La réforme Solvabilité II, votée en 2008 par le Parlement européen, après plusieurs années de discussions entre professionnels, et entrée en vigueur en 2016, plusieurs années plus tard, est probablement la réforme la plus ambitieuse jamais conçue pour l’assurance dans le monde. Elle visait tout à la fois à refondre le calcul des exigences en capital avec l’ambition d’inciter les entreprises d’assurance à bien prendre en compte tous les risques auxquels elles sont exposées ainsi que leurs interdépendances, au niveau solo comme au niveau groupe, à imposer pour la première fois un standard exigeant de gouvernance et de gestion des risques à ces entreprises, et à définir une nouvelle normalisation comptable en « valeur de marché » ainsi que des standards complets d’information des marchés et des régulateurs… les fameux trois piliers de Solvabilité II.
Pour autant, Solvabilité II n’a pas été exempte de critiques. Alors que la réforme devait être « principles based », elle s’est progressivement transformée en une réforme pas seulement prescriptive mais prescriptive dans un luxe de détails tatillons jamais connu auparavant. Fallait-il en incriminer la faute à l’excès d’interventionnisme des régulateurs européens ? Rien n’est moins sûr. En fait, le désir d’une approche consensuelle et la méfiance naturelle qui caractérise les relations entre puissance publique et entités contrôlées ont progressivement induit chacune des deux parties, les régulateurs et les entreprises, à introduire des dispositions de plus en plus prescriptives dans le but de limiter le pouvoir discrétionnaire de la partie adverse. En outre, la dialectique entre grands pays et petits pays a joué à plein dans le sens de l’addition des contraintes aux niveaux groupe et solo, alors que l’on espérait qu’elle déboucherait sur une logique de complémentarité et d’économie. La dynamique de la négociation a donc fait son œuvre, mais de façon quelque peu perverse, conduisant à un point d’équilibre qui se situe tragiquement à l’exact opposé de ce que les deux parties visaient initialement. Inutile de dire que cette caractéristique de Solvabilité II a peu de chances de pouvoir être corrigée dans les années à venir.
D’autres aspects, plus ponctuels, ont aussi fait l’objet de critiques dès le départ : c’est le cas des actions, dont les Français, contrairement aux Anglais, ont vu tout de suite qu’elles seraient sévèrement pénalisées par les nouvelles exigences en capital… au plus mauvais moment, alors que nos économies sont menacées par le risque de stagnation séculaire. Depuis, les Anglais ont reconnu leur erreur. À l’inverse, le traitement des obligations souveraines, qui sont considérées comme ne comportant pas de risque de crédit, paraît extrêmement laxiste, spécialement pour les pays à risque qui sont pourtant susceptibles d’ébranler le bilan des plus solides entreprises d’assurance, comme nous l’a montré la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro. Nombreux sont aussi ceux qui ont pointé le caractère procyclique de ces normes, le capital n’étant pas autorisé à servir de coussin de sécurité pour absorber les chocs mais ayant au contraire vocation à être reconstitué durant les périodes difficiles. C’est le cas aussi des exigences trop lourdes en reporting, qui ont peu de chance d’être adoucies dans le contexte actuel de méfiance à l’égard de la finance en général, y compris l’assurance.
Les articles présentés dans ce dossier estiment que la révision de Solvabilité II en 2020 est une opportunité pour revenir sur ces faiblesses de la réforme. Pour autant, ils font aussi ressortir les conséquences de ces erreurs de conception qui vont continuer à se faire sentir sur le long terme, au-delà de la révision de 2020. Même si la plupart d’entre eux reste confiants dans la possibilité de retrouver, en tout ou partie, l’esprit initial de la réforme, ils ne sous-estiment cependant pas les difficultés auxquelles cette révision, véritable réforme dans la réforme, va se heurter.
Pour Sylvestre Frezal, Solvabilité II est une bonne réforme qui a mal tourné, en raison d’une double erreur qui a pesé sur son élaboration et qui va continuer à peser sur la révision de 2020. Tout d’abord de ne pas positionner les arbitrages politiques en amont, de croire qu’on pouvait oublier leur caractère nécessaire et se contenter de demander aux techniciens de faire leur travail, sans avoir à assumer de décision de cadrage politique. Ensuite, après avoir constaté que le résultat n’était globalement pas acceptable, de ne pas reprendre formellement la main en assumant la dimension politique. L’auteur pense que les conséquences de cette double erreur seront difficiles à corriger et qu’elles vont peser sur la révision comme elles ont pesé sur la conception de la réforme.
