Il suffit de feuilleter régulièrement la revue Risques pour se persuader de l’importance que la profession accorde à la culture : on a pu lire naguère (n° 90) dans ces colonnes un dossier sur le cinéma qui rapportait l’importance de la production française à la qualité des schémas assuranciels publics et privés, et on trouvera dans ce numéro la transcription d’un débat organisé récemment à la Maison de l’assurance sur l’avenir du livre. Ces exemples ponctuels appellent un complément plus structuré, aussi le présent dossier organise-t-il un tableau des relations entre « assurance et culture ». À cet égard, on pourrait être tenté de détourner la citation rebattue d’Henri Ford vers un usage provocateur : si le magnat américain attribuait aux assureurs le mérite de la construction des gratte-ciel new-yorkais, les grands monuments du patrimoine mondial de l’humanité, des pyramides d’Égypte aux châteaux de la Loire, n’ont pas eu besoin d’assurance. Est-ce à dire alors que la culture n’a pas besoin d’assurance ? Cet apparent paradoxe permet d’approfondir l’analyse du concept de culture : que seraient les tas de pierres les plus antiques sans la vénération des hommes ? Des tas de pierres dont la signification s’est perdue. Qu’on la ressuscite, qu’on l’organise comme un fait social, et les assureurs ne manquent pas à l’appel pour garantir aussi bien ce patrimoine que ceux qui s’emploient à le faire vivre et tous ceux qui viennent s’en émerveiller.
Voici donc ce qu’est la culture. Non pas une collection de vieilles choses, non pas seulement une liste de valeurs énumérées dans un contrat mais des valeurs vivantes au cœur et dans l’esprit des hommes. Parce qu’ils garantissent la « valeur » des biens, les assureurs rendent possible le partage des « valeurs »communes, et ils sont ainsi les garants de la culture vivante. Reste à caractériser cet énoncé général dans des instances particulières.
Les deux premiers articles de ce dossier illustrent le rôle particulier de la politique culturelle en France, mais aussi le double rôle que l’État fait jouer aux assureurs. Valérie Vesque-Jeancard rappelle d’abord que les risques sont liés à l’ambition même des projets culturels. Comme elle a garanti l’instruction au citoyen, la république souhaite « toucher le public le plus large et lui proposer une expérience enrichissante et inoubliable, par la rencontre avec l’art et toutes les formes de création. » À l’instigation d’André Malraux, la « grande exposition » constitue le moyen privilégié de cette politique, qui offre chaque année à des millions de Français les trésors du monde entier. Toutefois, la concentration d’œuvres exceptionnelles et la complexité des transports exposent à des risques considérables : depuis les années 1990, l’État a conçu un programme de réassurance particulier, qui était devenu nécessaire pour permettre aux assureurs privés d’offrir leur garantie aux œuvres prêtées par les musées et les collectionneurs privés.
Si les grandes expositions offrent un modèle économique profitable pour les parties prenantes, l’État doit aussi intervenir pour sauvegarder les biens culturels dans des conditions telles qu’il paraît difficile d’assurer a priori une quelconque profitabilité. Bertrand de Feydeau illustre ce cas de figure par un exemple remarquable, celui de la Société des manuscrits des assureurs français (Smaf). Créée sous l’impulsion de l’État pour éviter la dispersion des trésors nationaux à l’occasion des ventes aux enchères, elle témoigne du dévouement des assureurs à l’intérêt public autant que de leur créativité puisqu’ils ont su inventer un modèle économique en l’absence de loi sur le mécénat.
L’État n’est heureusement pas le seul commanditaire ni le seul organisateur de l’économie de la culture. Les collectionneurs d’une part, les grands événements de l’autre assurent la diffusion des œuvres et la vie des artistes. Jean-Christophe Perrin aborde la question centrale, dont la réponse commande la pérennité du marché de l’art : comment protéger les œuvres appartenant aux collectionneurs ? Une question d’autant plus délicate que les collectionneurs constituent une cible de choix pour les voleurs, au point que la sinistralité de ce segment dépasse deux fois et demie le taux moyen. C’est l’occasion de présenter les produits existants et de rappeler que l’adaptation précise aux besoins des particuliers nécessite une écoute du client et une prestation de conseil que les courtiers fournissent avec… art.
Les deux articles suivants nous font entrer dans les coulisses de ces grands événements qui assurent aujourd’hui le rayonnement culturel de notre pays. François Vienne détaille les risques dont il a triomphé chaque année depuis 2009 pour offrir aux mélomanes du monde entier le festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Bien sûr, les assureurs proposent des solutions pour pallier les faiblesses du temps comme celles des interprètes, mais la direction du festival prend seule le risque de la programmation, de la création et des conflits dont les protagonistes cherchent à l’instrumentaliser.
Comme le rappellent Irène Barnouin et Olivier Porte, les grandes expositions échappent certes aux émois des temps, mais c’est pour être soumises à des exigences de rendement croissantes avec la rigueur qui préside à la gestion des finances publiques. Cet article fait le point sur la mobilisation des capacités par les assureurs pour suivre la montée en charge d’une activité dont la mission s’est diversifiée depuis les années 1960. Alors qu’on offrait jadis aux Parisiens le spectacle du monde, on diffuse aujourd’hui le savoir-faire français en matière de grandes expositions, ce qui permet évidemment d’assurer le rayonnement de notre pays, la rémunération de notre expertise muséale et la représentation de la création française, mais nous expose aussi à de grands risques. Sans l’assurance, ce secteur de notre économie ne pourrait promouvoir la France.
Après un regard d’ensemble sur le secteur, les deux derniers articles font le net sur deux sujets précis. François-Xavier Albouy nous invite à une rencontre inattendue avec trois écrivains qui « n’ont pas été des assureurs parce qu’il fallait bien vivre et des écrivains pour le supplément d’âme ». Comme le résume brillamment l’auteur, « leur génie politique ou citoyen s’est exprimé dans l’assurance » avec la même intensité que leur génie créatif s’est exprimé dans la littérature. Il faut lire les écrits professionnels de Kafka pour percevoir l’intensité de son engagement à changer le monde par l’assurance des professionnels, dont ses romans offrent une contre-épreuve désespérante ; il faut découvrir la vie et l’œuvre d’Ahmadou Kourouma pour comprendre combien il est disruptif d’assurer la préservation des valeurs communes que le fracas de l’histoire manque de faire oublier ; il fallait bien Wallace Stevens pour nous faire sentir comment l’écriture du droit est un manifeste poétique (et inversement).
Jérôme Kullmann inscrit son article spirituel en même temps qu’expert dans cette savoureuse continuité. Il rappelle les principes qui président à l’indemnisation des biens culturels : le principe indemnitaire tout d’abord et le principe de l’évaluation au jour du sinistre. Entre ces deux principes, une dialectique subtile régit la charge de la preuve, qui incombe d’ordinaire à l’assuré mais peut, grâce à la valeur agréée, revenir à la charge de l’assureur… Du moins aux conditions que précise l’article.
Le même Jérôme Kullmann écrit ingénument qu’il « est évidemment permis de s’enrichir grâce aux œuvres d’art », en jouant sur un verbe « enrichir » qui vaut ici au propre comme au figuré. Voilà bien le jeu de mots de la fin, car qu’est-ce que la culture sinon ces valeurs individuelles et collectives qui nous enrichissent, et dont les assureurs sont les garants, ainsi parfois que les interprètes doués ?