L’année 2019 a été difficile pour le monde aérien : accidents d’Ethiopian Airlines et de Lion Air, crise du fait de l’interdiction de vol du Boeing 737 Max, ralentissement du fret aérien lié aux guerres commerciales et prix élevé du kérosène, « flygskam » (honte de prendre l’avion). Les défis n’ont pas manqué et sont aujourd’hui rejoints par la crise sanitaire liée au coronavirus qui a mis toutes les compagnies aériennes à l’arrêt (ou presque) avec un impact très négatif sur l’ensemble des acteurs de cette filière. De nombreuses questions sont ouvertes aujourd’hui avec notamment la possible disparition de certaines liaisons et, à court ou moyen terme, une diminution durable du trafic aérien.
Pour autant, ce domaine d’activité continue d’exercer une réelle fascination, sans doute parce que les hommes ont toujours voulu voler et ont su, au cours du dernier siècle, faire naître toute une industrie qui représentait plus de 1 600 milliards de dollars jusqu’à il y a quelques mois.
Dans ce contexte, et avant même le déclenchement de la crise du Covid-19, nous avions pensé intéressant de consacrer la rubrique « Risques et solutions » de ce numéro au secteur de l’aviation et à son assurance. Pour utiliser une métaphore presque « aérienne », nous nous proposions alors de prendre de la hauteur et de partir à la découverte du monde d’Icare, de Saint-Exupéry ou de Mermoz, en faisant plusieurs escales pour comprendre son histoire, la diversité de ses métiers et de ses risques, ainsi que les enjeux auxquels il fait face aujourd’hui. Le développement de ce secteur est intimement lié à celui de l’assurance aviation. C’est dire tout l’intérêt d’avoir rassemblé ici les points de vue des historiens, économistes, assureurs, compagnies aériennes et gestionnaires d’aéroport. En perpétuelle transformation, le secteur de l’aviation écrit chaque jour de nouvelles pages de son histoire en double commande avec ses assureurs. Ce numéro est donc aussi une opportunité de prendre du recul et de revisiter ses fondamentaux (comme celui d’une croissance régulière), aujourd’hui bouleversés par une crise dont l’ampleur est sans précédent.
Pierre-Charles Pradier ouvre la rubrique en nous racontant l’histoire de l’assurance aviation. Si ses origines exactes sont incertaines, elle se développe véritablement après la Première Guerre mondiale sous l’impulsion des Allemands, des Américains et des Français, à une époque où un avion civil sur deux en Angleterre subit au moins une avarie. Condition nécessaire du transport aérien, elle se structure progressivement par le biais d’une succession de conventions, s’étend à toutes les parties prenantes de l’aéronautique et évolue avec le développement de la consommation de masse. L’auteur conclut sur le rôle très prescripteur qu’auront les assureurs sur les évolutions à venir de l’aviation civile – avions de fret sans pilote, robot pilote, nouveaux modèles de certification. Quelles que soient les futures pages de l’histoire de l’aéronautique, une chose est sûre : ils auront leur mot à dire.
Puis Jean-Marie Petit nous propose une plongée dans le monde des pilotes et illustre comment les évolutions au sein du monde de l’aviation civile et commerciale ont modelé ce métier et sa culture en matière de gestion des risques. Des premiers défricheurs aux conducteurs d’engins, puis aux chefs d’entreprise à la tête d’un équipage en cabine – autrefois technique et désormais commercial – il est frappant de constater toutes les transformations et nouvelles technologies auxquelles se sont adaptés les pilotes au cours des cinquante dernières années. Dès lors, il est aisé de comprendre pourquoi leur formation se concentre de plus en plus sur le savoir-être. La démarche dénommée « culture juste » est également un élément clé dans ce secteur en perpétuelle évolution car elle instaure un climat de confiance qui permet d’apprendre des incidents survenus et ainsi de prévenir les risques futurs.
