Entretien réalisé par François-Xavier Albouy, Sandrine Lemery et Mathilde Viennot.
Risques : L’incertitude et la perception des risques semblent croissantes, quel en est l’impact sur les Français ?
Claudia Senick : Mon réflexe d’économiste est de dire que la plupart des gens ont une aversion au risque, ce qui veut dire que ce dernier réduit leur satisfaction. La crise de la Covid, bien qu’il s’agisse d’une crise sanitaire, a fortement accentué la prise de conscience des risques écologiques, et des risques liés à la mondialisation en général, en mettant en lumière l’interdépendance entre les pays. Cette crise est vécue comme un emblème des dangers de la mondialisation.
J’ai eu l’occasion de commenter une enquête de la Fondation Jean-Jaurès sur la perception des menaces actuelles2. La réponse est toujours que la première menace est écologique, la deuxième est sanitaire. Ce sentiment d’être dans une société en danger est devenu très aigu. La Fondation pour les sciences sociales va publier un ouvrage collectif en novembre prochain sur le thème des « sociétés en danger », qui montre les réactions diverses que peuvent avoir les gens – collapsologie, catastrophisme, prophétisme, survivalisme… –, réactions qui mettent la notion de danger au cœur de la vie mais qui sont aussi une manière de vivre au présent, c’est-à-dire de changer la manière dont on vit, de se mobiliser. Actuellement, ce sentiment de danger ou de risque accru déclenche une vague un peu utopiste de tentative de repenser la mondialisation, de relocaliser, décarboner, de renoncer à voyager… Cette crise sanitaire nous a fait prendre conscience des effets cumulatifs des crises entre elles et au cours du temps, à l’échelle mondiale et non plus seulement à l’échelle des Etats. Cela crée un sentiment de perte de contrôle. Et, à l’évidence, du point de vue du bien-être, le sentiment de perte de contrôle, de danger, n’est pas une bonne chose.
Risques : Ce sentiment est-il partagé par l’ensemble des Français ? ou existe-t-il des différences selon les classes sociales, selon le territoire ou selon l’âge ?
Claudia Senick : Les préoccupations sont différentes selon les générations. Par exemple, dans cette enquête de la Fondation Jean-Jaurès, le risque sanitaire était davantage perçu par les personnes plus âgées, et le risque écologique davantage par les jeunes.
Les effets sur le moral des Français sont différents. La meilleure source de données est l’enquête CoviPrev de Santé publique France – menée tous les mois, parfois plusieurs fois par mois. On y voit que le score de dépression et le score d’anxiété ont énormément augmenté depuis l’automne, depuis le deuxième confinement, et surtout chez les jeunes. L’enquête de l’Observatoire du bien-être du Cepremap [Perona et Senik, 2021] fait le même constat. Cela se manifeste par des troubles du sommeil, de l’anxiété, de la tristesse, des pensées suicidaires, de la consommation d’alcool et d’anxiolytiques, etc. Cependant, ces symptômes ne sont pas uniquement dus au risque mais à la dissipation du lien social, à l’isolement, surtout pour les jeunes puisque c’est le moment pour eux de se construire par des expériences d’interactions avec autrui. En être privés à ce moment de leur vie est frustrant, voire handicapant. On peut donc distinguer deux aspects : un sentiment de menace et d’anxiété face à la maladie, bien sûr, mais aussi les conséquences de la distanciation sociale qui a son importance propre.
Risques : Les enquêtes réalisées ne montrent-elles aucun aspect positif lié à cette crise ? Il y a évidemment beaucoup d’anxiété, mais il y a aussi de la solidarité spontanée qui permet d’avoir un peu d’espoir.
Claudia Senick : Pour redonner un peu d’espoir et d’optimisme à la société française, comme à n’importe quel groupe, il faut compter sur le sentiment de faire groupe, d’aller vers un objectif commun et de partager un fonds commun. Ce qui aide également est d’avoir un ennemi commun, telle la Covid. Se mobiliser ensemble pour prévenir l’épidémie, la guérir, crée ce sentiment d’unité et de fonds commun. C’est certainement pour cela que l’on observe une plus forte demande d’Etat, de protection sociale : consolider l’Etat providence, c’est-à-dire les assurances sociales (santé, famille, retraite), parce que c’est le filet de sécurité commun à tous.
