Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Pierre Bollon et Daniel Zajdenweber.
Risques : Avez-vous le sentiment que le monde d’aujourd’hui est plus risqué ?
Sylvie Bermann : Le monde est beaucoup plus risqué, plus incertain qu’il ne l’était. J’ai connu les Nations unies et les négociations au Conseil de sécurité, avant et après la guerre froide. Avant la guerre froide, aucune décision ne se prenait en raison du veto soviétique. Ensuite, à partir de 1991 un accord entre les grandes puissances, notamment entre les membres permanents du Conseil de sécurité, a permis l’adoption d’un certain nombre de décisions visant au règlement des crises. Cela s’est dégradé très vite, et aujourd’hui nous sommes revenus dans une guerre froide d’un autre type. Nous sommes en ce moment obnubilés, bien sûr, par la guerre d’agression russe en Ukraine, qui est une guerre chaude, mais depuis quelques années déjà il y avait une nouvelle forme de guerre froide, qui est un peu le résultat du piège de Thucydide ; c’est-à-dire que les Etats-Unis ont peur de la nouvelle puissance montante chinoise et ne veulent pas qu’elle soit la première. Et du côté de la Chine, Xi Jinping a fixé des objectifs très clairs pour 2049, qui sera le centième anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, à savoir être la première puissance économique mondiale, et elle le sera probablement avant. C’est inacceptable pour les Américains ; d’ailleurs un conseiller de Joe Biden, Kurt Campbell, a dit : « les Anglais avaient repris le flambeau des Français, puis les Américains le flambeau des Anglais, il est hors de question que ce soit maintenant la Chine. » On est dans cette logique, et je parle de guerre froide, parce que ce n’est pas seulement une guerre des droits de douane, une guerre commerciale, dans la mesure où un blocus technologique de la Chine a été mis en place.
Le deuxième élément est la dimension idéologique définie par les Etats-Unis, c’est-à-dire une alliance des démocraties contre les autocraties. Les autocraties se défendent évidemment contre ce qu’elles considèrent comme des ingérences des démocraties, mais elles ne prétendent pas imposer leur système aux pays européens ou aux Etats-Unis ; en revanche et c’est important, la Chine et la Russie agissent beaucoup dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud global, ou « le Reste » par rapport à l’Ouest. Il y aura, et il y a déjà d’ailleurs, des rivalités dans cette région du monde ; on a vu que la plupart du temps, les Africains, et même les Latino-américains, ont voté pour des candidats chinois ou pour des positions chinoises aux Nations unies, et aujourd’hui, ce qui est assez révélateur est que cent pays n’ont pas voté pour l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme. On parle toujours de la communauté internationale, mais l’Ouest – ou l’Occident – ne représente plus la totalité de la communauté internationale ; on se retrouve donc dans un monde qui est effectivement plus incertain, où les rivalités se retrouvent dans d’autres régions, et c’est plus compliqué pour les Occidentaux. Comme l’Occident et les démocraties, finalement, rétrécissent un peu sur le plan démographique, sur le plan économique en termes de PNB dans le monde, nous sommes dans une période de transition qui suppose que nous réfléchissions davantage à cela. Ce n’est pas en affirmant que notre système est supérieur, que notre mode de vie a beaucoup d’avantages – ce qui est évident – que nous convaincrons nécessairement les autres. Et le paradoxe, c’est que les relations entre l’Occident et la Russie sont pires qu’elles ne l’étaient au moment de l’Union soviétique, parce qu’à cette époque, chacun avait son système et, pensant que le système soviétique allait durer, nous avions engagé de vraies coopérations.
Risques : Comment voyez-vous l’évolution des relations avec la Chine, avec d’autres autocraties ?
