Le droit du travail a connu des évolutions notables au cours de la dernière décennie. Ces évolutions étaient rendues nécessaires par les bilans économiques récurrents sur les rigidités du marché du travail français, sur les mauvaises performances de ce marché, notamment comparées à celles de ses partenaires anglo-saxons ou allemands et nordiques, ainsi que sur les profondes transformations en cours liées à la digitalisation, à l’émergence des plateformes et des marchés « bifaces » et à la montée du travail non salarié. Celle-ci n’est ni totalement négative, elle se révèle bien plus inclusive à l’égard des jeunes, des immigrés, des chômeurs et des seniors, que le marché du travail français classique, ni totalement positive, elle fait apparaître des trous béants dans la protection du travail concerné et appelle à repenser en profondeur le droit du travail, dans une vision holistique du marché du travail qui dépasse l’horizon de plus en plus réducteur dans lequel il s’est enfermé avec le temps. Le défi était double. D’une part, il fallait renouveler le droit s’appliquant aux salariés de façon à mieux intégrer les exigences liées aux trois piliers que sont la protection, l’emploi et la rémunération des salariés. D’autre part, il fallait renouveler le droit du travail en le débordant pour inclure l’ensemble des actifs, quelle que soit sa forme, salariale ou non salariale.
Ces évolutions du droit du travail ont toutefois été souvent sources de drames médiatiques et politiques, quand elles n’ont pas coûté leur élection à certaines femmes ou hommes politiques. Paradoxalement, une fois passé ces drames, l’impression générale a tout aussi souvent été que rien n’avait vraiment changé et que les blocages de notre marché du travail demeuraient inaltérés. Une simple tragi-comédie ? En fait, le paradoxe s’explique par plusieurs facteurs. Le premier facteur concerne la prudence des entreprises qui, échaudées par l’imprévisibilité de la jurisprudence, n’ont utilisé, au départ, qu’avec prudence et parcimonie les nouveaux dispositifs mis en place, craignant que les juges ne trouvent dans ces nouvelles dispositions des failles, leur permettant de faire à nouveau prévaloir les anciennes pratiques que ces dispositions étaient censées corriger et modifier. Ce n’est donc que très progressivement que la rupture conventionnelle s’est installée dans le paysage de la gestion de la main d’œuvre par les entreprises, chacune d’entre elles attendant que l’autre fraye le passage et expérimente la résilience des nouvelles dispositions. Le second facteur concerne les dispositions que le législateur et l’exécutif ont eux-mêmes finalement, à chaque fois, ajoutées pour atténuer, avec plus ou moins de bonheur, la portée des nouveaux principes de flexibilité et d’efficacité et, par là même, l’opposition que ceux-ci suscitaient dans une partie de l’opinion. Ces ajouts ont pu souvent donner l’impression, pas totalement erronée, de désamorcer ces nouveaux principes et d’en ramener les conséquences à des changements mineurs par rapport au statu quo ante. Pour certains, c’était le prix à payer pour l’acceptabilité de ces nouveaux principes. Pour d’autres, cela revenait à rendre inefficients ces nouveaux principes sans pour autant faire l’économie du coût politique de leur introduction.
Les contributions à ce dossier ne tranchent naturellement pas ce paradoxe. Bien au contraire, par la diversité des appréciations portées sur ces évolutions, elles reflètent finalement assez bien le dilemme qu’il pose, et cela avec beaucoup de nuances allant du constat d’un changement fondamental de philosophie à celui d’une simple continuité, en passant par celui d’une évolution très progressive.
Pour Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, les évolutions du droit du travail observées en France sur les quatre dernières décennies ont progressivement réduit l’espace du droit réglementaire pour élargir celui du contrat entre les partenaires sociaux. Ce processus, qui facilite la concrétisation d’équilibres conciliant mieux l’efficacité économique et la protection du travailleur, en particulier via la logique de la supplétivité – qui permet d’optimiser cette conciliation –, a été progressif et continu. Il a connu une forte accélération via les ordonnances travail de septembre 2017. La France s’éloigne ainsi d’une logique de civil law au profit de celle d’une common law. Mais, le processus demeure inachevé.
Pour Frank Wismer et Pauline Mureau, il est évident que les fondements du droit du travail ont changé au cours de ces dernières années. Selon eux, le droit progressiste, visant à « substituer des rapports de droit aux rapports de force » a laissé place à un droit « pragmatique » sommé de s’adapter à une société mondialisée. Cela est vrai tant au niveau de la rupture conventionnelle qu’à celui des accords de performance ou celui de la « barémisation », ou encore celui de la simplification de la représentation des salariés, voire celui de la prévalence des accords de proximité. L’important est que ces fondements sont nouveaux et qu’ils vont faire sentir leurs effets très progressivement certes, mais inéluctablement néanmoins.
