Entretien réalisé par Charlotte Dennery, Jean-Hervé Lorenzi, Pierre-Charles Pradier et Daniel Zajdenweber
Risques : Nous avons suivi avec intérêt votre parcours, marqué notamment par votre départ au Royaume-Uni, d’abord chez Aviva puis chez Prudential, ainsi que les interviews où vous releviez combien il était difficile d’évoluer en France compte tenu de la forme de discrimination qui peut exister dans les entreprises françaises et au sein de l’élite française ; il nous a donc paru éclairant de connaître votre point de vue personnel sur ces sujets.
Tidjane Thiam : Après Polytechnique, je suis sorti de l’École des mines de Paris. Je m’intéressais beaucoup à la finance et voulais faire un MBA. J’avais envoyé mes dossiers et étais accepté à Wharton. Le directeur des études de l’école de l’époque, M. Frade, avait observé que j’obtenais très peu d’entretiens d’embauche, beaucoup moins que mes camarades de prépa et d’école. Il m’a alors conseillé de m’orienter vers les Anglo-Saxons qui, selon lui, m’offriraient de meilleures opportunités. Je n’avais jamais entendu parler de McKinsey ; je ne connaissais pas leurs activités. Je les ai rencontrés et ils m’ont fait une offre.
Risques : Pourquoi avez-vous choisi l’assurance chez McKinsey ?
Tidjane Thiam : J’avais commencé par l’industrie (aluminium, sidérurgie…), puis je me suis assez rapidement orienté vers l’assurance pour un certain nombre de raisons. Tout d’abord, l’assurance est un métier de long terme, un peu comme l’industrie. C’est important pour moi parce que j’ai toujours privilégié le long terme et suis donc plus à l’aise dans des activités où le court terme, dont je reconnais bien entendu l’importance, ne prend pas le dessus. Par ailleurs, l’assurance est une activité où le capital et la gestion du risque jouent un rôle prédominant. Tout cela crée une dynamique assez complexe, intellectuellement stimulante. Toutes les facettes de l’activité d’une entreprise sont présentes dans une société d’assurance, depuis les aspects client avec une grande attention accordée aux questions de marque, jusqu’à la distribution, sans oublier les sujets purement opérationnels (production, banque de données, technologies de l’information). Au-delà de tout cela, l’assurance a une vraie utilité sociale, car elle traite de véritables problèmes de société par le biais individuel – que ce soit la retraite, la couverture médicale, etc. –, ce qui suppose un dialogue avec les politiques, chose qui m’a toujours paru intéressante. Dès qu’on se trouve dans le domaine de l’assurance, on est amené à avoir des échanges assez intenses et légitimes car nous produisons à bien des égards des biens publics, qu’il s’agisse de la protection des personnes âgées ou de l’accès aux soins de santé. Je ne suis pas tombé dans l’assurance par hasard.
Après ces premières années dans le conseil et la finance, je suis retourné en Côte d’Ivoire pour mener une mission davantage en rapport avec ma formation scientifique initiale, et qui visait principalement le développement des infrastructures publiques et privées dans ce pays. J’y suis resté six ans, de 1994 à 2000. C’était une expérience fantastique, je ne sais pas si, dans ma carrière, je serai de nouveau confronté à des circonstances aussi exceptionnelles que celles que j’ai trouvées à mon arrivée à Abidjan. Une dévaluation de 50 % du franc CFA avait eu lieu en janvier 1994. Une dévaluation dans un pays en développement est à bien des égards un cataclysme économique. Il faut tout renégocier : les salaires, les tarifs publics (eau, électricité…), etc. Mon rôle me plaçait au cœur de beaucoup de ces discussions. Nous avons donc opéré une dévaluation de 50 % avec 32 % d’inflation, et donc un réel gain de compétitivité. Dans les annales du FMI, ça reste un exemple de dévaluation réussie. L’essentiel est de ne pas redonner en inflation tout ce qui a été gagné en dévaluation. La dévaluation nous a permis d’avoir 5, 6, 7 % de croissance pendant plusieurs années.
Après le coup d’État de décembre 1999, je suis revenu chez McKinsey pour couvrir les institutions financières jusqu’en 2002. C’est alors que j’ai été approché par un chasseur de têtes. Je n’avais pas vraiment l’intention de partir, mais j’étais intrigué. J’ai rencontré Richard Harvey, alors CEO d’Aviva, qui a ensuite été mon patron pendant six ans. Je m’étais promis, en quittant la politique, de ne travailler désormais que pour des chefs que je respectais. Je suis venu ici pour Richard Harvey. Ensuite, il est vrai que je me suis beaucoup plu à Londres dans l’environnement qu’offrait la City il y a une dizaine d’années.
En 2007, Mark Tucker, alors CEO de Prudential, m’a convaincu de le rejoindre comme CFO et je suis devenu CEO de Prudential en 2009.