Sylvie Bermann : Il y a une rivalité que je qualifierais d’idéologique ; il y a la rivalité dominante, qui va être le conflit entre les Etats-Unis et la Chine pour la première place, avec d’autres risques, par exemple Taïwan. J’ajoute aussi qu’on a en Ukraine une guerre qui est une guerre du XXe siècle – qui ressemble à la guerre de 1914 avec les tranchées, à la Deuxième Guerre mondiale, avec le siège, qui n’est pas celui de Leningrad, mais que l’on retrouve à Marioupol ou ailleurs – avec des moyens du XXIe siècle : moyens militaires, avec les drones, mais également en matière d’information. On l’a vu avec Elon Musk qui a été appelé au secours par Volodymyr Zelensky pour garder les communications sur le terrain, avec des systèmes de désinformation, de cyberattaque. Aujourd’hui tous les instruments peuvent être utilisés pour déstabiliser les différents pays. Par exemple, en Afrique, la France a été chassée du Mali par la Russie, par les forces Wagner, et sur la base de désinformations ; les fermes de trolls russes communiquaient de fausses informations sur la France, présentée comme colonialiste et alliée des terroristes. On a même vu une opération de création d’un faux charnier où des Wagner enterraient des corps de Maliens ; mais grâce aux drones on a pu filmer cela, et – comme on dit aujourd’hui – « débunker » l’information. Mais nous n’avons pas toujours cette possibilité, et c’est vrai que ce sera de plus en plus le cas dans nos sociétés. Sans oublier la menace terroriste qui n’a pas disparu. Nous sommes dans un monde beaucoup moins lisible et où les idéologies n’ont pas disparu. Ce qu’il faudrait, d’une certaine manière, c’est adopter des positions fondées sur nos intérêts : nous ne voulons pas du régime chinois, nous ne voulons pas du régime russe, mais ils ne vont pas disparaître pour autant ; il faut donc trouver un modus vivendi avec ces régimes, permettant de défendre nos positions, nos valeurs, y compris en Europe où nous avons des problèmes avec certains pays.
Risques : Concernant Taïwan, pensez-vous qu’il y ait un risque que la Chine juge que c’est le moment d’agir ?
Sylvie Bermann : La Chine considère qu’il n’y a qu’une seule Chine, et que Taïwan en est une partie intégrante. Elle a fait adopter par tous les pays qui ont reconnu la République populaire de Chine cette politique d’une seule Chine, même si on reste dans une sorte d’ambiguïté stratégique. Xi Jinping considère que sa mission historique est de réunifier la Chine. Cela ne veut pas dire que Pékin va passer à l’acte, du moins à court terme. Mais il y a un risque à provoquer les Chinois inutilement et la visite de Nancy Pelosi était totalement contre-productive à cet égard. Elle a surtout permis aux Chinois de faire, sans qu’ils soient trop critiqués, un exercice – en grandeur réelle – de blocus ou d’invasion de Taïwan. C’était une erreur majeure, et à force de dire « on va vous soutenir, on va vous aider, on va vous armer », on risque effectivement de provoquer une prophétie autoréalisatrice. Il faut donc faire très attention ; la position qui est la nôtre, et celle de beaucoup de pays, est le respect du statu quo, c’est-à-dire pas d’intervention militaire à Taïwan et pas de déclaration d’indépendance, et la liberté de navigation dans le détroit parce que le commerce y est important. C’est une question sensible mais personne ne sait ce que feraient les Etats-Unis. Entreraient-ils en guerre contre la Chine qui est puissante, dont le budget de l’armée croît chaque année, notamment ses moyens maritimes dont elle ne disposait pas du tout il y a dix ans ? Et c’est une puissance nucléaire. Si nous n’avons pas « touché » à la Russie, c’est parce que c’est une puissance nucléaire. L’intérêt de tout le monde est donc de maintenir le statu quo.
Risques : Les risques changent, créent de l’incertitude. Cela demande, comme vous l’avez dit, un changement de méthode de compréhension. Comment peut-on s’adapter à ce nouvel univers de risques, pour les maîtriser bien sûr, et vivre avec, y compris dans le domaine de la défense, mais aussi d’un point de vue économique ?