Pour Grégoire Loiseau, cette évolution du droit du travail est fondamentale car philosophique. Les nouvelles trajectoires du droit du travail désignent la conception de la norme qui change : la norme légale d’ordre public demeure, mais elle doit composer avec des normes collectives pensées comme des normes de proximité pour s’adapter aux besoins des entreprises. C’est aussi le sens de la norme qui se modifie : sans cesser de protéger la partie faible, le droit se préoccupe de la personne du travailleur, dont il garantit le respect, et n’hésite plus à soutenir les intérêts des entreprises en instituant des règles qui les servent directement.
Pour Emmanuel Joffre et Vincent Guerry, le droit du travail français s’est en effet bel et bien transformé. Cette évolution marque en profondeur, depuis de nombreuses années, la vie quotidienne des entreprises, des salariés et de ses praticiens. S’il reste le droit du lien de la subordination entre un employeur qui rétribue et un salarié qui réalise une activité, il s’adapte désormais, pour perdurer, aux différentes dimensions de notre société et aux variations de son environnement. Grâce à ce mouvement permanent, il reste un droit utile, créatif et ouvert sur la société. Il combine un caractère contraignant et un caractère incitatif, et n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il émane directement des acteurs de terrain.
Pour Amaury de Hauteclocque, la constitution des groupes, en l’occurrence d’un groupe d’assurance mutuelle (SGAM), impose de repenser en profondeur les relations de travail régies par les accords antérieurs d’entreprise et de concevoir, autant que faire se peut, un statut ressources humaines commun à l’ensemble des collaborateurs, comme pilier – pilier social – du groupe pour son développement. Véritable enjeu stratégique, le statut commun permet de forger un groupe performant, avec la dose de flexibilité nécessaire à sa compétitivité. Il a tout particulièrement montré chez Covéa sa pertinence et son efficacité durant la période de crise sanitaire et de confinement.
Pour Myriam El Khomri, les évolutions du droit du travail sont autant futures que passées. Si des évolutions importantes du droit du travail sont intervenues dans le passé, la pandémie de Covid-19 va en imposer de nouvelles. Des changements importants sont à anticiper sur les conditions de travail dans un monde digitalisé, notamment dans le cadre du télétravail, sur les reconnaissances accordées à tous les niveaux de responsabilité dans l’entreprise, notamment aux back-offices, sur le lieu de travail qui devra être plus choisi et moins subi, sur les horaires de travail qui devront être plus flexibles. De façon générale, il faut préserver la créativité et la réactivité sans les écraser sous de futures normes bureaucratiques.
Pour Louis-Charles Viossat, le développement des grandes plateformes d’emploi mondialisées constitue un défi prioritaire parmi les défis à venir du droit du travail français. Ces plateformes d’emploi font l’objet de vifs débats pour savoir si elles incarnent une forme moderne d’emploi ou une forme renouvelée d’exploitation. En tout état de cause, même si elles ne représentent encore aujourd’hui qu’un marché de niche, des évolutions du droit du travail sont sans aucun doute nécessaires afin de clarifier la relation. Mais, selon la perspective dans laquelle on se situe, on privilégiera soit la préservation des droits liés au salariat et au travail dépendant, soit l’adaptation aux nouvelles formes de travail et d’emploi.
Pour Emmanuelle Barbara, la reprise qui suivra la fin du confinement exigera aussi de faire bouger de nombreux autres aspects de la vie de l’entreprise. Il faut s’attendre à ce que ces transformations trouvent leur prolongement naturel dans le droit du travail. Si nul ne peut prédire ce qu’il adviendra du télétravail, de la pérennité du salariat et de l’engouement pour l’entrepreneuriat, il faut en revanche s’attendre à une atténuation du lien de subordination salarial tel que le juge le conçoit en faveur d’une relation de travail combinant aspirations personnelles et flexibilité entrepreneuriale. Renforcement de la portabilité des droits, formation professionnelle et accord collectif d’entreprise sont les axes majeurs de cette combinaison.
Pour Jean-Olivier Hairault, l’analyse économique fait clairement ressortir une évolution majeure du droit du travail, qui part du constat que le marché du travail en France engendre une précarité sociale très forte et concentrée sur la population des plus jeunes et qui conduit à tempérer la philosophie exclusivement protectionniste du droit antérieur par une philosophie de la flexibilité censée réduire cette précarité sociale. Mais, les résultats souvent décevants de cette évolution sont imputables moins à son manque de continuité qu’à ses ambitions limitées. Celles-ci reflètent le manque de confiance entre partenaires sociaux qui n’acceptent toujours pas la flexisécurité et que le modèle scandinave n’a pas convaincu.