Au vu de la fréquence des articles de presse sur la souffrance au travail et sur les risques psychosociaux en entreprise, on pourrait croire que cet alexandrin de Jean de La Fontaine s’applique, non pas à la peste, mais au mal-être dans l’entreprise.
A chaque nouveau suicide en entreprise, la souffrance au travail fait la une de la presse et devient un sujet récurrent des débats télévisés. Les entreprises mises en cause sont immédiatement et sans recul jugées responsables par l’opinion publique, et le mal-être au travail considéré comme la cause principale de ces drames.
Risques psychosociaux, stress, harcèlement moral : tout le monde en parle mais de quoi s’agit-il précisément ?
Paradoxalement, et en dépit de l’utilisation qui en est faite, le terme de « risques psychosociaux » n’est ni juridiquement qualifié ni scientifiquement défini ou évalué. Le législateur français ne s’est pas risqué à en définir le contour. Il a juste imposé à l’employeur, dans le cadre du Code du travail, de « prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».
Pour appréhender le phénomène, les spécialistes vont donc parler de causes, de facteurs de risques, ou décrire les formes de manifestation de ce risque : stress chronique, harcèlement moral et sexuel, agressions et violences externes, syndrome d’épuisement professionnel et suicides au travail. Ils ne pourront que fournir des statistiques sur la survenance de ces situations ou sur leurs conséquences en matière d’absentéisme. La Dares, dans une étude de 20131, estime ainsi que le taux d’absentéisme des salariés exposés à des risques psychosociaux est trois fois plus élevé que la moyenne.
La Cour de cassation, dans sa jurisprudence, a transformé en 2005 l’obligation de moyen telle que définie dans le Code du travail en une obligation de résultat : l’employeur est tenu à une obligation de résultat en matière de prévention de la santé mentale du travailleur. Dès lors, comment peut-on mettre en œuvre des politiques de prévention efficaces, protectrices à la fois du salarié et de son employeur ? Quel rôle l’assureur peut-il jouer dans la couverture de ce risque ?
C’est tout l’objet de ce cahier : identifier ce risque, comprendre son émergence, en mesurer les incidences pour l’entreprise et pour l’économie en général, et voir dans quelle mesure ce risque pourra être transféré dans le cadre de l’assurance.
Annie Manhan Sy et Richard Rechtman retracent l’histoire de l’émergence des risques psychosociaux au travail. Ils comparent le process de reconnaissance et de prise en charge des accidents du travail à la fin du XIXe siècle avec la mise en évidence des risques psychosociaux un siècle plus tard. Le phénomène n’a, en pratique, émergé en France qu’en 1995 : avant cette date, le lien entre souffrance au travail et responsabilité de l’employeur était bien moins présent. Très fourni, leur travail nous montre comment l’évolution de la grille des valeurs de nos sociétés occidentales a conduit à transformer la souffrance psychique individuelle en un mal collectif touchant de manière inacceptable l’ensemble de l’entreprise, mais également toute la société.
Eric Albert et Robert Thomas ont concentré leur propos sur le stress en entreprise. Ils insistent sur le caractère multidimensionnel de ce risque et tentent de mesurer par des éléments objectifs le degré de stress des individus au travail et le seuil à partir duquel ce stress devient nuisible à la santé du salarié. L’Ifas (Institut français d’action sur le stress) a ainsi construit un modèle à plusieurs dimensions qui met en évidence les facteurs sur lesquels l’entreprise peut agir par une politique de prévention.
Philippe Vivien et Mathieu Sissler nous montrent comment ils interviennent en tant que consultants pour engager les managers dans cette démarche de prévention des risques. Globale, elle passe tout d’abord par la prise de conscience de ces risques, par la mobilisation de l’ensemble de la chaîne managériale, par la mise à disposition d’outils pratiques de diagnostic des situations de crise et par la formation au management. Elle peut également être complétée par une négociation sur la qualité de vie au travail qui visera à faire participer les partenaires sociaux à l’exercice de prévention.
Allant plus loin dans la démarche, Muriel Pénicaud insiste plus globalement sur le rôle de l’entreprise et de toutes ses parties prenantes dans la mise en œuvre d’une solution. Les dirigeants de l’entreprise doivent en premier lieu être sensibilisés et convaincus de la nécessité d’optimiser leur capital humain : les individus constituent en effet la principale ressource de l’entreprise. Ils doivent également renforcer le management : trop de salariés se retrouvent promus dans des rôles de management sans avoir été suffisamment formés à leur rôle futur. Enfin, le problème étant éminemment complexe, la coopération entre tous les acteurs concernés (dirigeants, managers de proximité, organisations syndicales, médecins, salariés, ergonomes…) doit être encouragée.
Comme tous les auteurs de cette rubrique, Wim Van Wassenhove et Mathilde Bellanger s’accordent à reconnaître la difficulté à identifier clairement la notion de risques psychosociaux. Considérant toutefois que la prévention des risques psychosociaux a une forte incidence sur la performance des entreprises, ils se posent la question de l’assurabilité de ce risque : existe-t-il un marché, à savoir un aléa véritable, une quantification de cet aléa, un coût fini de la couverture de cet aléa et une demande solvable de couverture ?
Kadidja Sinz et Clotilde Zucchi répondent à cette question. XL Group a en effet adapté à la France un dispositif existant aux États-Unis, connu sous le nom d’employment practice liability insurance (Epli). Accompagnée de politiques de prévention, cette assurance couvre, dans le cas de réclamations liées aux rapports sociaux (discrimination, harcèlement, pression excessive…), les frais de défense civils et pénaux ainsi que les indemnités à verser aux employés en cas de jugement en leur faveur et au détriment de l’employeur.
Pour finir, Emmanuelle Barbara défend une opinion très tranchée, loin du « politiquement correct ». Assurant la défense d’entreprises accusées de ne pas avoir suffisamment veillé à la santé mentale de leurs salariés, son expérience l’amène à pointer du doigt les conséquences négatives pour l’entreprise d’une définition floue de la notion de souffrance au travail. Elle regrette l’évolution défavorable, pour les entreprises, de la jurisprudence sur les risques psychosociaux, et montre comment la simple évocation d’un éventuel risque psychosocial peut induire de forts blocages dans l’entreprise, et empêcher ainsi sa nécessaire transformation.
Note
- Cf. « Les absences au travail des salariés pour raisons de santé », Dares Analyses, publication de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, n° 009, février 2013.