Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Gilles Bénéplanc et Daniel Zajdenweber
Risques : Quels sont les grands sujets auxquels votre maison s’intéresse aujourd’hui, quel est votre agenda ?
Etienne Caniard : Les sujets nous sont imposés par la réalité. Le poids de plus en plus grand des complémentaires santé dans la prise en charge des dépenses de santé oblige à réfléchir sur la façon dont elles interviennent : cette intervention risque-t-elle de déliter peu à peu les règles de solidarité ? Faut-il réguler le marché des complémentaires ? La question majeure est ainsi celle de leur place dans l’organisation de la protection sociale. C’est un sujet qui, économiquement, a émergé depuis longtemps mais qui politiquement commence tout juste à être posé. Notre approche en la matière tient à la place spécifique de la Mutualité par rapport aux autres acteurs de la complémentaire santé. D’une part, la santé représente 80 à 90 % de l’activité de nos mutuelles. D’autre part, celles-ci gèrent près de 2 500 services et établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux. Ce qui confère à la Mutualité non seulement un regard d’assureur mais aussi celui d’un acteur de santé.
Risques : Quelle est la problématique qui se pose, comment analysez-vous les interrogations autour des complémentaires santé ? Et comment voyez-vous leur évolution, à la fois au sein du mouvement mutualiste mais aussi par rapport aux autres acteurs – institutions de prévoyance et assureurs ?
Etienne Caniard : Plusieurs éléments sont à considérer. Le premier est d’observer que la voie de la facilité pour un assureur santé, afin d’améliorer sa rentabilité, c’est de sélectionner le risque. Les segmentations par âge, par catégorie socioprofessionnelle, par lieu de vie, voire selon les comportements ou situations personnelles sont des éléments qui, sous couvert de « produits adaptés aux besoins », décrivent des risques et incitent à l’autosélection. Ce développement de la segmentation limite la mutualisation et va inévitablement amplifier les poches d’exclusion pour des populations qui se trouvent porteuses d’un risque plus lourd. D’autant que ces populations connaissent souvent une situation économique moins confortable – je pense évidemment aux personnes âgées ou aux jeunes pour qui l’insertion dans la vie professionnelle est si difficile. La question principale est finalement très simple : peut-on réguler le marché des complémentaires, pour les mettre en position d’avoir davantage intérêt à gérer des risques collectifs plutôt qu’à sélectionner des personnes ? C’est-à-dire jouer réellement un rôle dans la régulation du système de soins, dans la contractualisation avec les professionnels de santé, dans l’organisation des parcours de soins. À défaut, on évoluera vers un système dual dans lequel le régime obligatoire développera des filets de sécurité pour les populations exclues, tandis que l’assurance complémentaire ne concernera que les populations plus favorisées. Si l’on s’accorde sur le fait que les régimes obligatoires ne vont pas pouvoir faire face à l’ensemble des dépenses de santé, il faut organiser l’intervention des complémentaires, forcément plus importante, plus déterminante dans l’accès aux soins. Certains avancent qu’aujourd’hui les complémentaires n’organisent pas une mutualisation suffisamment large ; il faut donc augmenter les remboursements des régimes obligatoires. Même si cela semble souhaitable, cela demeure probablement un vœu pieux compte tenu du poids de la dette (136 milliards d’euros avant les prochains reversements à la Cades), des déficits qui perdurent à des niveaux considérables et d’un phénomène qui s’amplifie depuis quelques années : le décrochage entre les tarifs de remboursement de la Sécurité sociale et les prix réellement observés sur le marché (dépassements d’honoraires, optique, dentaire…).
Risques : Lorsque vous parlez des complémentaires, faites-vous une distinction entre la complémentaire individuelle et la complémentaire entreprise, ou est-ce que c’est à peu près la même chose ?
