Laurent Abel
Directeur du laboratoire de génétique humaine des maladies infectieuses, Inserm U1163, Institut Imagine
Denis Castaing
Professeur émérite de chirurgie digestive à l’Université Paris-Orsay
Arnaud Fontanet
Directeur du département de santé globale de l’Institut Pasteur
Professeur du Cnam
Pour le deuxième débat organisé sur le thème de la pandémie de Covid-19, la revue Risques a souhaité faire le point sur l’état des connaissances médicales acquises après cinq semaines de confinement, et sur les leçons sanitaires à tirer pour le monde d’après. Ce débat s’est déroulé en visioconférence le 21 avril 2020. Il était animé par François-Xavier Albouy, Pierre Bollon et Philippe Trainar, membres du comité éditorial de Risques.
Risques : Peut-on dresser un premier bilan de la pandémie de Covid-19 ? Les différences constatées entre les régions et entre les pays peuvent-elles s’expliquer par l’efficacité des mesures prises ou par d’autres facteurs ? Quelles leçons en tirer par rapport à d’autres pandémies ?
Arnaud Fontanet : À l’échelle mondiale, il est difficile de résumer la situation, tant les situations sont diverses. En quelques mots : la Chine, après une période de confinement dur, sort de ce confinement prudemment, notamment pour la province de Hubei. Nous les regardons avec beaucoup d’attention pour voir s’il y aura une reprise de l’épidémie ou pas. Pour l’instant, les nouveaux cas sont des cas importés. En Asie, on voit quelques pays qui résistent, notamment Taïwan, la Corée du Sud et Hong Kong – Singapour a de plus en plus de difficultés. Ce sont des pays qui ont mis en place des méthodes de contrôle de l’épidémie qui leur permettent de conserver un certain niveau d’activité sociale et d’activité économique, ce qui est très intéressant pour nous qui nous acheminons vers une période de levée du confinement en France. En Europe, la situation est assez proche pour l’Italie, l’Espagne et la France, qui sortent de la période la plus dure, avec un lourd tribut payé à l’épidémie. L’Angleterre est encore en train de batailler fort. Et puis des pays du Nord de l’Europe, qui y ont jusqu’à présent échappé, et qui, eux aussi, envisagent une sortie du confinement parce qu’ils ont besoin d’une reprise de la vie économique et sociale. Les États-Unis sont actuellement dans le pic épidémique et la situation est très inquiétante ; d’une part, en raison du système de fonctionnement du pays – avec des États et un gouvernement fédéral – qui crée une certaine cacophonie, des difficultés de prise en charge de certaines personnes en l’absence de couverture sociale pour plus de 30 millions d’Américains, de la présence de facteurs de risque d’aggravation de la maladie chez un nombre important d’entre eux (surpoids, hypertension et diabète) ; d’autre part, l’absence de protection des travailleurs, qui sont obligés de travailler même s’ils sont eux-mêmes contagieux, et les difficultés de faire respecter le confinement font craindre que les États-Unis ne subissent une épidémie très sévère. Enfin, on a une situation assez étrange dans les pays d’Afrique, où l’on voit l’épidémie s’installer très lentement, mais sûrement, avec la crainte d’un moment de bascule où l’épidémie pourrait s’enflammer ; même chose pour l’Inde pour laquelle nos données sont parcellaires, mais où l’on se dit qu’avec la densité humaine et la fragilité des systèmes de santé, les risques sont énormes.
En France, nous en sommes maintenant à un mois de confinement. Pour rappel, le confinement a été mis en place pour protéger nos services de réanimation qui avaient vu un important afflux de patients arriver dans la première semaine de mars. Il a bien fonctionné. Dans une publication1 mise en ligne ce matin par nos collègues de l’unité de modélisation des maladies infectieuses dirigée par Simon Cauchemez, on constate que le nombre de reproduction – estimé à 3,3 au moment où le confinement a été mis en place – est descendu à 0,5 – soit une baisse de 84 % ; ce qui est très important. Ce résultat était attendu ; mécaniquement, le confinement, qui limite les contacts des individus avec l’extérieur, devait fonctionner. Cela s’est traduit par une baisse des nouveaux cas d’hospitalisation et d’admission en réanimation. Il y a encore près de 6 000 patients en réanimation ; ce nombre baisse progressivement. Nous étions à près de 8 000 au moment du pic. On s’attend à une amélioration sur ce point.