Risques : On entend régulièrement que le bien-être devrait être une boussole des politiques publiques, tant de leur élaboration que de leur évaluation. Pourquoi sont-ce encore essentiellement le PIB et la croissance qui guident l’ensemble de nos politiques ?
Claudia Senick : La France était à l’avant-garde de cette idée de mesurer, bien sûr le PIB, mais aussi d’autres éléments – les ressources épuisables, l’environnement et le bien-être. C’est ce que préconisait le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009. Mais, en France, excepté l’enquête SRCV3 de l’Insee, nous n’avons pas de grande enquête nationale de panel qui permette de relever des mesures précises. En Grande-Bretagne, une telle enquête est menée depuis les années 1990 et a été élargie depuis 2010. Sont interrogées les mêmes personnes au moins une fois par an, parfois deux fois, et pendant la période de la Covid, tous les deux mois. Des centaines de milliers de personnes sont interrogées, avec une batterie de questions, et notamment les quatre dimensions importantes, les big four. Satisfaction dans la vie : êtes-vous satisfait de votre vie ? C’est une échelle qui va de 0 à 10 ou de 1 à 7. Certaines questions portent sur des émotions à plus court terme : au cours de la journée d’hier, vous êtes-vous senti souvent heureux, triste, anxieux, détendu ? Il y a des émotions positives et des émotions négatives. Et puis le sentiment que ce que l’on fait dans la vie a un sens. Il y a donc les quatre dimensions : satisfaction dans la vie, sentiment de bonheur, sentiment d’anxiété, et puis la question du sens. La satisfaction dans la vie, c’est l’aspect cognitif : je juge ma vie, correspond-elle à ce que j’en attendais ? Emotion et bonheur, c’est plus hédonique, plus émotionnel. Le sens de la vie comporte aussi une part de projection et aussi la fierté de ce que l’on fait – on appelle parfois cette notion eudaimonic (épanouissement humain). Ces mesures sont également relevées en Allemagne, en Australie, au Canada. L’OCDE a construit son indice. La France est peut-être réticente à les suivre parce que nous avons tendance à considérer que le subjectif n’est pas un fait, alors que les états psychiques sont des faits. En France on a une approche très analytique, on veut immédiatement réduire les phénomènes à leurs causes : les gens sont malheureux, d’accord mais pourquoi ? S’il est important de connaître les causes, pour leur apporter un remède, il est néanmoins nécessaire de passer par une phase de diagnostic. Prendre la mesure des états psychiques peut sembler superficiel, mais cela ne l’est pas.
A l’Observatoire du bien-être nous avons mis en place un tableau de bord sur lequel on voit les différentes dimensions du bien-être des Français qui fluctuent en fonction des épisodes de la vie du pays : manifestations de gilets jaunes, pandémie de Covid… Et l’on sait que le bien-être a un impact fort sur les comportements politiques et sur les comportements économiques ; le pessimisme, par exemple, est moins favorable à l’entreprise de projets nouveaux et risqués, donc à l’innovation et à l’adaptation. La satisfaction et l’optimisme ont des effets comportementaux.
Risques : Pourquoi les indicateurs de mesure du bien-être sont-ils moins reconnus ? Sont-ils moins « rationnels » que ceux que l’on a l’habitude d’utiliser en France ?
