Innovation dans l’assurance : on connaît déjà plus ou moins la liste des mots-clés d’« algorithme » à « vieillissement » qui constituent autant de contraintes et de solutions. Reste à les ordonner pour qu’ils prennent tout leur sens, et c’est précisément l’objet de ce dossier, que Jean-Laurent Granier ouvre en nous donnant à voir le panorama « à 360 degrés ». C’est l’occasion de repérer trois modalités de l’innovation différentes de la tripartition habituelle des manuels (qui reconnaissent des innovations de produit, de procédé et d’organisation) puisqu’il est question ici des réponses aux « défis techniques » posés par l’environnement (climat, finance, pandémie, dépendance, cyber) ; de la mise en œuvre des technologies numériques dans des services supplémentaires rendus à des clients toujours plus exigeants ; enfin d’une disposition à utiliser des capacités d’investissement pour accompagner l’éclosion de nouvelles pousses au sein de l’écosystème assurtech/fintech. Pour Jean-Baptiste Perret Torres, cette triade répond à une apparence d’immutabilité du secteur qui se décline également en trois caractéristiques : vieillissement des systèmes d’information, pérennité des acteurs, rôle de l’assureur comme vecteur de stabilité des activités socio-économiques. Mais si l’innovation n’apparaît pas radicale, elle n’en est pas moins continue, et transforme les acteurs que les assurtechs viennent renforcer, l’expérience client à travers la numérisation, la distribution avec un développement des plateformes, les produits et jusqu’à l’organisation des entreprises existantes…
Nos contributeurs nous proposent de mettre la focale sur les innovations techniques, mais aussi sur le renouvellement des modèles économiques et de l’offre de service. Côté technologie, Jeremy Jawish nous montre comment l’intelligence artificielle permet de raffermir le contact avec le client : en le dirigeant mieux parce qu’on l’écoute pour anticiper ses attentes, y compris et surtout quand il a du mal à les formuler, mais aussi en libérant les gestionnaires des tâches répétitives ou stressantes. Les assureurs craignent, en recourant à des solutions logicielles « à la demande » (software-as-a-service ou SaaS), de perdre le contrôle de leur savoir-faire et leur identité, quitte à se retrouver indiscernables de leurs concurrents… mais précisément, l’intelligence artificielle permet de réaliser une prestation de service « sur-mesure ». Et Anne-Laure Klein de montrer en outre comment une intelligence artificielle permet de tarifer cette prestation. Le potentiel est largement inexploité à ce jour alors que des gains de vitesse et de performance mesurables et mesurés précisément sont possibles lorsque trois facteurs sont réunis : la capacité à exploiter les données, l’utilisation de solutions hébergées dans le nuage, et l’utilisation d’algorithmes alimentés par l’intelligence artificielle transparente. Si elle peut être portée par la technologie, l’innovation ne se limite pas à l’apparition de mots nouveaux qui piqueraient de ce fait la curiosité.
A ceux qui pourraient croire que l’innovation doit être spectaculaire, Jean Boucher rappelle justement que l’innovation de produit consiste d’abord à construire un modèle économique. L’assurance des loyers impayés constitue par exemple un produit identifié, mais cantonné en apparence à une niche… d’où on peut le faire sortir si on diagnostique les raisons de cet état de fait. Et si on convainc le client en bouleversant le processus de souscription, si on réfléchit à une intégration intelligente de la technologie pour apporter des services, si on garde la main sur les activités critiques plutôt que d’externaliser systématiquement, si on investit dans la tarification, on évitera de perdre les clients qu’on a su convaincre, et on peut espérer réaliser le potentiel du produit. Thomas Guyot et François-Régis Bernicot font preuve d’un investissement pas moins passionné dans la refondation de la stratégie environnementale, sociétale et de gouvernance (ESG) de Suravenir. S’ils décrivent précisément la construction des indicateurs, c’est pour s’assurer un temps d’avance sur les évolutions réglementaires, mais aussi sur les risques émergents : leur critère d’« Ebitda à risque » en mesure les effets sur le portefeuille d’actifs de Suravenir à l’horizon 2030 et à l’horizon 2050. Ces calculs sont fondés sur le scénario le plus contraignant parmi trois scénarios proposés par le fournisseur de données S&P Trucost. Cet article est donc l’occasion de faire le point non seulement sur un produit innovant, mais aussi sur l’état de l’art en matière de modélisation du risque financier associé à la transition climatique.
Faire l’état de l’art, c’est encore ce à quoi nous invitent les auteurs de ce dossier à l’occasion d’un renouvellement sémantique qui est aussi un renouvellement analytique, avec notamment le développement de la notion d’écosystème. Florian Giraud montre ainsi que l’assureur n’est plus seulement un producteur de services directs, il organise un écosystème autour du client. Au cœur de l’écosystème et de la relation client, et en tant que partenaire de confiance, l’assureur agit déjà comme un lien entre différentes parties prenantes (réparateurs, experts d’assurance, etc.), et il est souvent le candidat naturel pour en être la porte d’entrée. Symétriquement, on constate que la concurrence ne viendra pas seulement d’une nouvelle génération d’assureurs, mais de toute entreprise qui suscite la confiance de ses clients, notamment pour la gestion de ses finances, de sa santé ou de son logement. Au fond, les vainqueurs de cette écosystémisation seront les entreprises qui connaissent le mieux leurs clients et ont la capacité de leur offrir les meilleurs services. David Giblas et Julie Sahakian constatent la pertinence de cette analyse en termes d’écosystèmes, alors que la période récente a ouvert la voie à de nouveaux usages, de nouvelles pratiques et surtout de nouvelles mises en relation d’acteurs qui ont démontré leur intérêt et leur efficacité. Ces auteurs mentionnent notamment l’offre de facilités de paiement et un soutien aux entreprises mises en difficulté par la pandémie, ou une offre de services spécifiques pendant les confinements. Il s’agit désormais de pérenniser les conditions qui ont permis leur émergence pour accompagner un changement de paradigme en cours : la disparition progressive de silos concurrentiels au profit d’une logique écosystémique.
L’innovation dans l’assurance renouvelle le regard sur le secteur et ses activités. Elle bénéficie aussi des avancées scientifiques les plus récentes. Ainsi, Léo Mallat et Maël Lebreton rappellent les progrès des sciences comportementales et situent leur impact dans trois domaines : l’expérience client, la tarification, la « création de valeur sociale ». Si ces contributions sont tout aussi importantes du point de vue de l’activité assurantielle, le dernier point est le plus original au point de vue de la connaissance pure, parce qu’il dépasse la dimension microéconomique de la psychologie individuelle où on attendait les sciences cognitives. Celles-ci nous aident désormais à élaborer les représentations partagées par la clientèle qu’on cible. Voilà une lecture très stimulante, qui invite les assureurs à renforcer la compréhension du rôle sociétal de l’assurance, et leur en donne les moyens. Au point qu’ils pourraient penser, sans craindre de paraphraser Saint-Just, que si elle est déjà établie comme pratique, l’assurance est encore une idée neuve en Europe.