Les estimations laissent entendre qu’à l’échelle nationale, à peu près 5,7 % de la population a été infectée lors de cette première vague épidémique ; ce chiffre varie selon les régions. Les deux régions les plus touchées sont le Grand-Est et l’Île-de-France (de 11 à 12 %). Quelques régions intermédiaires, comme l’Oise et la Bourgogne-Franche-Comté, sont autour de 6 %. Sur le reste de la France, on est plutôt à 3 %. La Bretagne reste la région la moins touchée.
On s’attend, vers la mi-mai, date proposée pour la levée du confinement par le président de la République – levée qui sera très progressive –, à avoir environ 1 000 à 3 000 nouvelles infections par jour, et un taux d’immunité de la population, même dans les régions les plus touchées, qui ne nous protègera pas lors de la reprise de l’activité. C’est le côté un peu paradoxal de ce confinement, qui d’un côté protège mais qui, de l’autre, ne nous fait pas du tout avancer par rapport au potentiel de reprise de l’épidémie. L’idée générale du déconfinement est de garder une pression très forte sur ce virus dont on sait qu’il est très contagieux, mais en changeant la façon d’exercer cette pression, et avec des modalités qui sont plus compatibles avec une reprise de la vie économique et sociale.
Risques : Connaissons-nous, à l’heure actuelle, la nature de ce virus ? S’il est plus dangereux, à quoi peut-on s’attendre à l’avenir ?
Laurent Abel : Il s’agit d’une pandémie tout à fait exceptionnelle. Elle est de l’ampleur de la pandémie de grippe espagnole, par son importance et par le nombre de personnes infectées. La mortalité globale, toutes tranches d’âge confondues, sera probablement inférieure à 1 %. Cependant, comme vous le savez, elle est particulièrement élevée dans certaines tranches de la population, évidemment chez les sujets âgés, où elle atteint 10 à 20 % ; ce qui est considérable.
Un autre aspect intéressant à souligner est qu’il s’agit d’une primo-infection pour l’ensemble de la population. Ce virus n’a jamais circulé précédemment. C’est la première fois qu’une population aussi large est exposée à une primo-infection, sans aucune défense immunitaire ; on voit se dérouler sous nos yeux une espèce d’histoire naturelle d’une primo-infection qui touche énormément de personnes, avec une extrême variabilité de réponses à cet agent infectieux parmi la population. C’est un sujet qui me tient à cœur. Dans cette situation, on a tout le spectre de manifestations cliniques, qui va de l’infection totalement asymptomatique à l’infection extrêmement sévère, y compris létale. À ce titre, c’est une situation tout à fait particulière.
Denis Castaing : D’un point de vue hospitalier, c’est également une situation à laquelle nous n’avions jamais été confrontés. Arriver à multiplier par plus de deux les lits de réanimation en une période d’une semaine est absolument exceptionnel. Ce que l’on ne mesure pas assez, indépendamment du problème crucial des respirateurs, du matériel, des chambres, c’est le travail extraordinaire réalisé pour remettre à niveau (former) des soignants supplémentaires pour qu’ils soient efficaces en réanimation. L’hôpital a tenu pour les cas graves, tous les malades ont pu être hospitalisés en réanimation, sans que l’on soit obligé de faire des choix dramatiques.
Ma deuxième remarque porte sur les hospitalisations classiques où nous avons été obligés de séparer les malades atteints du Covid-19 de ceux qui ne l’étaient pas. On ne pouvait donc plus mutualiser les équipes et les moyens entre ces zones pour garder leur étanchéité, ce qui augmente la nécessité de personnels présents et ajoute un facteur aggravant à la pénurie.
Ma troisième remarque porte sur les réaménagements de priorité que nous avons été obligés de faire. Pour les urgences vitales, il n’y avait pas de discussion, mais tous les soins des malades qui ne l’étaient pas, s’ils nécessitaient une réanimation après une opération, ont été reportés. Dans le centre hépato-biliaire de l’hôpital Paul Brousse, il y a deux catégories de ces malades : la première, ce sont des malades qui ont des cancers du foie. Reporter les soins de ces malades en leur disant qu’on ne sait pas à quelle date ils pourront être opérés, c’est psychologiquement difficile à supporter et cela peut avoir une incidence sur leurs chances de survie. La deuxième catégorie de malades, ce sont ceux qui nécessitent une transplantation du foie. Le problème est le même et on ne connaît pas les risques d’une contamination au SRAS-CoV-2 chez des patients immunodéprimés. On a décidé – de manière arbitraire – de continuer cette activité, sauf chez les malades déjà Covid+.