Sylvie Bermann : En premier lieu il faut faire un diagnostic du monde qui ne soit pas fondé sur des passions, sur l’émotion : voir le monde tel qu’il est et non pas tel que nous souhaiterions qu’il soit. Il faut faire le constat de la place réelle des pays occidentaux, analyser également la relation entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Nous avons commencé, un petit peu avant mais aussi à la faveur de cette guerre, à ériger l’Union européenne en véritable acteur stratégique et puissance d’équilibre, qui ne soit pas à équidistance entre la Chine et les Etats-Unis mais qui ne soit pas nécessairement alignée sur les Etats-Unis, d’autant plus que les Etats-Unis ont changé aussi. Le comportement de Donald Trump, notamment avec l’assaut du Capitole, a beaucoup affaibli l’image des Etats-Unis dans le monde, mais cela n’a pas affaibli leur volonté de continuer à diriger le monde et de considérer que les Européens sont là uniquement pour les soutenir. Donc cela sera difficile pour l’Europe surtout si revient quelqu’un comme Trump, lui ou un autre. Je pense que ce qu’il y a de plus dangereux, ce sont les « pays faillis » (failed states). C’est vrai aujourd’hui, grâce aux Américains du fait de la guerre en Irak d’un certain nombre de pays du Proche-Orient. Si la démocratie américaine est dysfonctionnelle comme elle l’a été, il y a aussi un risque que les Etats-Unis aient la tentation, somme toute hégémoniste, de décider de sanctions extraterritoriales qui viseraient les entreprises européennes engagées en Chine comme c’est déjà le cas pour la Russie. Il me semble, enfin, que les Européens devraient s’intéresser davantage au « Sud global » car les puissances de demain qui vont remplacer les sept premières puissances économiques d’aujourd’hui (G7), ce seront la Chine bien sûr, l’Inde, l’Indonésie, et les pays asiatiques. Ce ne seront plus l’Italie, le Canada, etc. Nous devons vraiment prendre conscience de cela pour agir.
Risques : N’avez-vous pas le sentiment que l’erreur première est d’avoir eu une vision naïve de la mondialisation en transférant toute notre industrie en Chine et en pensant qu’elle mettrait cent ans avant de maîtriser les activités à haute valeur ajoutée que nous avions conservées ? Cela a créé un problème de maîtrise et de leadership économique.
Sylvie Bermann : Est-ce la mondialisation qui est en cause ou plutôt la manière dont on l’a menée ? Nous avons cru que nous garderions notre avance technologique mais les Chinois sont intelligents et ils nous ont rattrapés, voire dépassés, comme sur la 5G et Huawei. Ils ont quand même sorti 800 millions de gens de la pauvreté ; on ne peut pas non plus considérer que la mondialisation, ce n’est pas bien, mais effectivement nous sommes devenus trop dépendants, ne diversifiant pas suffisamment nos sources d’approvisionnement, comme on le voit aujourd’hui avec le gaz russe. Il est important de changer d’approche sur ces sujets.
Risques : La diversification des risques est une base de l’assurance.
Sylvie Bermann : Absolument. Cela dit, l’intervention russe n’était pas fatale non plus. Je crois que c’est lié à la pandémie de Covid-19 ; Vladimir Poutine s’est complètement enfermé dans ses obsessions, il ne parlait plus à personne, il n’agissait plus sur la scène mondiale, donc il a pensé que cela pouvait être un pari qui avait un sens. L’erreur fondamentale des Allemands, c’est leur renonciation au nucléaire. Notre dépendance au gaz est de 17 %, quand la leur est de plus de 40 %. Il y a d’autres exemples : les terres rares. Pourquoi ce sont les Chinois qui produisent toutes les terres rares ? Parce que nous ne voulions pas de pollution chez nous. Nous avons commis des erreurs parce que nous n’avons pas anticipé l’évolution du monde, nous avons fait des projections linéaires sur la base du monde que nous connaissions. Mais il était, il est vrai, difficile d’anticiper l’évolution de la Chine.
Risques : 800 millions de Chinois feront partie des classes moyennes à la fin de la décennie. Dans quel monde souhaitent-ils vivre ?