Etienne Caniard : Les contrats collectifs ont joué un rôle absolument majeur dans l’accès à la complémentaire de la population française. Pour autant, on constate les limites des règles actuelles. L’aide aux contrats collectifs obligatoires est relativement importante : 50 % de contribution des employeurs en moyenne et, selon la Cour des comptes, 4,3 milliards d’euros d’aides indirectes (exonérations de cotisations sociales et déductibilité de l’impôt sur le revenu des bénéficiaires), aides qu’il ne s’agit pas de remettre en cause dans leur principe, mais qui devraient correspondre à des contreparties réelles. Par ailleurs, la précarisation des parcours professionnels, les situations de rupture de plus en plus fréquentes sont sources de difficultés supplémentaires. Une grande partie des 6 % de Français qui n’ont pas de complémentaire est en situation de précarité, heureusement souvent transitoire, liée à la perte d’emploi, à des ruptures de contrats, etc. Ce sont à ces situations qu’il faut apporter des solutions, notamment en utilisant le levier des aides aux contrats collectifs pour sécuriser la couverture des complémentaires au cours des parcours professionnels, par la création d’un fonds de mutualisation par exemple. Un second sujet plus difficile à régler est celui de la continuité de la couverture à la cessation de l’activité. Les dispositions de la loi Évin sont désormais largement insuffisantes. Offrir un contrat dont la hausse du coût est limitée à 50 %, c’est très bien en effet d’affichage ; mais lorsque l’on prend en compte les divers mécanismes d’exonérations évoqués plus haut, le passage à la retraite se traduit de fait par une multiplication par 4 ou 5 du coût effectif du contrat. La question centrale est donc bien celle de la régulation du marché des complémentaires, pour les contrats collectifs comme les contrats individuels, à la réserve près qu’il n’existe pas d’aide pour les contrats individuels. La situation d’aujourd’hui n’est pas satisfaisante, avec d’une part une taxation excessive qui renchérit le coût des contrats complémentaires et rend leur accès plus difficile ; et d’autre part des aides qui n’empêchent pas des ruptures préjudiciables à la continuité de la prise en charge.
Risques : Concernant cette taxation, pensez-vous que cela peut encore changer ou que c’est inexorable ?
Etienne Caniard : Une situation à la fois injuste et inefficace économiquement n’est jamais inexorable. Prenons le temps de regarder ce qui s’est passé depuis 2009 : il y a d’abord eu l’augmentation de la taxe de la CMUC (3,4 % en 2009), puis les deux augmentations successives de la TSCA (3,5 % l’an dernier et 3,5 % cette année) ; auxquelles il faut ajouter l’entrée en fiscalité, au 1er janvier 2012, des mutuelles.
Premier sujet : le financement de la CMUC avec, en arrière-plan, une conception de l’organisation de la protection sociale qui nous semble inadaptée. La couverture maladie universelle complémentaire est une politique de solidarité nationale. Elle permet un accès effectif aux couvertures complémentaires santé de populations en situation économique particulièrement fragile. Or tout son financement pèse aujourd’hui sur les acteurs du secteur. Pourquoi ne pas mieux organiser ce secteur afin qu’il couvre naturellement ces personnes plutôt que de taxer les contrats pour financer ce dispositif gratuit, avec tous les effets de seuil ainsi créés ? D’autant qu’en taxant de façon importante les complémentaires pour financer la CMUC, on renchérit leur coût et on crée une trappe à exclusion ; laquelle, à terme, augmente le coût de la CMUC et les besoins de financement ! C’est un premier problème, je préférerais pour ma part que les opérateurs s’organisent pour améliorer l’accès aux complémentaires plutôt que de financer un filet de sécurité largement mis en œuvre par l’assurance maladie… qui devient un opérateur de la complémentaire santé financé par les mutuelles, institutions de prévoyance et assureurs !