Pour Romain Durand, réformer Solvabilité II se heurte à deux difficultés. La première est l’abandon du « principles based ». Or, sans retour rapide à cette idée, Solvabilité II s’enfoncera dans une jungle de textes et de prescriptions dont la réforme sera impossible. La seconde est le choix d’une métrique de solvabilité élevée et de court terme, qui ne garantit ni l’insertion des assureurs dans le monde économique tel qu’il est, ni la prise en compte du caractère à long terme de leur activité. Il ne peut être simplement dérogé à cette métrique désormais inscrite dans la loi. Revenir à un monde de principe, refaire confiance aux assureurs et à leur savoir, réduire le 99,5 % ou lui donner un horizon plus long seraient les préalables de réformes plus simples… mais ce serait s’attaquer aux erreurs philosophiques de Solvabilité II qui ne sont pas vraiment dans le champ de la révision considérée aujourd’hui.
Pour Patrick Thourot, cette erreur a conduit les régulateurs à vouloir régenter dans le détail l’ensemble de l’exercice du pouvoir au sein des entreprises d’assurance. Optimiste, il pense que les défauts et les complexités inutiles seront probablement progressivement corrigés et les modèles internes pallieront les faiblesses de la formule standard. En revanche, il considère que le resserrement de la règlementation et le contrôle des assurances emportent une double révolution qui est loin d’être achevée au sein des entreprises d’assurance et que la révision de 2020 devrait confirmer. Révolution dans les mentalités, où la solvabilité prend le pas sur la compétitivité et la profitabilité dans l’appréciation de la performance. Révolution dans les organisations, où la responsabilisation des conseils d’administration, l’émergence des fonctions d’officers à l’anglo-saxonne, la recomposition des comités exécutifs, la restructuration des groupes eux-mêmes, sont à l’œuvre aujourd’hui, et transforment notre façon de souscrire et de gérer les risques assuranciels et opérationnels.
Sandrine Lemery partage le sentiment que les compromis ont altéré l’équilibre de la réforme de Solvabilité II. Elle pense cependant que cette altération n’a pas affecté les bases de Solvabilité II et que la révision de la réforme devrait permettre de trouver un meilleur équilibre entre prudence et simplicité. Car, pour l’auteur, il est très important de partir d’un objectif de renforcement de la prudence dans cette révision, notamment au niveau de l’appréciation du risque souverain et de la mesure de l’horizon temporel annuel. Mais, à côté de cet objectif de prudence, l’auteur assigne un objectif de simplification par rapport à une réforme dont la complexité affecte la transparence. L’auteur assume le caractère arbitraire de nombreux arbitrages de Solvabilité II mais elle considère que ce caractère arbitraire ne doit pas nous inquiéter pour autant qu’il sert bien l’objectif de prudence sachant qu’il est intrinsèque à tout choix prudentiel et à toute mesure de l’exposition au risque.
Vincent Damas et Jean-Baptiste Nessi considèrent que l’objectif d’une approche économique fondée sur le risque et incitant les entreprises de (ré)assurance à mesurer et à gérer convenablement leurs risques a été atteint avec l’entrée en vigueur de Solvabilité II, et que c’est une avancée considérable. Il leur semble cependant primordial sur certains aspects de revenir aux principes initiaux ayant conduit les autorités européennes à la mise en place du nouveau régime. Notamment, toutes les mesures prises par les autorités de contrôle devraient être mieux proportionnées à la nature, à l’ampleur et à la complexité des risques inhérents à l’activité d’une entreprise d’assurance ou de réassurance ; la charge pour les entreprises d’assurance de petite et de moyenne taille ne devrait pas être trop lourde et devrait être elle-même proportionnée ; il importerait de promouvoir une meilleure convergence, au niveau européen, en matière de contrôle, non seulement sur le plan des instruments, mais aussi sur celui des pratiques.
Olivier Héreil considère toutefois que le traitement des actions par Solvabilité II est le sujet clé de l’assurance par rapport à sa contribution à l’équilibre macroéconomique européen. Il estime que Solvabilité II n’encourage pas à la détention d’actions, avec pour conséquence que la place des actions dans l’allocation des fonds généraux des assureurs vie reste faible alors que les actions jouent un rôle majeur dans la création de richesse à long terme et offrent une réponse attractive en environnement de taux très bas. De ce point de vue, le projet de la Commission européenne visant à introduire une catégorie nouvelle d’actions, les actions détenues à long terme, qui bénéficierait d’un choc réduit de 39 % à 22 %, est certes intéressante mais largement insuffisante. Cette proposition est toutefois, en l’état, assortie de conditions d’emploi complexes et restrictives qui, selon l’auteur, vont limiter l’effet escompté sur le financement à long terme des économies européennes. Ce doit donc être un point de discussion important avec la Commission dans les semaines à venir.