Sylvie Bermann : Ils souhaitent davantage de liberté, d’information. Mais tous les pays souhaitent-ils une démocratie à l’occidentale ? L’argument, aussi bien de Xi Jinping que de Poutine, aujourd’hui, c’est de dire que la démocratie débouche sur le chaos. Le Brexit, les gilets jaunes, l’assaut du Capitole… tout cela est exploité dans ces pays. Certains disent : « vous nous avez fait rêver à l’époque de l’Union soviétique, mais vous ne nous faites plus rêver. » Et ça c’était avant la guerre en Ukraine. Ce que disait Churchill est évident pour nous : « la démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres », mais ce n’est pas évident pour les Chinois ou pour les Russes, ni pour les Africains, qui aujourd’hui reprennent facilement les désinformations russes ou chinoises. Nous nous sommes trompés dans notre perception de la mondialisation, mais si la mondialisation ralentit, nous risquons d’aller vers des systèmes fermés sur eux-mêmes, plus autarciques, ce qui serait plus dangereux. La Chine, par exemple, a décidé de mettre en place la « double circulation » : la croissance, qui avant était tirée essentiellement par les exportations et les investissements, devrait être davantage tirée par la consommation intérieure. Si effectivement il y a un enrichissement plus important des classes moyennes chinoises, ce sera un monde en soi. Et l’arrêt des flux serait dangereux, beaucoup plus que la mondialisation. Nous avons souffert de la mondialisation sur le plan économique, mais nous aurions pu la gérer différemment. C’est la pandémie de Covid-19 qui l’a révélé, quand nous nous sommes aperçus que nous n’avions pas les médicaments, les masques, qu’une production pouvait être gelée dans un pays et empêcher les importations. Aujourd’hui nous voulons éliminer la dépendance au gaz russe. Que fait-on ? On va voir l’Arabie saoudite, l’Algérie, les Etats-Unis avec leur gaz de schiste ?
Risques : Peut-on imaginer qu’il y ait in fine une négociation avec la Russie ?
Sylvie Bermann : Pour qu’il y ait une négociation il faut que sur le terrain il y ait un relatif équilibre, c’est-à-dire que Poutine ait le sentiment de pouvoir afficher une victoire ; parce que c’est important vis-à-vis de sa population. Quant aux Ukrainiens, depuis qu’ils reçoivent des armes occidentales, ils sont dans une logique, non seulement de défense, mais de contre-offensive et de reprise complète du territoire. C’est probablement illusoire mais les nationalistes ukrainiens ne veulent absolument pas céder. Parmi les ultranationalistes beaucoup étaient contre les accords de Minsk. Bref, il faut que les deux puissent afficher une sortie par le haut et nous n’en sommes pas là.
Risques : L’une des conséquences de cette crise est d’avoir fait « avancer » la construction européenne. Quelle est votre analyse ?
Sylvie Bermann : La première conséquence est le réarmement de l’Allemagne qui a décidé d’investir 100 milliards d’euros dans le secteur de la défense. Cela suppose tout un changement psychologique. Il y a également le Danemark qui intègre la défense européenne. La défense européenne, qui n’intéressait pas beaucoup à un moment, est davantage une préoccupation aujourd’hui puisque 2,5 milliards d’euros ont été débloqués en contrepartie des armes fournies à l’Ukraine. C’est très important. J’ai connu une Europe qui avait du mal à se concevoir comme un acteur, y compris et peut-être surtout dans le domaine militaire. Les choses ont beaucoup progressé à la faveur de cette crise ; les pays, y compris l’Allemagne, qui rejetaient notre concept de souveraineté européenne ou d’autonomie stratégique européenne, y viennent. Cela dit, cela n’est pas totalement gagné, d’abord parce que les Etats-Unis, y compris dans le cadre de l’Otan, ont repris la main, et nous avons besoin des moyens américains, mais il ne faut pas que cela dissuade de construire cette Europe autonome, parce qu’il se peut qu’un jour il y ait d’autres conflits, d’autres risques, qui ne concernent pas du tout les Etats-Unis.
Risques : Nous avons parlé surtout défense. Quels autres pans de la politique européenne se modifient sous nos yeux ?
Sylvie Bermann : Défense, énergie, santé. Cela a été un bond considérable en raison de la Covid-19. L’Europe est devenue, comme le dit toujours la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, la pharmacie du monde. On nous a critiqués pour avoir été lents, puisque nous avons souhaité la solidarité, mais c’était la bonne approche, et nous l’avons fait très vite. Il y a donc une capacité de réaction européenne très forte. Les choses ont bougé, vont continuer à bouger, mais encore une fois ce qui n’est pas facile, c’est le rapport aux Etats-Unis, ce sont aussi les pays d’Europe de l’Est. Là, nous nous sommes retrouvés sur la même ligne mais il y a quand même des divergences quant à la relation future avec la Russie. Certains imaginent de l’isoler complètement ce qui serait une erreur.