Deuxième sujet, la taxe sur les conventions d’assurance. Depuis trois ans, 10,4 % de taxations nouvelles pèsent sur ce secteur (3,4 % et deux fois 3,5 %), qui doit déjà faire face aux désengagements de l’assurance maladie. C’est un choc d’une brutalité et d’une violence que peu de secteurs ont eu à subir dans un laps de temps aussi court. Au-delà des conséquences économiques de cette taxation sur le coût des contrats et donc sa répercussion sur les assurés et sur les adhérents, cette décision a eu un autre effet : l’abandon par les pouvoirs publics du seul outil de régulation du marché des complémentaires dont ils disposaient. En faisant passer l’écart de taxation entre les contrats « solidaires et responsables » et les autres de 7 % à 2 %, on se prive des outils d’incitation pour favoriser les contrats « vertueux ». Le différentiel est tellement faible que l’on peut craindre qu’un certain nombre d’acteurs préfèrent payer 2 % de plus plutôt que d’accepter les contraintes imposées. Se priver d’un tel outil est une erreur majeure. Aujourd’hui, chacun s’accorde à reconnaître que le bénéfice d’une couverture complémentaire est indispensable pour l’accès aux soins. Au lieu de décider d’organiser l’accès aux complémentaires pour renforcer leur efficacité, on désorganise le marché en supprimant tous les outils de pilotage.
Troisième sujet, l’entrée en fiscalité, sur lequel je serai moins sévère. D’abord, parce qu’il s’agit d’une injonction européenne : en effet, l’exonération des mutuelles de certains impôts (IS, CET) a été qualifiée d’aide d’État, il fallait donc trouver une solution. Sur ce point, la négociation avec le ministère de Budget a eu lieu, dans une précipitation qui aurait pu être évitée. Cette négociation a néanmoins permis une entrée progressive en fiscalité afin d’étaler le choc économique et de limiter les impacts tarifaires. Des problèmes subsistent cependant puisque c’est l’équité de traitement fiscal qui a justifié l’imposition, alors que demeure une distorsion pour répondre aux besoins en fonds propres. Puisque les mutuelles par nature ne peuvent faire appel au marché, il faut trouver des mécanismes de constitution de fonds propres. De la même façon, il convenait de trouver une méthode de valorisation des actifs dans les bilans d’entrée qui tienne compte des conditions actuelles des marchés financiers pour éviter la comptabilisation de plus-values « artificielles ». C’est aujourd’hui chose faite. Ce dossier a été traité en tenant compte des particularités des organismes et des conditions de marché.
Risques : Vous avez exprimé à plusieurs reprises l’idée que ce marché des complémentaires avait besoin d’une régulation plus adaptée. Où et comment une telle régulation pourrait-elle être mise en place ? Il y a tellement de voix divergentes qu’on ne voit pas où ce sujet pourrait être discuté.
Etienne Caniard : Il est très difficile de trouver le lieu d’élaboration, sinon d’un consensus du moins d’un socle de propositions partagées, notamment parce que les enjeux ne sont pas les mêmes pour tous ! La complémentaire santé des assureurs représente 5 % de leur chiffre d’affaires, alors que pour les mutuelles cette activité représente 80 à 90 %, dont plus de 75 % en individuel ; l’activité des mutuelles est également importante en couverture collective, aussi importante que celle des IP chez qui les contrats d’entreprise représentent 75 à 80 % des chiffres d’affaires. Ces positionnements très spécifiques ont des raisons historiques mais ils correspondent aussi à des choix de développement. L’appétence pour la régulation dépend évidemment de ces choix et de ces positionnements.