Risques : Toute comparaison est absurde dans ce domaine, mais quant à son ampleur, à sa dangerosité, pensez-vous qu’il faille comparer la pandémie de Covid-19 à la pandémie de grippe espagnole ?
Arnaud Fontanet : Nous avons connu au XXe siècle deux pandémies autres que la grippe espagnole : la grippe asiatique (1957-1958) et la grippe de Hong Kong (1968-1970), pour lesquelles les niveaux de morts en France ont été assez comparables, y compris sur des sujets jeunes, mais pour lesquelles il n’y a certainement pas eu de mesures de contrôle comme celles que nous avons mises en place cette fois-ci. Il faut réaliser par rapport à la pandémie actuelle que si rien n’avait été fait, nous aurions pu avoir jusqu’à 500 000 morts en France. C’est ce que les modèles laissent entendre. Si nous avions pris des mesures un peu moins fortes, on pouvait arriver autour de 300 000 morts. Je ne sais pas ce que seront les chiffres à la fin de la pandémie, et ce n’est que la première vague, mais les mesures que nous avons prises ont eu un impact. Ce dont je vous parle est un scénario totalement absurde, puisque aucun gouvernement n’aurait laissé une épidémie de cette ampleur circuler sans prendre des mesures très fortes, mais cela souligne la gravité potentielle de l’épidémie.
Laurent Abel : Pour comparer à la grippe espagnole, nous ne sommes pas du tout dans le même contexte. Nous sortions de la Première Guerre mondiale, tout était désorganisé, et nous n’avions pas le niveau médical d’aujourd’hui. Si le coronavirus était arrivé en 1918, cela aurait été au moins de la même ampleur. La grippe espagnole a fait entre 20 et 50 millions de morts dans le monde. Le contexte, la prise en charge, les mesures qui ont été prises font la différence dans le cas actuel du coronavirus. On aurait pu, sinon, se retrouver dans une situation catastrophique.
Risques : En ce qui concerne les problèmes relatifs à l’hôpital, pensez-vous qu’ils proviennent du caractère exceptionnel de la situation ? ou sont-ils dus à une préparation insuffisante parce que nous avons sous-estimé les grandes pandémies ?
Denis Castaing : Étions-nous bien préparés ? Non, probablement pas assez en tous cas. Il est difficile de comparer la situation actuelle avec la grippe espagnole ; nous ne sommes pas du tout dans le même contexte. La faible incidence de la pandémie H1N1, en 2009 en France, nous a faussement rassurés. On a manqué de masques et de protections en partie par impréparation mais aussi par une logistique d’approvisionnement inadaptée.
Un des éléments qui fait que nous avons été – et que nous sommes encore – dans une très grande difficulté, c’est la gravité des malades en réanimation et le fait qu’ils restent longtemps hospitalisés. Cela n’avait pas été envisagé avant, et même au début de la pandémie. On a toujours tendance à surestimer les risques à faible probabilité, comme les accidents nucléaires, et à sous-estimer les risques réels dès que nous les connaissons, comme les conséquences de l’épidémie en Italie ; ce qui explique le retard de nos réactions. En revanche, ce qui a été réussi, c’est que très rapidement il a été possible de doubler notre capacité de lits en réanimation, et l’application du plan blanc. Ce qui avait été préparé à la suite des attentats terroristes, donc dans un autre contexte – comme les transferts de malades entre régions –, a été parfaitement bien réussi.
Risques : Qu’est-ce qui, dans la nature même du virus, fait que l’on ne peut pas sortir aisément du confinement ? Quels sont les problèmes que pose ce virus en termes de saisonnalité, de capacité pour nous à le maîtriser sur le plan sanitaire ?