Claudia Senick : C’est une mesure subtile. En économie, on a l’habitude de mesurer l’emploi, l’éducation, le revenu et éventuellement l’éducation et l’espérance de vie (les trois derniers sont les composantes de l’indice de développement humain du Pnud4). Lorsqu’on veut évaluer l’efficacité des politiques publiques, on mesure leur impact sur le même type de grandeurs objectives. Mais on peut décider d’inclure des métriques de bien-être subjectif comme mesure d’impact, ces big four par exemple, et organiser les expériences de manière à pouvoir évaluer cela. La Grande-Bretagne prévoit à l’avance les batteries d’indicateurs à moyen terme, à long terme, les groupes qui vont être touchés, etc. Rien n’empêche, a priori, que ces pratiques entrent un peu dans les mœurs en France. Certes, le fait de quantifier le bien-être ou la satisfaction n’est pas évident. Quand on dit que le fait de renforcer le lien social dans une commune fait augmenter le bonheur des habitants d’un point sur une échelle de 1 à 10, personne ne sait ce qu’est un point sur une échelle de 1 à 10. Ce ne sont pas des euros, ni des kilogrammes, ni des kilowattheures. Mais on peut calculer des équivalents. Par exemple, dans une note du Conseil d’analyse économique [Algan et al., 2020], nous avons montré que sur une période de dix ans, quand la dernière supérette fermait dans une commune cela augmentait significativement le mal-être des gens, la probabilité d’avoir connu un événement gilets jaunes (au début du mouvement) et l’abstention aux élections. Cela avait le même impact que si le revenu annuel moyen de la commune avait baissé de 2 000 €. On peut donc trouver un équivalent monétaire ou ramener les variations de bien-être à des indicateurs quantitatifs compréhensibles, plus objectifs et plus habituels, pour donner une idée de leur ordre de grandeur. L’intérêt est de montrer qu’il y a un impact, positif ou négatif, important ou anecdotique. L’Etat doit mettre ses ressources dans une mesure de politique publique ou une autre, et si on ne mesure pas le bien-être, cela veut dire que ce ne sera jamais un critère.
Risques : Pourquoi le bien-être devrait-il être un critère ?
Claudia Senick : Tout d’abord, y a-t-il autre chose que le bien-être, que le bonheur, dans les objectifs des individus ? Certes, on agit en vue de la liberté, de la dignité ou de la paix, mais même cela, n’est-ce pas toujours in fine en vue du bonheur, soit de sa génération, soit des suivantes ? Ensuite, dans les pays démocratiques, les gouvernements sont au service des citoyens. Et si les citoyens ont pour objectif leur bonheur, les gouvernements doivent avoir le même objectif. En revanche, le gouvernement ne doit pas rendre les gens heureux mais il doit leur donner les moyens de poursuivre leur propre idée du bonheur, laquelle n’est pas la même pour tout le monde. On voit justement que certaines institutions sont plus ou moins favorables au bonheur des citoyens. Le World Happiness Report, le rapport sur le bonheur dans le monde [ONU, 2021] paru il y a deux semaines, mesure l’impact de la gouvernance, du degré de corruption, du degré de démocratie, du sentiment que les gens ont de pouvoir conduire leur vie comme ils le veulent, éléments qui sont de l’ordre du contexte institutionnel et qui sont plus ou moins propices au sentiment de bonheur.
Risques : Dans le rapport du Cepremap « Le bien-être en France » [2021], vous montrez que les Français se sentent moins heureux que les circonstances ne le permettraient. Est-ce donc à cause de leurs institutions ?
Claudia Senick : Il est difficile d’en connaître les raisons. Les Français sont habitués à l’Etat providence, à la manière des années 1960-1970. Une période où il y a eu une progression du statut de chacun au cours de sa vie, et de génération en génération. Peut-être les changements de modèles de société, qui se sont accélérés depuis les années 1990 – mondialisation, changements techniques, importance accrue des marchés et de la concurrence – sont-ils en contradiction avec la vision de la société que les Français attendent. Il y a aussi une crainte du déclassement. Et puis peut-être aussi un esprit français : un niveau d’exigence plus élevé. Et comme la satisfaction découle du rapport entre ce que l’on a et ce à quoi l’on aspire, plus notre niveau d’exigence est élevé, plus on est difficilement satisfaits.