La Mutualité demande une régulation du marché, pour des raisons d’intérêt général, mais aussi parce qu’elle est l’acteur qui a le moins de chemin à parcourir pour répondre à des contraintes d’intérêt collectif. La Mutualité, dans ses portefeuilles, couvre plus largement des personnes à revenus modestes et une population plus âgée. Leur « code génétique » conduit les mutuelles à faire de l’accès aux soins leur première préoccupation, il ne s’agit pas pour elles de vendre de l’assurance à tout prix. La segmentation, les offres low cost créent des poches d’exclusion tout en constituant un désavantage concurrentiel pour les acteurs qui garantissent les droits des populations plus fragiles ou plus malades… ce qui est pourtant indispensable. L’engagement social des mutuelles rejoint donc l’intérêt général. Pour réguler le marché, on peut imaginer des mécanismes dans des registres très différents, par exemple limiter les écarts de tarifs en fonction de l’âge, comme cela se pratique dans la fonction publique, par des procédures de refinancement. On peut également étudier les systèmes de péréquation. Il en existe aux Pays-Bas (aussi en Irlande) dans des contextes différents puisque les assureurs sont en concurrence directe au premier euro. La Mutualité ne s’inscrit pas dans de tels modèles mais l’étude de ces mécanismes peut fournir des enseignements précieux. Par ailleurs, la régulation ne concerne pas que la concurrence ; elle doit prendre en compte la complémentarité avec les régimes de base ; une bonne couverture complémentaire des populations vieillissantes est une condition nécessaire à toute évolution de la prise en charge des affections de longue durée (ALD). Ainsi, seuls des mécanismes renforçant la mutualisation permettront de sortir de l’évolution actuelle, du cercle vicieux qui conduit les régimes obligatoires à d’autant plus « réassurer » les complémentaires que ceux-ci sont moins solidaires.
Un troisième exemple concerne la sécurisation de l’accès aux complémentaires à travers les parcours professionnels avec l’éventuelle création d’un fonds de mutualisation qui pourrait permettre d’aller plus loin que les dispositifs actuels pour couvrir les populations en rupture de parcours professionnel.
Sur de nombreux sujets il est possible de progresser. Certes les intérêts des différents acteurs ne sont pas spontanément convergents, et il serait illusoire d’imaginer l’éclosion d’un consensus spontané au sein de l’Unocam (Union nationale des organismes complémentaires d’assurance maladie). L’Unocam n’a d’ailleurs pas été créée dans ce but, mais pour permettre aux acteurs de l’assurance complémentaire de travailler ensemble lorsqu’ils ont des réponses communes à avancer. Si l’Unocam existe, c’est bien parce que ses composantes sont différentes. Ces différences existent, elles doivent être respectées. Mais, à un moment où chacun s’accorde à reconnaître, dans la prise en charge des besoins de santé, un rôle croissant aux complémentaires, la question de leur mode d’intervention, de leur responsabilité dans le renforcement ou l’affaiblissement des règles de solidarité doit être posée.
Risques : On entre dans un débat public. Vous représentez 38 millions de citoyens (18 millions de personnes protégées et 38 millions de bénéficiaires). À votre avis, dans la discussion sur la protection sociale en France, quel rôle va jouer la Mutualité française ?
