Dans l’enthousiasme suscité par les progrès de la médecine, des systèmes de soins et de l’assurance maladie, la croyance s’était répandue que les pandémies seraient vouées à disparaître progressivement, ou, à tout le moins, à se concentrer dans les régions les plus pauvres du monde avant de disparaître définitivement avec le développement de ces régions. C’est dans ce climat optimiste qu’est brutalement apparu le virus du sida au début des années 1980. On ne soulignera jamais assez combien cette pandémie a contribué à changer les croyances au sein des pays avancés et à répandre un nouveau sentiment de finitude, quand ce n’est pas de pessimisme. Les pandémies grippales des années 2000 ont renforcé ce sentiment, ressuscitant le spectre de la grippe H1N1 de 1918, ou espagnole, qui aurait tué entre 25 et 50 millions de personnes. Sitôt identifiés, les nouveaux virus comme le virus H7N9 ou le coronavirus inquiètent. Pourtant, les dernières pandémies reconnues par l’OMS n’ont pas été meurtrières : 900 morts dans le monde pour la grippe SRAS H1N1 en 2003, 300 morts pour la grippe aviaire H5N1 en 2005 et 6000 morts pour la grippe « porcine » A/H1N1 en 2009. Mais, le monde a changé, l’insouciance initiale a laissé place à un sentiment diffus d’inquiétude, qui dès qu’il se précise se transforme en mouvement de panique mondiale. Le film Contagion traduit bien ce sentiment nouveau.
Que faut-il en penser ? Ce sentiment nouveau est-il exagéré ou justifié ? Les contributions au présent dossier font le point sur ce sujet. Comme on le verra, elles ne tranchent pas totalement le dilemme entre précaution et panique, et ce, pour de bonnes raisons. En effet, le risque de pandémie est un risque « ambigu » au sens statistique du terme, c’est-à-dire que nous ne connaissons pas vraiment les probabilités d’une pandémie de grande ampleur, plusieurs lois de distribution pouvant rendre compte des faits observés en la matière depuis l’après-guerre. Certes, la découverte des antibiotiques et des antibactériens, la mise en évidence de l’importance des complications respiratoires, l’extraordinaire expansion de la capacité de recherche médicale, le développement de systèmes de santé efficaces et la mise en place de systèmes d’assurance maladie couvrant une très large fraction de la population, si ce n’est l’ensemble de la population, à tout le moins dans les pays développés, ont fondamentalement changé le monde et son exposition au risque.
Mais, jusqu’à quel point l’ont-ils changé ? Et l’ont-ils changé définitivement ? Il n’est malheureusement pas possible de répondre de façon univoque à cette question. Tout d’abord, nous n’avons que soixante-dix ans d’observations empiriques depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ce n’est pas une période de temps suffisante pour statuer sur la disparition des grandes pandémies qui, à l’instar de la grippe espagnole ou de la peste, correspondent à des taux de retour de 100 ans ou plus. En outre, plusieurs facteurs pourraient rendre en partie illusoire le sentiment que le monde a changé : la capacité de résistance des virus aux antivirus semble s’être accrue ; de nouveaux virus mettant en échec au moins temporairement la médecine peuvent apparaître comme ce fut le cas pour le virus HIV ; la multiplication des échanges et la mondialisation facilitent la contagion ; la recherche sur les virus est elle-même en train de devenir une source de risque dans la mesure où la sécurité des laboratoires ne peut être assurée à 100 % ; certains comportements dits « écologiques » peuvent inciter à modifier les comportements de prévention, etc.
Nul mieux que les scientifiques et les assureurs et réassureurs, qui couvrent, par leurs contrats, ce type de risque, ne sont en mesure de répondre à cette question. C’est pourquoi nous avons largement fait appel à leurs compétences pour faire le point sur ce sujet. Et le lecteur pourra constater que leur réponse est aujourd’hui prudente et balancée.
Jean-François Guégan rappelle que les maladies infectieuses restent une des principales causes de mortalité aujourd’hui, avec cinq groupes d’infections majoritaires : les infections des voies respiratoires inférieures, les maladies diarrhéiques, le VIH (sida), le paludisme et la tuberculose. Mais, il note qu’il y a beaucoup plus de maladies transmissibles à l’homme et susceptibles de prendre un jour une forme pandémique et que la liste s’accroît chaque jour.
Pierre-Yves Geoffard fait ressortir l’importance des comportements humains dans le développement des phénomènes pandémiques. Il montre ainsi que, malgré les progrès spectaculaires obtenus dans la lutte contre le sida avec les thérapies combinées, il n’en demeure pas moins que le sida ne sera pas éradiqué dans nos sociétés pour la simple et bonne raison que sa disparition nécessiterait un changement radical des comportements humains, qui n’a aucune chance de se produire.
Patrice Debré montre comment la lutte contre les nouvelles infections capitalise sur l’expérience historique et sur la connaissance accumulée des facteurs de diffusion des microbes. Pour juguler ces menaces et contrôler les phénomènes pandémiques, il montre qu’il faut développer la recherche et la veille dans les hot spots de biodiversité, soutenir la diplomatie sanitaire et l’action internationale, informer et éduquer sur les phénomènes épidémiques.
Michel M. Dacorogna analyse la nature des phénomènes pandémiques et leurs caractéristiques communes. Sur cette base, il cherche à préciser les conditions d’une modélisation probabiliste de ce risque – en se plaçant du point de vue des assureurs et des réassureurs – et de la couverture de leurs engagements. Il insiste sur l’importance de principes clairs et partagés en la matière, notamment dans le cadre des nouvelles exigences prudentielles de Solvabilité II.
Jean-Christophe Ménioux précise les scénarios de pandémie qui lui paraissent pertinents aujourd’hui et dresse un bilan des systèmes internationaux d’alerte en la matière, notamment au sein de l’OMS. Il souligne lui aussi l’importance de la modélisation de ce risque pour les assureurs. Il insiste enfin sur le fait que, par-delà la protection offerte par la réassurance, la titrisation (par les mortality bonds) et la diversification des risques, les assureurs doivent anticiper la gestion de risque.
Stephen Kramer étudie plus particulièrement les menaces de pandémie grippale, à distinguer des phénomènes de grippe saisonnière. Il considère ces menaces comme réelles et « redoutables » car la propagation de la grippe est rapide, globale (susceptible de toucher une très large fraction de la population mondiale) et impossible à contenir. Il insiste aussi sur la principale leçon de 2009, qui a été de montrer la nécessité d’une mise à niveau des moyens de santé publique et de recherche.
Renaud Dumora, tout en soulignant l’hypertrophie médiatique qui entoure le sujet, insiste sur le caractère émergé de ce risque et sur sa nature systémique, et donc extrêmement sérieuse pour les assureurs qui en seraient affectés de manière transversale. Il rappelle enfin que la prise en compte de ce risque est imposée par Solvabilité II au niveau de la formule standard et qu’il doit donc être modélisé par ceux qui souhaiteraient faire le choix de la modélisation interne.