Le dernier ouvrage que nous avons édité avec Daniel Cohen, Les Français et l’argent [2021], reprend notamment un opuscule que j’ai publié avec Yann Algan et Elizabeth Beasley, Les Français, le bonheur et l’argent [2018]. Dans ce travail, on remarquait que quand on estime statistiquement les différentes composantes de ce qui fait le bonheur des habitants d’un même pays, le revenu pèse plus lourd dans le bonheur des Français que dans celui d’autres Européens. C’est assez étonnant. Peut-être que dans un pays où on attend beaucoup de l’Etat et de la protection sociale, si on a le sentiment que cette sécurité ou cette protection vient à être défaillante, chacun se replie sur son propre matelas de sécurité, son revenu.
Risques : Les Français ont peu envie de vivre dans le futur et bien davantage dans le passé, sont pessimistes et défiants… Tout ceci n’augure rien de bon pour la croissance économique à venir. Que faire pour que le pays renoue avec le dynamisme et la confiance en l’avenir ?
Claudia Senick : J’ai évoqué les projets communs. Avec la crise de la Covid, nous avons plein de nouveaux projets. Premier projet : revaloriser la protection sociale, c’est-à-dire tout ce que les gens consomment ou vivent de la même manière, puisque le lien social, le sentiment de faire société les rend plus heureux. Deuxième projet commun : ce grand plan de relance vert, européen, qui vise à la fois à décarboner l’économie, à changer le rapport à l’environnement mais aussi à stimuler la recherche. C’est une projection vers le futur. Et puis, troisième projet commun : l’Europe elle-même ; elle n’a pas été très performante sur la gestion de la vaccination, mais la Banque centrale européenne n’a pas failli depuis le début de la crise. C’est grâce à l’ouverture des vannes monétaires que les gouvernements ont pu se financer, maintenir les entreprises en vie et soutenir les revenus des citoyens, indépendamment de l’arrêt de l’activité. L’Europe commence à faire des choses, du point de vue de l’environnement, de l’investissement public, de la recherche : la taxation des profits des Gafa, la relocalisation de certaines activités pharmaceutiques, la taxe à la pollution aux frontières, par exemple. A l’occasion de cette crise, l’Europe a pris des initiatives qui sont visibles et qui peuvent constituer un projet. Et puis le projet européen d’être une zone de paix, de démocratie et de liberté, c’est enthousiasmant.
Risques : Indépendamment du revenu, ce qui rendrait heureux au travail ce sont l’apprentissage, les relations, le statut, l’appartenance. La manque d’argent diminuerait le bien-être, mais à un certain niveau, en ajouter ne l’augmenterait pas nécessairement. Qu’en pensez-vous ?
Claudia Senick : Quand on part d’un revenu très faible dans la pauvreté, et que l’on commence à gagner plus, le bonheur augmente très vite ; au fur et à mesure que l’on s’enrichit, le bonheur augmente plus lentement. Mais il n’y a pas d’effet de seuil ; il n’est pas vrai qu’au-delà d’un certain niveau, le revenu rend malheureux en tant que tel. Ce qui est vrai c’est que dans les sources de bien-être au travail [Senik, 2020] l’autonomie, les perspectives de progression et les relations sociales sur le lieu de travail comptent énormément. Le fait d’être motivé par son organisation, d’être motivé plus que la moyenne de l’échantillon français, par exemple, a le même effet sur le bien-être au travail qu’un doublement de salaire. Ce n’est pas que l’argent rend malheureux, mais toutes ces autres composantes, non monétaires, impalpables ont aussi leur importance. D’ailleurs le World Happiness Report fait également cette observation à chaque publication, depuis trois ou quatre ans : ce qui est le plus discriminant, ce qui différencie le plus les pays en ce qui concerne le bonheur des individus, c’est le lien social, mesuré par la question : avez-vous quelqu’un sur qui compter en cas de besoin ? Et puis il y a Richard Layard, professeur à la London School of Economics, qui propose de mesurer l’espérance de vie heureuse. Au lieu de calculer juste le niveau de bonheur moyen des habitants une année, grâce au recul historique des enquêtes, on peut mesurer au cours de la vie, par exemple, le bonheur typique des gens entre 25 et 35 ans en Angleterre, puis entre 35 et 45 ans, etc. Au lieu d’avoir l’espérance de vie en bonne santé comme le fait l’Organisation mondiale de la santé, il propose de calculer l’espérance de vie heureuse.