Etienne Caniard : Avant tout, il faut arriver à réintroduire la santé dans les débats et en faire un sujet politique, qu’il s’agisse du rôle des complémentaires santé, de la diffusion de l’innovation, de l’avenir de la médecine et de la prévention. La Mutualité organise actuellement des conférences-débats en régions qui ont pour objectif d’ouvrir le débat sur l’avenir du système de santé et de l’inscrire dans le calendrier électoral de 2012. Elle défend le « droit à la complémentaire santé solidaire pour tous », élément indispensable à l’accès aux soins. Nous avons organisé, fin novembre 2011, un rassemblement de plus de 2 000 personnes à Lyon où, pour la première fois, les secrétaires généraux des principaux syndicats (François Chérèque, Bernard Thibault…) ont débattu, non seulement de la protection sociale obligatoire, mais aussi de la place des complémentaires dans la protection sociale. C’est un changement important parce qu’il était jusqu’alors difficile d’aborder ce thème avec les organisations syndicales. Elles avaient tendance à penser que traiter un tel sujet était une sorte de renoncement aux principes fondateurs de 1945. Cet écueil est dépassé, chacun a compris que la Mutualité demeurait un défenseur intraitable du socle que doit constituer l’assurance maladie obligatoire mais qu’il fallait aussi ouvrir le débat sur la régulation de l’offre de soins par les complémentaires. Les conventions médicales nationales n’ont finalement eu que peu d’effets sur la structuration de l’offre de soins depuis trente ans. Les conventions médicales ont été essentiellement le lieu des négociations de revenu des professionnels de santé. L’impact des modes d’allocation de ressources a été négligé. Il faut aujourd’hui coller davantage à la réalité du terrain. C’est une des raisons de la création des ARS (Agences régionales de santé). On n’a pourtant pas été au bout de la démarche, notamment du fait des affrontements entre l’assurance maladie et les ARS à propos du transfert d’une partie des missions de régulation aux ARS. L’assurance maladie a du mal à partager son pouvoir, qu’il s’agisse de la régulation, de l’accès aux données de santé, des systèmes d’information. Nous pensons que les complémentaires doivent jouer un rôle majeur dans la régulation des dépassements d’honoraires. Ceux-ci se sont à la fois banalisés et ont considérablement augmenté. Ce phénomène génère des problèmes d’accès aux soins voire de renoncement aux soins de plus en plus courants. Les études de l’Irdes le montrent, la Drees a mis en évidence des taux de renoncement aux soins de l’ordre de 15 à 20 %. Par ailleurs, les baromètres d’AG2R-La Mondiale et d’Europ Assistance indiquent une très forte augmentation du taux de renoncement aux soins ou de soins différés, ainsi qu’une accentuation de l’écart de renoncement entre la France et les pays voisins. Pour limiter le renoncement aux soins il faut agir sur deux leviers, avoir une bonne complémentaire santé et des tarifs opposables.
Risques : Lorsque vous dites que les complémentaires auront un rôle de plus en plus important, cela signifie-t-il qu’elles interviendront dans la gestion du système de santé ?
Etienne Caniard : Tout à fait. L’enjeu majeur est leur place dans la gestion du système de santé, leur rôle dans la régulation, plus que leur poids économique dans les remboursements. Si les complémentaires veulent jouer leur rôle demain, il faut aussi qu’elles prennent leur part dans le suivi du parcours de soins – par exemple dans les pathologies chroniques qui sont aujourd’hui davantage prises en charge par le régime obligatoire. Ces changements ne sont donc pas seulement des changements quantitatifs mais également des modifications dans la nature de la dépense prise en charge. Elles permettront aux mutuelles de jouer ce rôle en matière d’organisation des soins, d’orientation, de conseil aux patients, d’éducation thérapeutique, de contractualisation des professionnels de santé. Aujourd’hui, la réponse est souvent trop médicale, faute d’autres réponses. Il faut à la fois mieux comprendre les besoins exprimés et permettre, dans la mesure du possible, la réappropriation de la gestion de leur santé par les personnes malades. Ceci n’est pas applicable à toutes les populations, notamment celles aux marges de l’exclusion. Il faut donc, parallèlement aux mesures qui permettront aux patients de mieux gérer leur santé, savoir aller vers ceux qui ne sont pas en situation d’avoir recours aux dispositifs existants. Nous avons un exemple sous les yeux : l’aide à la complémentaire santé, qui n’a jamais touché la totalité de la population qui aurait pu y prétendre, loin s’en faut ! Parce que les difficultés administratives sont trop importantes, le choix difficile, l’offre parfois inadaptée, l’aide insuffisante. Ce sont des sujets importants. Lors de la mise en place de la CMU, les mutuelles voulaient jouer un rôle d’accompagnement qui leur a été refusé par le gouvernement de l’époque qui pensait que les régimes obligatoires étaient plus à même de le faire. Il me semble pourtant possible d’utiliser l’atout que constitue pour les mutuelles leur implantation territoriale, leur expérience de terrain, pour mieux organiser des prises en charge adaptées. La Mutualité développe de nombreux services à la personne – pour les personnes âgées, les personnes dépendantes, les personnes exclues ; elle peut aussi mettre à profit cette expérience, cette légitimité pour offrir des prestations mieux adaptées à ces populations en butte à de nombreuses difficultés. La séparation est encore trop forte entre notre rôle de mouvement social, d’inventeur de solutions dans les territoires, et notre rôle d’assureur. C’est aussi un des défis qu’il nous faut relever.