Arnaud Fontanet : Je pense que le principal problème est sa contagiosité, qui débute juste avant le début des symptômes. Ce virus est assez proche du coronavirus du SRAS, sur certains paramètres, notamment sa capacité à se transmettre, c’est-à-dire le R0, le nombre de reproduction de base en l’absence de mesures de contrôle. Les deux sont estimés autour de 3 : un malade va infecter 3 personnes. Concernant le taux de létalité – la proportion de personnes qui vont mourir parmi celles qui sont infectées –, le SRAS était beaucoup plus létal : 10 % des gens mouraient. Avec celui-là, on est à peu près à 5 pour mille, ce qui est bien inférieur. En revanche, en ce qui concerne les temps de génération, c’est-à-dire la rapidité entre les vagues de patients, c’est à peu près la même chose. C’est un peu plus rapide pour celui-là ; il nous faut 5 à 6 jours entre chaque génération de patients ; pour le SRAS, on était plutôt à 10 jours. Mais la très grande différence, c’est que ce virus est contagieux avant le début des symptômes et que beaucoup de formes sont peu symptomatiques, voire asymptomatiques, ce qui fait que l’on ne repère pas les patients. Avec le SRAS, ce qui nous a sauvés, c’est que les malades n’étaient contagieux que 3 ou 4 jours après le début des symptômes et qu’il n’y avait que des formes franchement symptomatiques. On pouvait donc repérer immédiatement les patients et les isoler. À partir de caractéristiques de départ identiques entre les deux virus, ce qui a fait la différence est la contagiosité très précoce de ce nouveau coronavirus et l’existence de formes mineures qui font qu’il passe sous le radar et que l’on ne peut pas isoler ces patients. Nous sommes dans une situation où malheureusement il va être extrêmement difficile de contrôler ce virus. Quand vous disiez que nous arrivons à la période de levée du confinement où l’on va lâcher un peu la prise, ce n’est pas vraiment l’idée. L’idée est de maintenir la même pression sur ce virus, dont on sait qu’il devient extrêmement transmissible si on lui laisse un peu d’espace ; mais simplement, on change les modalités de la pression, parce qu’on sait qu’un confinement tel qu’on le vit aujourd’hui n’est pas compatible avec une vie économique et sociale. Les mesures que l’on va mettre en place, les mesures barrières strictes, les règles d’hygiène, l’utilisation de masques, la détection immédiate des cas, des contacts, l’isolement des patients, tout ce qui va suivre dans la gestion de la levée de confinement, visera à maintenir une pression très forte sur le virus, mais compatible avec une reprise de l’activité sociale et économique.
Risques : Peut-on en tirer la conclusion que les tests de dépistage généralisés sont absolument essentiels ? Leur utilisation massive explique-t-elle que les conséquences de ce virus semblent apparemment moins importantes dans d’autres pays comme la Corée du Sud ou l’Allemagne ?
Arnaud Fontanet : C’est un sujet assez difficile. À la sortie du confinement, les tests de diagnostic aigu, type PCR (réaction de polymérisation en chaîne), vont certainement jouer un rôle très important pour repérer toutes les formes symptomatiques le plus vite possible – du moins le plus grand nombre –, pour reprendre les chaînes de contact pour trouver les asymptomatiques, et isoler toutes les personnes qui ont des tests PCR positifs. Ce sera très important dans la stratégie.
Nous avons, quant à nous, en partie joué de malchance, et peut-être souffert de ne pas avoir eu une capacité suffisante de tests PCR au mois de février. Quand je dis que nous avons joué de malchance, c’est au moment des deux premières séries d’introduction du virus, qui ont été les cas du 24 au 30 janvier (six personnes immédiatement isolées, tests PCR de tous les contacts négatifs), puis les Contamines, le 8 février (à nouveau six personnes infectées, tests PCR de tous les contacts négatifs). Les rapatriés de Wuhan, tests PCR négatifs… On avait vraiment l’impression, à cette période, que nous étions capables, avec nos moyens, de maîtriser assez bien l’introduction du virus. On voyait bien que les foyers augmentaient un peu partout dans le monde et qu’inévitablement nous allions rater des introductions, d’autant que très vite ce n’était plus seulement la Chine, mais d’autres pays, qui pouvaient devenir des exportateurs de virus ; mais les premières introductions ont été maîtrisées. Tout a basculé quand on a réalisé le 25 février, au moment où un patient (un enseignant de l’Oise) décédait à la Pitié-Salpêtrière, qu’un foyer s’était développé silencieusement dans l’Oise. Puis quand on a eu un rassemblement religieux de 2 500 personnes à Mulhouse, où il y a eu un nombre extrêmement élevé de personnes infectées (que l’on n’a pas pu quantifier) ; 90 % des premières séries de patients qui sont arrivés à Mulhouse et Strasbourg étaient toutes des personnes qui avaient participé à ce rassemblement religieux. On se rend compte que cela a été un phénomène majeur, d’autant que les participants à ce rassemblement se sont ensuite dispersés sur le territoire français ; le foyer corse, notamment vient de là, la Guyane également. Il y a eu également quelques importations d’Italie et d’Égypte, mais qui ont beaucoup moins joué. Là où nous avons joué de malchance, c’est cet événement de super-propagation de Mulhouse (super-spreading event). Là où les tests ont manqué, peut-être, c’est dans l’Oise, où la circulation du virus assez intense au mois de février est passée sous le radar, mais finalement, à terme, n’a pas créé de foyer épidémique majeur. C’était important, mais ce n’était rien à côté du Grand-Est. En Île-de-France, qui est aussi très touchée, j’ai un peu de mal à analyser la situation pour déterminer comment les foyers se sont développés.
