Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi et Gilles Bénéplanc
Risques : Entre-t-on dans un monde plus risqué ?
Bruno Le Maire : L’économie mondiale, et notamment européenne, est sortie de la crise de 2007. Les marchés financiers affichent leur optimisme. Le redressement de nos économies semble aujourd’hui bien ancré. Dans le même temps, l’endettement public et privé atteint des niveaux élevés, dans les économies avancées comme émergentes, et la perspective d’une normalisation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) peut faire craindre de nouvelles vulnérabilités.
Ces éléments se combinent à un ensemble de risques géopolitiques ou économiques. Il y a évidemment le Brexit et ses conséquences. Mais aussi la perspective d’une possible divergence réglementaire de la part des États-Unis. Le démantèlement de la réglementation Dodd-Frank adoptée au lendemain de la crise de 2007 serait particulièrement préjudiciable. Nous continuons de soutenir les réformes agréées collectivement par le G20 sur la régulation financière, en veillant à ce qu’elles soient appliquées par tous. Il importera également d’en évaluer les effets.
Dans ce contexte d’un monde sans doute plus instable, il est indispensable d’aller plus loin au niveau européen, pour assurer la résilience du système financier : en achevant l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux ; en prenant mieux en compte les risques systémiques liés à certaines infrastructures de marché, comme les chambres de compensation.
Tout cela confortera la capacité de notre économie à affronter de futurs chocs. La résilience de nos entreprises a progressé : leurs marges se redressent ; leur endettement progresse, certes, mais dans une proportion similaire à leurs fonds propres. Notre système financier est plus solide qu’hier et a maintenu sa capacité à financer l’économie et à innover.
Nous restons naturellement vigilants sur l’évolution des risques économiques et financiers. Mais un dernier mot sur cette notion de risque. Ne la réduisons pas à la notion de menace. Le risque, c’est aussi, dans un certain nombre de cas, la contrepartie d’un rendement, le pendant de l’innovation. L’entrepreneuriat est un risque, l’investissement est un risque. Et si ce risque est maîtrisé, il peut engendrer un bénéfice d’ensemble pour notre économie.
Risques : Quels sont les éléments d’une redynamisation de l’économie française ?
Bruno Le Maire : L’économie française connaît une nette reprise conjoncturelle, soutenue par un environnement international porteur. Le dynamisme du pouvoir d’achat des ménages dans un contexte d’évolution favorable du marché du travail et le maintien à un niveau élevé du taux d’investissement des entreprises sont autant de facteurs positifs pour notre demande intérieure. Profitons-en.
Certains veulent relâcher les efforts : « Puisque la reprise est là, aucune réforme ne presse », disent-ils. C’est ce qui a toujours été fait par le passé : on abandonnait les efforts dès que ça allait un petit peu mieux, aggravant de ce fait les crises ultérieures. Ce n’est pas la politique du gouvernement. Notre politique, c’est au contraire de préparer la croissance de demain à la faveur de cette embellie – par un ambitieux programme de transformations.
Nous libérons les forces de notre économie. Nous avons réformé le marché du travail pour permettre à nos entreprises de s’adapter plus rapidement aux mutations économiques. Nous allégeons la fiscalité du capital pour stimuler l’investissement privé. Nous travaillons à simplifier l’environnement des affaires.
Ensuite, il nous faudra transformer notre appareil productif pour investir dans la croissance de demain. Dès le printemps 2018, nous présenterons un plan d’action pour la croissance des entreprises, qui doit favoriser l’émergence de nouvelles ETI et grosses PME, de façon à renforcer notre compétitivité. Un fonds de 10 milliards d’euros pour l’innovation de rupture et un grand plan d’investissement de 57 milliards d’euros soutiendront les investissements dans les secteurs d’avenir. Ce plan sera enfin complété par un nécessaire renforcement de notre système d’éducation et de formation.
Ce sont des évolutions profondes qui vont soutenir durablement notre potentiel de croissance.
Risques : Quel rôle particulier peut jouer l’assurance ?
Bruno Le Maire : Revenons aux fondamentaux : le premier rôle de l’assurance est de protéger les acteurs économiques contre les risques auxquels ils sont exposés. En aidant à en prévenir ou à en maîtriser les conséquences, le monde de l’assurance contribue à la sécurité économique et à la croissance. Cette maîtrise des risques se renforce avec le développement des nouveaux acteurs (insurtechs) et l’adaptation des assureurs à la révolution numérique.
Le secteur de l’assurance, en particulier de l’assurance vie, est aussi un acteur majeur du financement de l’économie française. La part de l’assurance vie dans le patrimoine financier total des ménages est passée de 5 % à environ 40 % en trente ans. Cette évolution s’est accompagnée d’un développement de l’activité d’intermédiation financière par les assureurs. L’assurance est un succès pour les Français. Mon objectif est qu’elle soit aussi un outil puissant pour financer nos entreprises et renforcer leurs fonds propres.