Risques : La FNMF va-t-elle poursuivre le développement d’activités directes de santé, comme l’Institut mutualiste Montsouris ?
Etienne Caniard : La FNMF n’a pas vocation à gérer directement. Elle n’est d’ailleurs pas le gestionnaire de l’IMM, c’est la mutualité fonction publique qui assume aujourd’hui cette responsabilité. Tout ce qui peut être géré par les mutuelles doit être géré par les mutuelles. Depuis dix ans, le mouvement mutualiste s’est considérablement transformé, il s’est beaucoup concentré. On dit souvent que le nombre de mutuelles diminue de façon spectaculaire. Le plus spectaculaire n’est pourtant pas le bas de la pyramide, c’est le haut, c’est-à-dire ce que représentent les dix premières mutuelles. Les 10 premières représentent 44 % des effectifs totaux des mutuelles. Les deux grands groupes en constitution, Istya et Harmonie, couvriront plus de 30 % des adhérents de la Mutualité dans deux ans.
Risques : Cela ne pose-t-il pas de problème à la FNMF ?
Etienne Caniard : Ce sont les problèmes normaux d’une fédération qui doit s’adapter aux évolutions, notamment de concentration et structuration, du mouvement qu’elle fédère, en accompagnant et en répondant aux besoins – sans oublier pour autant les besoins des structures moins importantes. Il faut sans cesse adapter l’organisation et les compétences de la fédération à cette donne nouvelle. C’est une mutation qui se passe bien parce qu’elle est progressive.
Jean-Hervé Lorenzi : J’ai le même sentiment sur la FNMF. J’ai toujours été très impressionné par les qualités du mouvement mutualiste. Istya représente une vision de la société française très active, moderne. Je suis convaincu que la FNMF, dans la réorganisation de la protection sociale, occupe une place majeure. La bonne manière, c’est quand même celle de la santé ; il n’y a pas d’équivalent sur les problèmes de retraite.
Risques : Une question connexe à la santé est celle de la prévoyance. Lorsqu’on regarde les autres pays, souvent ce sont à peu près les mêmes acteurs qui font la prévoyance et la santé. Quelle est la position du mouvement mutualiste pour la partie prévoyance ?
Etienne Caniard : Il ne doit pas y avoir de frontière étanche entre santé et prévoyance.
Prenons l’exemple de la dépendance. L’articulation santé-prévoyance est majeure, pour plusieurs raisons. D’abord parce que 60 % des dépenses de dépendance sont couvertes aujourd’hui par l’assurance maladie.
Ensuite, la prévention de la perte d’autonomie, pour laquelle le « retour sur investissement » est infiniment plus rapide que dans la prévention classique, s’appuie bien souvent sur la qualité de la prise en charge sanitaire des populations fragiles. Par exemple, les déficits sensoriels sont souvent à l’origine de la perte d’autonomie. Nous avons développé, avec la Fisaf (Fédération nationale pour l’insertion des personnes sourdes et des personnes aveugles en France) des centres de détection, de repérage et de prévention des troubles sensoriels. Ces centres permettent de faire un bilan, de proposer des solutions, un suivi, une adaptation du domicile. C’est ainsi qu’il est possible de reculer l’entrée en dépendance, d’en réduire donc considérablement la durée. Ce sont des actions simples, concrètes. Elles sont la première réponse à la perte d’autonomie, à la fois bien sûr en termes de qualité de vie des personnes concernées, mais aussi sur un plan économique. De telles actions doivent être complétées par le développement de réponses adaptées aux différentes étapes de la perte d’autonomie et, bien sûr, d’outils de solvabilisation. Les liens entre santé et prévoyance sont donc de différente nature, mais leur articulation est indispensable.