Pour en revenir à votre question : oui, en sortie de confinement, les tests PCR vont être très importants dans cette démarche de diagnostics très exhaustifs. Nous avons joué de malchance avec Mulhouse, et si nous avions eu une démarche plus systématique de dépistage par PCR, on aurait sans doute pu un peu mieux maîtriser ce qui s’est passé dans l’Oise.
Au moment du rassemblement de Mulhouse, entre le 17 et le 22 février, on n’avait aucune évidence de circulation du virus sur le sol français. Depuis les Contamines, le 8 février, il n’y avait plus rien. Ce n’est que le 25 février que l’on s’est rendu compte qu’il y avait des cas dans l’Oise. Pour les autorités sanitaires et pour la population, il aurait été incompréhensible de dire que l’on interdisait tous les rassemblements, tous les événements sportifs, tous les concerts, tous les événements culturels, les expositions, les congrès, alors qu’on n’avait aucune évidence de circulation du virus sur notre territoire. Là aussi, nous avons joué de malchance ; les pays nordiques n’ont pas eu ces événements de super-propagation. Ce qui nous a aidés, mais en partie seulement, c’est de voir ce qui se passait en Italie. Quand en France les patients ont afflué en réanimation, on voyait que les Italiens, qui avaient dix jours d’avance sur nous, étaient dans une situation catastrophique. Dans la prise de conscience de la gravité de la situation, l’exemple de l’Italie a compté, il nous a permis d’être un peu plus rapides sur la prise de mesures assez fortes. Pour les pays du Nord, voir l’Italie, l’Espagne et la France basculer aussi vite les a conduits à prendre rapidement des mesures de confinement que, sinon, ils n’auraient peut-être pas prises ; parce que lorsque rien ne se passe, comme chez nous en février, on n’a pas envie de prendre des mesures aussi radicales. Les Anglais, qui ont un peu traîné en ayant des tergiversations sur le fait de laisser monter l’immunité naturelle, l’ont payé très cher, y compris le Premier ministre.
Risques : Parmi tous les efforts de recherche menés actuellement pour trouver un traitement ou un vaccin, des pistes vous paraissent-elles prometteuses ?
Laurent Abel : Je ne suis pas un expert direct dans ces domaines. La piste prometteuse est la vaccination, il n’y a aucun doute ; si elle fonctionne, c’est la méthode qui permettra de protéger la population de façon efficace et peut-être d’éviter ces vagues et ces confinements successifs. C’est a priori la meilleure façon de sortir d’une situation qui peut être très compliquée à gérer sur le long terme, si on rencontre des vagues régulières de ce virus qui mute légèrement et que même les gens qui ont été infectés ne sont pas toujours forcément protégés contre une nouvelle infection. Il faudrait que nous arrivions à nous retrouver dans une situation proche de la grippe. Je sais que certaines observations laissent penser que certaines personnes déjà infectées et qui ont potentiellement développé des anticorps pourraient se réinfecter ; je pense que ce sont des observations assez ponctuelles, assez rares. Ce n’est pas un gros problème tant que la majorité reste protégée, soit du fait d’une primo-infection, soit d’un vaccin.
Sur l’aspect thérapeutique, comme vous le savez, on attend les résultats des premiers essais cliniques pour savoir si un traitement paraît intéressant et efficace.