Par leurs investissements, les assureurs sont déjà des financeurs de premier plan de notre économie et de nos entreprises. La création du régime des fonds de prêts à l’économie, qui permettent aux assureurs de financer indirectement l’économie réelle, a renforcé cette tendance.
Enfin les assureurs, porteurs de passifs de long terme, ont également un rôle central à jouer dans le financement de certaines classes d’actifs, notamment les infrastructures. La France a soutenu les adaptations à la directive Solvabilité II permettant de diminuer les charges en capital pour les investissements dans des projets d’infrastructures, et plus récemment, en ce qui concerne les sociétés d’infrastructures.
Risques : Comment améliorer le financement de l’économie française ?
Bruno Le Maire : Tout d’abord, rappelons que les conditions de financement de l’économie française restent bonnes : la demande de crédit est forte mais l’offre est abondante, y compris pour les TPE et PME, et à des taux compétitifs au regard de nos pairs européens. Elle n’a par ailleurs pas connu de véritable coup d’arrêt avec la crise de 2007, grâce à la réactivité des pouvoirs publics et à la diversification des sources de financement offerte par les acteurs de marché. Quant au financement en fonds propres, il bénéficie du rétablissement des marges d’une part, de levées de fonds exceptionnelles dans le capital investissement d’autre part. Notre politique vise à conforter cette résilience, en assurant des fondamentaux sains et stables à la reprise de notre économie.
Pour autant, nous avons des marges de progrès. Nous devons mieux accompagner la croissance des PME et des ETI. Voilà pourquoi nous avons instauré un prélèvement forfaitaire unique (PFU) à 30 % et la transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune en un impôt sur la fortune immobilière (IFI). Ces réformes inciteront les Français à mettre davantage leur épargne au service du développement de nos entreprises. Avec la baisse de l’impôt sur les sociétés, ces mesures augmentent également l’attractivité de la France pour les capitaux étrangers.
En complément de ces mesures fiscales, je présenterai début 2018 un plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises. Un de ses chapitres sera spécifiquement dédié au financement des entreprises, notamment dans leur phase de croissance, ce qui est une de nos faiblesses.
Enfin, une intégration plus forte des marchés financiers européens contribuera positivement au financement de nos entreprises. C’est l’ambition de l’Union des marchés de capitaux. La France a déjà intégré dans sa réglementation les nouveaux instruments offerts par les dispositions européennes, telles que les fonds européens d’investissement à long terme (Eltif), ou l’adoption récente de l’ordonnance portant modernisation du cadre juridique de la gestion d’actifs et du financement par la dette.
Nous sommes à l’écoute des propositions émanant des nouveaux acteurs du financement, fintechs en tête. Nos superviseurs nationaux ont mis en place des cadres d’agrément rapide, à la supervision adaptée aux enjeux de stabilité financière et de protection du consommateur portés par ces jeunes pousses. Nous souhaitons être à la pointe de l’innovation en matière d’accompagnement réglementaire de ces initiatives ; la France sera particulièrement ambitieuse dans le domaine de la blockchain.
Dernier point, la transition énergétique qui appellera des financements substantiels en France, en Europe et dans le monde au cours des prochaines décennies. Le développement de nouveaux produits, mais aussi de nouvelles pratiques en matière de gouvernance et de reporting, pour accompagner la décarbonation de notre économie, est à cet égard essentiel. Les autorités françaises, dans la foulée de l’accord de Paris, ont été pionnières dans ce domaine. Nous souhaitons travailler main dans la main avec les acteurs privés pour mettre en œuvre ces projets ambitieux.
Risques : Les professionnels de l’assurance vie sont inquiets de l’introduction de la flat tax. Quels seront, d’après vous, les effets de sa mise en place sur l’assurance vie et plus largement sur l’épargne des Français ?
Bruno Le Maire : Le gouvernement a fait un choix fort : réformer la fiscalité du capital pour rendre notre économie plus compétitive et plus attractive. Nos taux marginaux d’imposition étaient élevés par rapport à la moyenne européenne : 62 % pour les intérêts et 44 % pour les dividendes, contre 26,4 % dans les deux cas en Allemagne. De plus, cette fiscalité était complexe, fragmentée et instable, ce qui nuisait à sa lisibilité. Les prélèvements reposaient sur des assiettes variables et les avantages des régimes dérogatoires ne récompensaient pas toujours l’utilité des produits pour le financement de l’économie.
Le prélèvement forfaitaire unique à 30 % renforcera la simplicité, la neutralité et la prévisibilité de la fiscalité de l’épargne – donc sa lisibilité. Cette réforme permettra d’éviter que les différences de traitement fiscal conditionnent les choix d’investissement des épargnants avant même les caractéristiques propres du produit, ce qui peut induire une mauvaise allocation de l’épargne.