Christophe Graber nous entraîne dans le survol du secteur de l’aviation aujourd’hui, ce qui permet au passage de noter l’exception française, seul pays en dehors des États-Unis à maîtriser la chaîne globale de production de tous les types d’aéronefs et de leurs équipements. Il se concentre ensuite sur l’assurance et met en lumière ce qui explique sa complexité et sa volatilité : fréquence de sinistres moyens qui parfois peuvent consommer jusqu’à la moitié de la prime, inflation de l’intensité des pertes en cas d’incidents majeurs (tout aéronef qui décolle et atterrit chaque jour dans le monde mobilise l’intégralité de la prime annuelle payée par les compagnies aériennes et constructeurs aux assureurs). Il poursuit en articulant les conditions nécessaires du maintien dans ce marché exigeant pour l’assureur spécialiste : continuité et professionnalisme. Sa conclusion ouvre sur l’arrivée du Covid-19 et une analyse de ses premières conséquences pour toute la filière.
Place ensuite au regard des assurés, en commençant par Loïc Aubouin et Stéphane Bihoreau qui illustrent de manière pratique les enjeux décrits par Christophe Graber. Ils montrent comment le retournement de marché se matérialise pour les acteurs du monde aéronautique et notamment les prestataires de services que sont les gestionnaires d’aéroport. Quatre éléments principaux caractérisent ainsi le cycle actuel pour les assureurs aviation : utilisation plus mesurée des capacités, recentrage des garanties, discipline tarifaire et fin des contrats pluriannuels. Une question demeure : combien de temps durera ce durcissement ? Leur analyse laisse présager que la zone de turbulences va se maintenir, d’où l’importance pour les assurés du monde aéronautique de soigner leur gestion et leur maîtrise des risques.
Sur ce thème justement, l’entretien avec Virginie Stern montre comment fonctionne dans la pratique la gestion des risques dans une compagnie aérienne. De l’attention portée à la formation et au suivi des pilotes et personnels navigants, jusqu’aux nouveaux risques tels que le cyber, en passant par les nouveaux défis de cette industrie comme l’émission de CO2, l’approche d’Air France est décrite avec pragmatisme et transparence et résonne avec certains éléments mis en exergue par les auteurs précédents.
Anne-Carole Leconte rappelle que les compagnies aériennes, partant du constat que leurs émissions de carbone devraient tripler d’ici à 2050, ont convenu d’une stratégie ambitieuse visant à réduire, d’ici là, ces émissions de 50 % par rapport au niveau atteint en 2020. Jusqu’ici, les (ré)assureurs ne prenaient guère en compte, dans leur souscription, les responsabilités environnementales, sociales et de gouvernance – pourtant conséquentes – de leurs clients. Ils devront désormais ajouter une grille ESG sur les risques des responsabilités prises individuellement, ainsi que sur l’identité et la pratique de leur propriétaire assuré.
Enfin, Valérie Bourgeois, Sébastien Saillard et Guillaume Cadillat clôturent cette rubrique par le sujet le plus visible du grand public : la survenance d’un crash aérien. Par les contrats qu’il délivre, tout assureur fait une promesse à ses assurés, celle d’être à leurs côtés et au rendez-vous de leurs attentes le jour où le sinistre se matérialisera. Les auteurs décrivent avec précision ce qui se passe dans les coulisses de la gestion assurantielle d’un crash aérien, événement qui nécessite, plus que tout autre, un accompagnement très fort de la société d’assurance apéritrice (i.e. en charge de la gestion). Que ce soit pour la prise en charge des dommages et pertes de l’aéronef, l’indemnisation des victimes ou de leurs proches, le règlement des frais de défense ou encore le parcours judiciaire des constructeurs, la gestion du dossier mobilise experts et avocats dans un contexte complexe qui donne parfois lieu à du « forum shopping » et nécessite de conjuguer rapidité d’action et temps de résolution souvent très long.
Bonne lecture et mille mercis aux auteurs de cette rubrique pour leur passionnante contribution !