Risques : Si on regarde les indices de bien-être, il y a des corrélations évidentes, qui ne sont pas forcément des causalités, entre le bien-être et, par exemple, le taux de chômage, la richesse…
Claudia Senick : Bien sûr. Quand on estime des équations de bien-être, la variable qui est estimée, c’est la satisfaction dans la vie déclarée par les gens, et les variables explicatives, c’est tout ce que l’on peut mesurer de la vie des gens. Au niveau individuel, le revenu de l’individu ou du ménage compte énormément. Ensuite, le fait de vivre avec quelqu’un, le fait d’avoir un emploi, puis le niveau d’éducation. Mais l’effet du niveau d’éducation passe en partie par le salaire. Le type d’emploi aussi ; les gens ne sont pas tous également satisfaits de leur emploi. Et la santé. Au niveau collectif, le chômage, la conjoncture ; les gens sont plus heureux dans les périodes de croissance. Tout ce qui caractérise la gouvernance : la démocratie, le niveau de corruption, le sentiment de liberté, l’autonomie.
Les perspectives futures jouent énormément. Dans la genèse de la satisfaction, il n’y a pas uniquement ce que l’on vit à un moment donné, il y a tout ce que l’on anticipe pour l’avenir et qui joue un rôle essentiel. C’est pour cela que l’idée de fonds commun et de projet est importante.
Risques : Cela a-t-il un impact sur le vote ?
Claudia Senick : Oui. On voit bien qu’à niveau de revenu égal ou à diplôme égal, le fait d’être plus satisfait de sa vie, ou plus optimiste, est très fortement corrélé avec les intentions de vote et le vote lui-même. Avec des gens pessimistes et insatisfaits aux extrêmes, et inversement.
Risques : Et les âges de la vie, la retraite ?
Claudia Senick : Dans notre rapport 2020, nous avons analysé la satisfaction dans la vie des retraités, comparés aux actifs, et le passage à la retraite, en essayant de faire une comparaison européenne. En général, les retraités sont moins heureux que les actifs. En France, ce n’est pas net, en moyenne. En revanche les seniors, en général, sont moins heureux que les autres, et le passage à la retraite a des effets différents. Quels sont les effets du passage à la retraite ? Premièrement, pour beaucoup de gens, c’est une baisse de revenus. Deuxièmement, c’est un gain de temps. Troisièmement, éventuellement, c’est une désaffiliation, on n’est plus cadré par des temps sociaux, on n’est plus en interaction avec des collègues, on n’a plus de mission et de sens de ce que l’on fait. Tout cela peut avoir des effets différents. En définitive on constate plutôt une perte de bien-être pour les cadres, liée au revenu. Pas pour les ouvriers, parce que pour eux il n’y a pas de perte de revenu. Et il y a un énorme gain de bien-être pour les personnes qui passent du chômage à la retraite. Or, quand on regarde les personnes qui arrivent à la retraite, seulement la moitié vient de l’emploi ; 20 % viennent du chômage ou de périodes alternant activité et chômage, et 30 % d’inactifs pour des raisons médicales ou autres. Passer du chômage à la retraite ou d’un statut d’inactivité à la retraite c’est comme recevoir une sorte de statut formel, cela enlève le stigmate.
Risques : C’est le statut lié à l’emploi ?
Claudia Senick : Oui, une partie de la satisfaction vient du statut lié à l’emploi. A l’inverse le mal-être reflète le stigmate de ne pas en avoir, l’absence d’intégration. Les travaux d’Andrew Clark [1994] avaient montré que la perte de bien-être liée au fait de ne pas avoir d’emploi ne pouvait pas se réduire à la perte de revenus. Il a également montré que les gens étaient moins malheureux d’être au chômage quand ils vivaient dans des régions où régnait un fort taux de chômage, parce qu’ils étaient ainsi moins personnellement en échec.
C’est cela qui est intéressant dans ces mesures ; bien sûr on peut vouloir mesurer l’indice moyen du bonheur, c’est utile, mais en analysant les choses au niveau individuel on peut mettre en évidence des phénomènes qui, sinon, seraient assez difficiles à objectiver : on se doute de l’importance du chômage sur le bien-être, mais il n’est pas évident de la quantifier.