Les professionnels de l’assurance vie bénéficient d’un traitement spécifique dans le cadre de cette réforme. Les produits afférents à des versements antérieurs à son entrée en vigueur en seront exclus. Une fiscalité plus favorable est maintenue sous un seuil de 150 000 euros d’encours par personne : pour 94 % des contrats, il n’y aura donc aucun changement. Des incitations à la détention longue des contrats seront également conservées puisque l’abattement fiscal accordé à partir de huit années de détention est maintenu, quel que soit le montant d’encours, tout comme la fiscalité avantageuse en matière de succession. Enfin, l’assurance vie dispose d’avantages spécifiques qui continueront d’attirer de nombreux investisseurs.
Loin d’être une menace, la mise en place du PFU est une opportunité pour les assureurs vie de se réinventer et de mettre en avant les atouts de leurs produits. Elle permettra de replacer au centre de la décision d’investissement des épargnants des déterminants fondamentaux tels que le triangle rendement/risque/liquidité, mais également l’objectif et l’horizon de leurs placements. Cela pourrait favoriser le développement de produits d’épargne retraite en France.
Risques : Comment développer une épargne retraite en France ?
Bruno Le Maire : Le poids des produits de retraite supplémentaire est encore modeste dans l’épargne des Français : 13 milliards d’euros de cotisations et 207 milliards d’euros d’encours en 2017. C’est un paradoxe, car toutes les enquêtes montrent que les Français dans leur ensemble savent l’importance de préparer sa retraite et d’épargner dans cette perspective.
L’objectif n’est pas de remettre en cause les équilibres existants entre retraite par répartition et retraite par capitalisation. L’épargne retraite supplémentaire n’a pas vocation à se substituer aux régimes obligatoires par répartition, qui continueront d’occuper une place prépondérante dans le système de retraite français.
Les produits d’épargne supplémentaire sont doublement bénéfiques pour les épargnants. Au cours de la vie active, ces produits qui reposent sur un capital bloqué permettent d’obtenir des rendements plus élevés. Au moment du départ en retraite, le versement d’une rente les protège du risque de longévité ou de dépendance. L’épargne retraite présente également des avantages importants pour le financement de l’économie.
Je souhaite qu’une telle épargne retraite se développe. Nous avons renforcé la neutralité fiscale entre les différents produits d’épargne. Nous avons revu le traitement prudentiel applicable à ces produits pour encourager les placements de long terme correspondant à la retraite supplémentaire professionnelle. Ces « fonds de pension à la française » doivent disposer d’un cadre prudentiel adapté, équitable et compétitif au niveau européen.
Des progrès sont encore possibles pour améliorer l’accès aux produits de retraite supplémentaires, notamment aux produits souscrits dans un cadre professionnel. Les dernières enquêtes montrent que seuls 12 % des entreprises de dix salariés ou plus proposaient un contrat à cotisations définies, contre un tiers pour les entreprises de 1 000 salariés et plus.
Il importe également de clarifier et d’harmoniser les règles applicables aux différents produits disponibles, aussi bien en phase d’accumulation qu’au moment de leur dénouement – je pense notamment aux modalités de sortie en rente ou en capital.
Enfin, il faut changer en profondeur les habitudes des Français en termes d’épargne et d’investissement. Il s’agit là d’une ambition plus vaste, qui ne se limite pas à l’épargne retraite. Les instruments sont multiples, de l’éducation financière à la mobilisation des acteurs, en passant par une forme de réhabilitation de l’investissement en actions dans nos entreprises.
Risques : Pensez-vous que la place de Paris peut profiter du Brexit dans le domaine de l’assurance et de la finance ?
Bruno Le Maire : Paris peut jouer un grand rôle, comme premier centre financier de l’Europe continentale. Le cap poursuivi par le gouvernement est bien perçu par les observateurs étrangers. Nos atouts sont multiples et reconnus : un vivier de talents financiers nombreux et très qualifiés, des superviseurs de qualité, un écosystème des affaires unique, d’excellentes connexions avec l’Europe et le monde, un vaste marché de l’immobilier de bureaux – sans compter l’attrait qu’exerce la vie à Paris ou en région Île-de-France sur les cadres internationaux.
Nous sommes aussi à la pointe en matière de financement des infrastructures ou encore de finance verte, où les acteurs parisiens possèdent une expertise et une compétence incontestées.
Nous allons continuer de renforcer l’attractivité et améliorer l’environnement des affaires de la place parisienne, par la diminution de la fiscalité et des charges sociales ; la simplification des normes applicables, notamment en matière de droit du travail ; le renforcement des infrastructures éducatives et de transport.
Dans le domaine de l’assurance, la France est et demeurera le premier marché européen, avec une offre complète et des acteurs d’importance mondiale. Je note d’ailleurs que l’assureur américain Chubb a choisi Paris pour relocaliser son siège dans l’Union européenne.
Nul ne peut prédire à l’avance quelle direction vont prendre les négociations avec le Royaume-Uni. Mais chacun sait que le maintien du passeport pour les services financiers est peu probable. Il est donc essentiel que les acteurs financiers s’adaptent et prennent des mesures le plus tôt possible et que la France soit prête pour répondre à leur appel. Nous nous y employons.
Crédit photo : © Ministère de l’Économie et des Finances