La prévoyance n’est pas le domaine dans lequel la mutualité est la plus présente mais il est essentiel pour nous. Comme pour tous les acteurs de la complémentaire santé, les frontières juridiques traditionnelles s’estompent : les mutuelles d’IP couvrent aujourd’hui 8 % des effectifs totaux. Il faut aujourd’hui à la fois adapter notre savoir-faire aux nouveaux enjeux, acquérir de nouvelles compétences et développer une politique de partenariat qui préserve l’indépendance de nos métiers, la maîtrise des relations directes avec les adhérents et prépare l’avenir. Pour autant, nous devons développer des outils et des partenariats innovants et adaptés. La dépendance est ainsi un sujet passionnant, au confluent non seulement d’actions différentes, mais d’acteurs différents. La Mutualité, qui a depuis longtemps contracté avec les collectivités territoriales et les financeurs, peut apporter des réponses concrètes ; elle a sur le terrain, je le constate, une longueur d’avance. Avant de résoudre les questions de financement, le premier problème de la dépendance est d’apporter des réponses concrètes, d’organiser les services et les parcours. Même si individuellement les difficultés face au financement de la perte d’autonomie peuvent être importantes pour les ménages, tous se heurtent aux difficultés d’organisation.
Risques : Une question autour de Solvabilité II ?
Etienne Caniard : Le principal enjeu est, à un an de l’entrée en vigueur, de dissiper les zones d’incertitude. Aujourd’hui, pour un acteur économique quel qu’il soit, la pire des situations c’est l’absence de visibilité à moyen terme : elle rend difficile la définition d’orientations stratégiques qui ne soient pas bousculées par des changements de règle du jeu permanents. C’est ce qui nous est arrivé avec les taxations à répétition subies ces dernières années, c’est en partie le cas pour Solvabilité II. Des interrogations demeurent sur la mise en œuvre, par exemple, du principe de spécialisation. Comme tous les acteurs économiques, nous avons besoin de stabilité, de visibilité.
Risques : Vous avez Istya, la FNMF traditionnelle. Vous avez Harmonie, c’est déjà plus compliqué. Vous avez cité la Macif. Vous avez tout le Gema avec des filiales qui viennent dans la FNMF. Vous avez à gérer tout cet ensemble. Vous n’avez pas les assureurs, ils n’ont pas réussi à avoir des filiales à la FNMF ?
Etienne Caniard : Leur statut ne le leur permet pas, mais les mécanismes de réassurance transcendent parfois ces frontières.
Risques : Est-ce difficile à gérer ?
Etienne Caniard : Non, c’est passionnant. Cela donne beaucoup plus de leviers d’action, même si parfois les outils juridiques du code de la Mutualité sont limitants. Nous avons à réfléchir, comme toute l’économie sociale, sur l’adaptation de nos outils juridiques aux évolutions économiques, sur les bons vecteurs pour porter les partenariats.
La Mutualité française est de plus en plus un acteur global de santé qui prend place dans le débat public sur les questions de santé. Pour la Mutualité, assumer ce rôle permet de s’enrichir des positions des autres. Les métiers que nous exerçons et une vision partagée de la protection sociale sont aussi des critères sur lesquels les regroupements s’organisent au sein de la Mutualité, la place grandissante des mutuelles d’IP ou du Gema en témoigne. C’est indispensable pour avancer ensemble sur les enjeux de la complémentaire santé.
Crédit photo : © 2019 Agence France-Presse