Risques : On a évoqué plusieurs critères mais nous n’avons pas parlé de différenciation en fonction du sexe, de mixité, de féminisme. Ces critères impactent-ils les questions de bien-être ?
Claudia Senick : En général, dans toutes les enquêtes, dans les pays développés, les femmes se disent plus heureuses que les hommes, à situation identique : même travail, même salaire, mais quand on regarde un autre type de question, l’anxiété ou la dépressivité, les femmes sont plus anxieuses et un peu plus dépressives que les hommes. C’est un mystère. J’ai deux explications en tête ; soit les femmes partent avec des aspirations moindres, et elles sont déjà contentes de travailler si jamais elles avaient vu leur mère ou leur grand-mère ne pas travailler, donc à situation égale elles sont plus satisfaites que les hommes. L’autre explication, c’est que les femmes ont plusieurs cordes à leur arc, plusieurs sources de valorisation, et font un plus grand nombre d’activités. Dans les enquêtes « emploi du temps », on voit que les femmes sont plus heureuses que les hommes et qu’elles ont une plus grande variété d’activités dans la journée, ou au cours de la semaine. Les hommes passent énormément de temps à travailler et ne font pas énormément d’autres choses ; les femmes s’occupent des autres, des relations sociales, de la famille. Or, le fait de pratiquer un plus grand nombre d’activités est corrélé avec le niveau de bonheur déclaré. Mais pas seulement pour les femmes ; les hommes qui pratiquent un plus grand nombre d’activités sont eux aussi plus heureux. Mon hypothèse est que le modèle féminin est plus propice au bonheur. Le fait d’avoir la liberté de faire un panachage de choses est plus propice au bonheur, pour la plupart des gens, en tout cas. Certains sont peut-être monomaniaques et n’aiment ne faire qu’une seule chose dans la vie, mais la plupart des gens ont un goût pour la variété des activités. En économie, dans le modèle de base du consommateur, on suppose qu’il y a un goût pour la diversité ; on aime bien manger des plats diversifiés, et pas tout le temps uniquement le même plat. Ce goût pour la diversité, qui est une hypothèse, quand on modélise les préférences, reflète le fait qu’on se lasse de tout, même de l’argent. Tout à l’heure, nous nous demandions si l’on était plus heureux en étant plus riche ; la réponse est oui, mais il y a d’autres aspects dans la vie. Ce goût pour la diversité ne s’applique pas seulement à la consommation, il s’applique aussi à ce qu’on fait de son temps – la question la plus importante de la vie. Il semble que les femmes, pour l’instant, ont une plus grande variété dans l’usage de leur temps que les hommes, et que c’est propice au bonheur.
Notes
- Centre pour la recherche économique et ses applications.
- Baromètre des solutions solidaires, Ifop, JF/JPD, n° 117808.
- Statistiques sur les ressources et conditions de vie, Insee.
- Programme des Nations unies pour le développement.
Bibliographie
Algan Y. ; Malgouyres Cl. ; Senik Cl., « Territoires, bien-être et politiques publiques », Notes du Conseil d’analyse économique, n° 55, janvier 2020.
Algan Y. ; Beasley E. ; Senik Cl., Les Français, le bonheur et l’argent, Presses de l’ENS, 2018. Opuscule du Cepremap, n° 46, Editions rue d’Ulm, Paris.
Clark A. ; Oswald A., “Unhappiness and Unemployment”, Economic Journal, vol. 104, n° 424, 1994, pp. 648-659.
Cohen D. ; Senik Cl. (dir.), Les Français et l’argent. 6 nouvelles questions d’économie contemporaine, Albin Michel, coll. « Economiques », n° 5, 2021.
ONU, World Happiness Report, 2021.
Perona M. ; Senik Cl. (dir.), « Le bien-être en France. Rapport 2020 », Cepremap, 2021.
Senik Cl., Bien-être au travail. Ce qui compte, Presses de Sciences Po, 2020.