurs ont su gérer depuis quelque temps l’augmentation des coûts relatifs à certains contrats, par exemple la réparation automobile, il apparaît aujourd’hui qu’une accumulation d’incertitudes endogènes – car liées au comportement des parties prenantes – vient s’ajouter aux prévisions des économistes. Ainsi les produits financiers dépendent certes de la gestion d’actifs, mais aussi des décisions de politique monétaire. Les effets de second tour, c’est-à-dire les effets induits par les variations de prix relatifs sur les comportements et les décisions des clients sont difficiles à anticiper. Et surtout, la dynamique de moyen terme paraît soumise à des décisions dont l’effet indirect sur l’assurance n’est pas pris en compte : la complexité réglementaire nécessite des emplois dédiés, l’indemnisation des sinistres corporels renchérit au fil des décisions de justice, le coût des sinistres environnementaux paraît voué à augmenter si on reconstruit à l’identique. Si on souhaite assurer un rendement social optimum, il convient certainement de coordonner l’action des parties prenantes à ces décisions : les suggestions de l’auteur méritent d’être considérées.
Du côté de la gestion d’actifs, dont la performance est déterminante pour l’assurance vie, Marie Brière offre une synthèse des travaux qu’elle a menés depuis une dizaine d’années, pour comparer les performances des classes d’actifs dans le long terme. Des simulations permettent de visualiser l’évolution de la corrélation entre l’inflation et six grandes classes d’actifs (les liquidités, les obligations indexées ou non, les actions, l’immobilier et les métaux précieux) : ces trajectoires de corrélation de chaque classe d’actifs dépendent du régime macroéconomique, tout comme la probabilité de perte en capital à différents horizons pour chaque classe d’actifs. L’autrice en déduit l’allocation stratégique optimale en fonction d’un horizon d’investissement et d’un environnement économique donnés. L’introduction d’une incertitude sur les paramètres de la décision, par exemple quant à la nature du régime macroéconomique, ou quand on prend en considération l’hétérogénéité de la classe des actions, invite à diversifier.
Jean-Paul Faugère complète la revue de détail de l’assurance vie en se montrant modérément optimiste et résolument attentif : sortir de la période de taux bas, « contexte inimaginable », constitue un soulagement puisque la duration plus longue des passifs améliore les bilans, à condition toutefois que les épargnants n’arbitrent pas en défaveur de l’assurance vie. Il semble que ceux-ci réagissent doucement aux ajustements progressifs, et favorablement aux initiatives des entreprises en matière d’innovation. Après avoir présenté ses raisons de croire que les assureurs sont capables de faire pour le mieux, c’est-à-dire d’atteindre l’optimum du rendement social, l’auteur pose « la question du vrai déterminant de la prospérité des assureurs. Leur devenir n’est-il pas intrinsèquement lié à celui de l’économie dans son ensemble ? » Et de conclure que la transparence constitue le plus sûr fondement de la confiance des assurés dans leurs assureurs, de nos partenaires européens dans nos institutions d’assurance, bref des parties prenantes engagées dans une épreuve. C’est bien dans cet esprit que la revue Risques a conçu ce dossier, et nous espérons que vous en apprécierez la pertinence.