Risques : Et la position française ?
Sylvie Bermann : Le président Macron a eu raison d’essayer d’empêcher la guerre en proposant de remettre en selle les accords de Minsk. Mais c’était trop tard, Poutine avait pris sa décision. Il a raison de continuer à parler quand c’est utile ; il l’a dit à la conférence des ambassadeurs. Il est absurde de dire qu’il ne faut pas parler à la Russie parce que, encore une fois, la Russie ne va pas disparaître et Poutine non plus. Il peut théoriquement rester au pouvoir jusqu’en 2036.
Risques : Cette guerre ne doit pas nous faire oublier nos engagements en matière de climat. Ces deux enjeux sont-ils conciliables ?
Sylvie Bermann : Le climat était notre priorité avant la guerre. La guerre nous a obligés à une petite pause dans la gestion des questions climatiques. Tout d’abord parce que nous allons importer du gaz de schiste et que les Allemands sont en train d’utiliser plus de charbon… Cela dit, cela reste une priorité essentielle, et nous devons en discuter et coopérer avec tout le monde. Même si nos relations sont froides avec la Chine, il faut que les Etats-Unis et la Chine coopèrent sur les émissions de gaz à effet de serre. La Russie, c’est différent ; elle commence à s’intéresser à l’environnement à cause de la fonte du permafrost dans la zone Arctique. C’est très important pour eux aussi, alors qu’avant ils étaient climatosceptiques. Cette année la Sibérie n’a pas connu de feux mais l’année dernière il y a eu des incendies terribles. Il y a à nouveau des canicules, en Californie, en France. C’est effectivement une priorité, mais cela ne peut se faire qu’avec une coopération mondiale, sans exclusive, sans considérer qu’il y a des « bons » et des « méchants », et qu’on ne travaille qu’avec les « bons ».
Risques : La cybersécurité est un enjeu majeur de cette guerre. Pour les assureurs, si les attaques sont dues aux Etats, c’est un acte de guerre et ce n’est pas couvert par l’assurance. Mais il y a beaucoup de délinquance, et là les assureurs peuvent intervenir. Comment l’Europe peut-elle se protéger ?
Sylvie Bermann : Il faut déjà qu’en Europe nous nous dotions d’un certain nombre d’outils, ce que nous avons fait en France. Les Russes étaient considérés comme les meilleurs mais leurs cyberattaques contre l’Ukraine ont été beaucoup moins importantes qu’on aurait pu l’imaginer. Ce qui est inquiétant pour l’avenir ce sont les « sociétés » de sécurité privée, qui sont souvent sans foi ni loi. Elles réussissent très bien en Afrique ; ce sont elles qui nous ont chassés du Mali. Elles sont également intervenues en République centrafricaine contre les intérêts français. Pour le moment elles sont dispersées en Ukraine ; il y en a eu en Syrie, en Libye, mais cela peut devenir de plus en plus important.
Risques : Mikhaïl Gorbatchev vient de décéder. Comment expliquez-vous qu’il ait été oublié alors qu’il a joué un rôle majeur ? Comment peut-on imaginer, nous qui avons connu l’Union Soviétique, que sa disparition n’ait pas de conséquences ?
Sylvie Bermann : Gorbatchev était détesté dans son pays, même à l’époque. Il est vu comme l’homme qui a détruit l’Union soviétique. En temps normal, les chefs d’Etat se seraient rendus à Moscou pour les obsèques. En raison de la guerre ils ne le peuvent pas. Je suis allée en Ukraine lorsque j’étais en poste en Union soviétique dans les années 1980. Les Ukrainiens étaient très fiers d’être le berceau de la Russie. Il y a eu ensuite des mouvements indépendantistes, et à partir du moment où un pays est indépendant, il défend son indépendance, c’est logique. Dans son livre La fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch interviewe d’anciens citoyens de l’URSS qui lui disent avec nostalgie : « On était un grand pays ». Et c’est difficile, pour ceux de cette génération, d’admettre la fin de l’Union soviétique. Pour autant l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ont été reconnues par l’ONU et par l’ensemble de la communauté, y compris la Russie. Elles doivent être respectées.