Arnaud Fontanet : Je compléterais en disant que pour les traitements, sur le repositionnement de molécules déjà existantes, beaucoup de choses ont été essayées en Chine. Si un traitement fonctionnait vraiment, nous le saurions déjà. Les essais en cours aujourd’hui vont nous permettre de dire que certaines molécules apportent peut-être à un certain moment de l’infection un bénéfice au patient, mais cela restera quelque chose de relativement modeste. Cela nous pousse plutôt vers une deuxième génération d’essais avec des molécules plus originales. Un effort colossal est mené à l’échelle mondiale ; j’espère que cela va aboutir. Sur les vaccins, je suis un peu moins optimiste parce que ce virus entraîne une réponse immunitaire qui n’est pas nécessairement forte, d’après les quelques mesures qui ont pu être faites. Reproduire les effets d’une infection naturelle, si cette infection naturelle elle-même ne confère pas une immunité solide, n’est pas engageant. Mais j’avoue que je suis là hors de mon champ de compétence, il faut donc prendre ces remarques avec prudence.
Risques : Le déconfinement est une période qui peut durer assez longtemps. Comment s’organiser pour la suite sur le plan médical ? Peut-on déjà tirer des enseignements pour la future organisation de nos plans pandémie ?
Denis Castaing : À la fin du confinement, c’est-à-dire lorsque la pression sur le système de santé sera terminée, il va nous falloir reprendre l’activité chirurgicale. Aux malades déprogrammés vont s’ajouter ceux qui n’ont pas consulté durant la période de l’épidémie et de nouveaux arrivants. On va se retrouver avec une cohorte importante de patients à traiter, beaucoup plus que d’habitude. Il va donc falloir répondre à une demande de soins légitimes de ces malades. Le problème est que le personnel, qui a donné beaucoup de lui-même pendant toute cette période, a une demande aussi légitime de repos. Il faudra pouvoir étaler cette activité supplémentaire dans le temps et sur différentes structures. Très honnêtement, cela fait exploser tous nos repères d’organisation, et nous sommes pour l’instant en train de tâtonner pour savoir comment faire.
La pénurie de personnel est toujours présente. Une partie des souffrances actuelles de l’hôpital vient des plans d’économie successifs mais aussi du fait que l’hôpital recrute moins. Une des questions qui va se poser très vite est : comment rendre l’hôpital attractif pour que les personnels soignants (re)viennent y travailler ? La réponse est sûrement dans une valorisation des salaires – mais pas seulement – ; il y a aussi les conditions de travail. Par exemple, un sujet qui me paraît essentiel dans les hôpitaux parisiens est qu’avec un salaire d’infirmière, on ne peut pas se loger à Paris. Tout cela nécessite des réponses qui dépassent très largement l’hôpital en lui-même, mais qui doivent être rapides.
Il me semble impératif de remettre en avant, pas seulement à l’hôpital, les mesures élémentaires d’hygiène. Il faut reprendre toute notre éducation de l’hygiène au niveau de la population, et cela doit commencer dès la maternelle.
Enfin, je m’interroge sur une société où règne une défiance générale vis-à-vis de la science. Il faut redonner confiance à la population dans la science ; c’est impératif pour qu’elle accepte les contraintes inévitables qui vont lui être imposées. Les politiques ont dit régulièrement des âneries sur les faits médicaux. Pour moi, médecin, c’est aberrant d’entendre proposer une pétition nationale pour autoriser un médicament (qu’il soit efficace ou non) : l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament se fait en fonction de critères scientifiques médicaux ! Les médias ont un rôle fondamental pour diffuser la parole de ceux qui savent et non pas de ceux qui parlent fort, pour développer au maximum les arguments contre les théories fausses, complotistes ou délirantes et pour tempérer les impatiences irrationnelles vis-à-vis des résultats des études cliniques. La faute réside également dans l’égo et l’excès de confiance des médecins. Il faudra que nous menions tous, rapidement, une réflexion sur les moyens de redonner confiance dans la science et de mesurer et tirer les conclusions des effets négatifs de certains propos.
Arnaud Fontanet : Quelles leçons tirer pour le futur ? Nous sommes en train d’apprendre beaucoup dans un domaine où nous vivons notre première expérience grandeur nature de contrôle d’une épidémie transmise par un virus respiratoire. La mise en confinement : nous allons étudier ce qui a fonctionné ou pas ; la mortalité hors Covid-19 va être très importante : il faudra en tirer les conséquences. Pendant quinze jours, on n’a plus vu dans les services de réanimation de personnes qui venaient pour un infarctus du myocarde ou pour un accident vasculaire cérébral. Ces gens-là sont morts à domicile et le décompte se fera a posteriori.