Risques : Parlons de la stratégie de Prudential. Lorsqu’on lit votre rapport annuel, il est clair que l’Asie est la zone de développement forte de Prudential. Comment vous positionnez-vous par rapport à l’Europe, à l’Asie et aux États-Unis ?
Tidjane Thiam : Je suis toujours attiré par les marchés qui combinent deux caractéristiques : une forte croissance et une forte marge. Il se trouve qu’il y en a beaucoup en Asie. Je prends soin de le préciser, parce que c’est vraiment ce raisonnement qui nous guide. Nous n’avons pas une espèce de passion déraisonnée pour l’Asie, mais simplement pour les marchés où les conditions sont propices au développement de nos activités, où qu’ils se trouvent. Notre approche au fond est assez simple. Notre marché, ce sont les classes moyennes. Et en Asie, pour qui définit ainsi son marché, il y a des millions de nouveaux entrants chaque année. Vous pouvez vendre à perdre haleine, et si votre taux de pénétration parfois baisse, c’est que le marché lui-même est en expansion continue.
L’autre élément important dans notre stratégie a été de considérer que les classes moyennes avaient des besoins de santé et de protection énormes. Il y a trois manières de générer des profits dans l’assurance. On pratique le fee based, c’est-à-dire qu’on prend des commissions (fees) sur les actifs qu’on gère ; ou on fait un spread sur des taux, c’est-à-dire qu’on lève des fonds à un coût donné qu’on replace à un taux supérieur en prenant un spread au passage ; ou encore on fait un profit d’underwriting, c’est-à-dire qu’on est rémunéré pour avoir analysé et vendu un risque. Les profits de plus haute qualité sont soit les commissions (les fees), soit les profits techniques de risque (l’under-writing).
Tirant les conclusions de cette analyse, nous avons fait évoluer notre gamme de produits en Asie pour nous concentrer sur les produits de risque.
Et c’est une stratégie que beaucoup essaient de suivre aujourd’hui car elle a bien marché pour nous. Le véhicule d’investissement est pour nous une bonne raison d’engager la conversation avec un client potentiel, mais ce que nous voulons c’est vendre un produit de risque.
Je crois beaucoup au concept de métier, et notre vrai métier d’assureur c’est de vendre du risque, car nous avons là un avantage compétitif sur les banques ou les gestionnaires d’actifs.
Nous vendons de l’assurance santé et protection. La première fois que nous avons indiqué que plus de 60 % de nos profits en Asie étaient générés par des produits de risque, cela avait beaucoup surpris.
Nous vendons des produits relativement simples. Nous ne prenons que le risque de fréquence. On ne couvre généralement pas le coût de traitement, parce que le coût des soins de santé partout croît plus vite que la richesse. En Asie, la demande pour ce type d’assurance est à la fois forte et en croissance rapide. C’est pour Prudential une opportunité fantastique. De plus, il y a d’autres endroits dans le monde où le même type de dynamique est à l’œuvre.
Risques : Après l’échec de l’opération de rachat des activités d’AIG en Asie, vous avez donc été amenés à faire de la croissance organique plutôt que de la croissance par acquisition ?
Tidjane Thiam : Oui, et c’est vraiment intéressant. Nous n’avons jamais changé de discours ni de stratégie. La principale limite à la croissance dans des marchés sous-pénétrés, c’est la taille de votre propre système de distribution. Notre force de distribution en Asie est souvent comparée à une armée. Nous y avons des agents exclusifs. Ils entrent au bas de la pyramide, et ensuite ils montent. Il faut dix à quinze ans pour faire un agent capable de diriger plusieurs centaines d’agents.
Notre première contrainte, c’est le nombre de nouveaux agents que nous pouvons recruter et former chaque année. La seule manière de faire croître notre force de distribution, que je compare à une pyramide, c’est d’augmenter le nombre de super-agents que nous avons au sommet de la pyramide. L’idée de racheter AIA était simplement d’acquérir une seconde pyramide qui nous permettait de doubler notre taille plus rapidement que si nous le faisions de manière organique.
Risques : Ce système vous conduit donc à recruter tous vos effectifs à la base.
Tidjane Thiam : C’est ce que nous avons toujours fait. Nous n’avons rien changé à notre mode de fonctionnement.
Risques : Était-ce dans l’histoire de Prudential d’avoir ce réseau de distribution en Asie, et avez-vous toujours eu ces 180 000 agents ?
Tidjane Thiam : Nous avons fait de la nécessité une vertu. Il y a vingt ans, Prudential faisait 99 % de ses profits et de son activité au Royaume-Uni. Nous sommes allés en Asie grâce à l’intuition d’un de mes prédécesseurs, Mick Newmarch. Les choses étant difficiles pour nous à l’époque, nous avions très peu de capital. Nos équipes ont dû faire preuve de beaucoup de créativité pour développer notre plate-forme asiatique. Cela dit, il y a dix ans, nous avions développé une activité de bonne taille mais nous vendions des produits en unités de compte peu rentables. