Depuis les années 1980, les taux d’intérêt se sont inscrits sur une tendance de long terme à la baisse. La maîtrise de l’inflation puis le ralentissement de la croissance ont pu expliquer une bonne part de cette baisse. Mais, voilà qu’au moment où l’on s’attendait à une stabilisation, ils rechutent aux États-Unis à des niveaux très bas et ils poursuivent leur baisse pour devenir négatifs sur l’essentiel de la courbe des taux en Allemagne et en France. Le taux d’intérêt sans risque à dix ans dans vingt ans ne dépasse pas aujourd’hui 0,7 % en Allemagne et 2,5 % aux États-Unis, ce qui correspond à un taux réel négatif en Europe et à peine positif aux États-Unis ; que l’on se réfère au taux d’inflation courant ou au taux d’inflation sous-jacent. Une situation totalement inédite et surprenante, au regard de notre expérience passée !
Les raisons de cette situation inédite échappent à la plupart des experts. Certes, il ne manque pas d’explications à cet état de fait, mais celles-ci ne sont pas totalement convaincantes. Elles n’éclairent que partiellement la question et soulèvent une multitude d’interrogations dans la mesure où elles justifient bien des taux sans risque plus bas que dans le passé mais pas vraiment les niveaux atteints aujourd’hui. Une épargne excessive imputable au vieillissement de la population et à une insuffisance de la demande, une politique monétaire agressive menée par des banques centrales que la soutenabilité des dettes publiques inquiète, le redéploiement des portefeuilles des actifs risqués vers les actifs sans risque en raison de la perception d’un monde plus risqué et d’une aversion au risque accrue… autant d’explications dont on peine à croire qu’elles puissent justifier un déséquilibre durable aussi important du taux d’intérêt sans risque.
Car là est bien la question : pourquoi les taux d’intérêt réels pourraient-ils rester durablement négatifs en l’absence d’effets de surprise identifiés ? Pourquoi les taux d’intérêt nominaux pourraient-ils demeurer durablement en dessous du taux censé s’approcher du taux d’intérêt de l’âge d’or (croissance par tête plus inflation tendancielle) ? Au nombre des incertitudes qui pèsent sur la croissance, figurent non seulement l’ombre projetée par le risque d’une correction brutale des taux d’intérêt à la hausse – qui ferait s’effondrer les marchés – mais aussi les difficultés croissantes que rencontrent certaines institutions financières qui peinent à tirer des actifs actuels une rémunération suffisante pour répondre à leurs obligations sans s’exposer inconsidérément au risque. Loin d’inciter à l’optimisme, les taux d’intérêt bas nourrissent un climat de pessimisme et de doute sur l’avenir.
C’est à tous ces défis que le présent dossier est consacré. Comme on le verra, les interrogations sont multiples, tout comme les explications. Mais, surtout, ces interrogations sont grosses d’enjeux pour les différents acteurs et pour la recomposition d’un monde en voie de fragmentation.
Patrick Artus s’interroge sur les origines des taux d’intérêt à long terme très faibles : l’équilibre entre l’offre et la demande de biens et services ou de dettes sans risque, ou simplement les politiques monétaires expansionnistes ? Il s’interroge ensuite sur le caractère durable de cette situation et sur ses avantages et inconvénients. Il conclut que la politique monétaire est déterminante, que cette situation est durable, et que de plus en plus les risques et les inconvénients l’emportent sur les avantages.
Olivier Garnier, Stéphane Lhuissier et Adrian Penalver estiment que la baisse observée des taux réels depuis plusieurs années résulte non pas tant des politiques monétaires en elles-mêmes mais d’abord et surtout de changements structurels affectant la croissance économique tendancielle et l’équilibre épargne/investissement ; la politique monétaire ne faisant qu’accommoder les conséquences de ces changements structurels. Une meilleure utilisation des politiques structurelle et budgétaire pourrait enrayer ce mouvement baissier.
Jean-Marc Daniel propose une réflexion originale sur les dimensions géopolitiques de la baisse des taux d’intérêt à des niveaux très bas. Il constate que les taux bas, dont il impute assez la responsabilité principale aux politiques monétaires, permettent aux pays du G7 de contraindre l’ensemble de la planète à accepter une sous-rémunération objective de l’épargne pour éviter d’avoir à remettre de l’ordre dans leurs finances publiques, marquées par des déficits historiquement élevés et persistants et par une explosion de la dette publique.
Jean-Pierre Grimaud, s’il trouve une logique notamment monétaire à la politique de taux bas, s’inquiète en revanche de leurs conséquences de plus en plus négatives. En effet, des taux d’intérêt réels négatifs n’ont pas de sens économique car ils renvoient à un message où le futur a une valeur négative. Ceci est contradictoire avec l’évolution naturelle de la société humaine où le futur est réputé avoir plus de valeur que le présent. Il est impératif de sortir de cette situation qui fragilise le secteur financier sans prouver son efficacité économique.
Sylvie de Laguiche estime que la pérennisation de taux négatifs oblige les entreprises, les banques, les assurances et les institutions de prévoyance à profondément revoir leur mode de pensée et leurs pratiques. Mais la possibilité ainsi offerte de se refinancer à des taux artificiellement bas incite les États à s’endetter, menace la préservation du pouvoir d’achat et le niveau de vie des retraités, décourage l’épargne et rationne les financements de long terme nécessaires à la croissance économique.
Thomas Béhar et Jean-Baptiste Nessi soulignent que le contexte actuel de bas taux d’intérêt force les assureurs vie à repenser leurs produits afin d’accorder des garanties moins coûteuses en capital et de retrouver un partage du risque plus équilibré. Alors que le fonds euros était l’outil privilégié, alliant sécurité, liquidité et rendement, ce sont aujourd’hui les fonds en unités de compte qui prennent le relais. La disruption ainsi apportée peut avoir des effets négatifs pour l’assurance vie si le caractère assurantiel des garanties n’est pas préservé.
Marie-Pierre Peillon et Alexandre Piazza examinent la façon dont les gestionnaires d’actifs s’adaptent à ce nouvel environnement. Cela passe tout d’abord par une gestion plus dynamique, en allant notamment capter du rendement sur des titres traditionnels, liquides, au-delà de nos frontières. Cela passe aussi par la mise en place d’une enveloppe de type organisme de placement collectif (OPC) dans le mandat, pour y loger ces actifs. Cela suppose enfin la définition d’un budget de risque précis, par classe d’actifs, sur la base de la value at risk (VaR).
Philippe Lemoine se demande s’il n’y aurait pas convergence, dans l’environnement actuel de taux négatifs en Europe, entre le marché et la morale vers un taux de l’usure ramené à zéro. L’économie et la morale y trouveraient leur compte… mais les conséquences en seraient dramatiques. L’acceptation d’un taux d’intérêt positif, modéré, est en effet la condition première pour remplacer l’usure par un crédit de nécessité, premier pas vers une action efficace sur les causes de l’endettement excessif, c’est-à-dire sur la pauvreté.
Pierre-Charles Pradier se penche sur la signification de l’usure dans un contexte de taux d’intérêt négatifs en Europe. L’usure est réglementée depuis la nuit des temps, apparemment sans grand succès. Les religions abrahamiques ont adopté une position radicale en prohibant tout intérêt dans les prêts. Ces interdictions strictes constituent toutefois des positions théoriques, qui ont été tantôt tempérées comme dans le christianisme aujourd’hui, tantôt durcies, avec des aménagements, comme dans l’islam aujourd’hui.