Denis Kessler a popularisé l’idée que l’univers du risque s’étend et se complexifie. Au départ, personne n’a vraiment prêté attention à la nouveauté du propos et à sa profondeur. Les uns pensaient que c’était un propos d’assureur cherchant à justifier de nouvelles hausses tarifaires ou d’un intellectuel en mal de diffuser les idées nouvelles du philosophe allemand Ulrich Beck tandis que d’autres n’arrivaient pas à comprendre le paradoxe d’un monde tout à la fois plus développé et plus risqué. Mais, avec l’émergence et la multiplication des nouveaux risques, il est apparu de plus en plus clair que le monde devenait effectivement plus risqué en même temps que le risque se transformait tout en se subtilisant. Le risque est finalement tout autant le produit de la nature que la conséquence de nos comportements, il se développe et mute avec la multiplication des interactions entre les hommes.
L’interview du directeur de la rédaction de Risques, Jean-Hervé Lorenzi, qui préside depuis vingt-cinq ans aux destinées de la revue, illustre ce développement et cette mutation de l’univers des risques, qui fait que le risque se retrouve aujourd’hui au cœur du fonctionnement de nos sociétés, où il a remplacé les enjeux tant de la lutte des classes que du salut de notre âme. Le risque est devenu structurant. Cela veut-il dire que l’heure de l’assurance a sonné ? On a pu le croire mais il est apparu que cette assomption du risque, loin de pousser en avant l’assurance, a incité les Etats démocratiques à entrer en concurrence avec l’assurance pour protéger les citoyens. Ceci conduit Jean-Hervé Lorenzi à prévoir un rôle plus important pour la mutualisation collective prise en charge par la société, liée à la montée des quatre grands risques que sont le risque de conflit intergénérationnel, le risque entrepreneurial, le risque technologique et le risque d’exclusion sociale. Pour autant, l’assurance a aussi un rôle à jouer par rapport à ces risques. De ce point de vue, la concurrence entre l’assurance et l’Etat ne peut que contribuer au meilleur équilibre entre plus de prise de risque et plus de protection.
La prévention illustre parfaitement cela sur le plan microéconomique. La puissance publique est en effet soucieuse de développer la prévention dans le cadre de sa politique de santé. Mais elle laisse planer un aléa moral structurel sur l’efficacité de sa démarche dans la mesure où, au nom de la redistribution, elle cherche systématiquement à déconnecter la protection de la prévention, désamorçant ainsi l’une des plus fortes incitations à la prévention. En outre, comme le souligne Gilles Bénéplanc en introduction au dossier, le système français à deux étages qui fait intervenir les assureurs en complément de la Sécurité sociale complexifie à la fois leur rôle dans la couverture des dépenses et leur capacité à mettre en place des mesures de prévention, qui appartiennent cependant à leur savoir-faire traditionnel. Cette interaction délicate entre Etat et assurance explique assez largement les difficultés auxquelles se heurtent les stratégies de prévention en France.
Sur un plan plus macroéconomique, les difficultés à trouver un équilibre épargne-investissement favorable à l’innovation et à la croissance témoignent aussi des interactions délicates entre l’Etat et l’assurance, notamment l’assurance vie, dans un monde où l’univers des risques a muté. La hausse durable du taux d’épargne financière, la mobilisation de l’épargne liquide accumulée durant la crise de la Covid et l’orientation de l’épargne vers les placements productifs ou risqués constituent des défis importants pour l’économie française. Mais ces défis sont d’autant plus difficiles qu’ils doivent être relevés aujourd’hui, dans un contexte de hausse du prix du carbone et de transition écologique, d’incertitudes sur l’inflation, la politique budgétaire, la fiscalité, la politique monétaire et les taux d’intérêt. L’assurance vie contribue certes à la meilleure maîtrise de cet univers des risques mais il est probable qu’elle pourrait faire mieux encore dans un cadre institutionnel stabilisé et incitatif à la prise de risque.
Ce numéro de Risques évoque tous ces sujets, avec l’espoir que les analyses qui y sont présentées permettront de trouver les moyens ou les voies d’inciter à la prise de risque raisonnée, de mieux maîtriser les risques auxquels nous sommes confrontés, de mieux protéger ceux qui y sont exposés et, plus fondamentalement, de nous adapter aux mutations de plus en plus rapides et de plus en plus dangereuses de l’univers des risques. Les contributions rassemblées dans ce numéro montrent à tout le moins que l’assurance, notamment l’assurance vie, a un rôle important à jouer pour autant qu’on ait le courage de clarifier les rôles et de s’y tenir.