Un autre virus respiratoire, le virus de la grippe, a frappé trois fois au XXe siècle et une fois au XXIe siècle, et il continue de représenter une menace majeure ; un scénario d’épidémie de grippe, finalement, n’est pas si différent de celui-là. En outre, dans les pandémies grippales, il y a une fraction de sujets jeunes très touchés par ces pneumopathies inflammatoires, comme celle du nouveau coronavirus.
Les pouvoirs publics prêtent désormais plus d’attention à ce type de menaces puisqu’on sait qu’elles sont réelles. Cela fait dix ans que je fais la même présentation sur le thème « Faut-il craindre les pandémies ? », dans laquelle ma diapositive 30 est un virus respiratoire (je pensais à la grippe) qui a quasiment toutes les caractéristiques de ce nouveau coronavirus. Mais je n’ai jamais pensé que je connaîtrais une épidémie de ce type. C’était pour moi un exercice académique. Cela ne l’est plus du tout aujourd’hui, et pour les pouvoirs publics non plus.
On s’est également rendu compte que les 90 millions de vaccins achetés par notre ministre de la Santé en 2009 – qui ont fait beaucoup gloser – n’étaient rien à côté de ce que nous sommes en train de payer aujourd’hui, et que le fait de surréagir tôt, finalement, peut avoir du bon. Je l’ai toujours dit et je le répète aujourd’hui : si on m’avait demandé en mai 2009 s’il fallait acheter 90 millions de vaccins, je l’aurais recommandé. Je pense que dans la période qui a suivi il y a eu un démantèlement de nos agences de santé publique, des fonds destinés à l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus)… en surréaction à ce qu’il s’était passé en 2009 ; ce qui est très préjudiciable aujourd’hui. Globalement, nous allons vouloir être mieux préparés. Nous allons apprendre aussi de nouveaux modes de gestion de l’épidémie. L’arrivée d’outils informatiques – je ne sais pas encore quelle va être l’adhésion de la population française, en tout cas ils vont être testés en Allemagne, en Angleterre, en Norvège et en Suisse – va nous montrer une autre façon de renforcer notre capacité à pratiquer une veille épidémiologique et à contrôler des épidémies de ce type.
Il va falloir que nous ayons une réflexion à l’échelle européenne sur la mutualisation des moyens et leur mobilité par rapport à toutes ces questions : doit-on faire des stocks vis-à-vis d’une menace dont on ne sait jamais si elle va se réaliser, ce qui entraîne donc un coût majeur ? Les politiques de confinement et de déconfinement doivent également être gérées au niveau européen. En effet, dès qu’un pays décide d’une mesure contraignante, les autres pays se sentent obligés de l’adopter pour ne pas prendre un risque qu’on pourrait leur reprocher a posteriori. Là aussi, il faut relativiser un peu ces mesures. Je rappelle que l’Italie était le seul pays qui avait fermé ses vols en provenance de la Chine, et qu’ils ont fait de nombreux dépistages ; simplement ils sont passés à côté du premier foyer. Il n’y a pas de mesures simples ; c’est un ensemble de dispositions qui permet le contrôle de l’épidémie.
Il y aura des prises de conscience, mais les pays vont sortir complètement ruinés de cette pandémie, pour un certain nombre d’années. Leur capacité à se réorganiser et à remobiliser leurs forces va être très handicapée par la crise économique qui vient.
Dans mon expérience, pour toutes les épidémies que nous avons eues et dont nous sommes sortis, nous avons été tellement contents d’en être sortis que nous les avons oubliées très vite. J’espère que, cette fois-ci, nous aurons par rapport à cette épidémie une attitude un peu plus responsable au sortir de la crise, que nous nous dirons que les hôpitaux méritent d’être un peu plus cajolés et que la recherche peut avoir de l’importance.
Enfin, par rapport aux grands enjeux de notre planète, comme le réchauffement climatique, dont on se dit que cela va arriver un jour mais qu’on ne va pas les connaître, j’espère que nous aurons une attitude plus responsable quant aux catastrophes qu’ils peuvent engendrer, surtout quand la très grande majorité des scientifiques crédibles nous disent que nous sommes sur la mauvaise pente.
Note
- “Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France”, Institut Pasteur, HAL, 21 avril 2020.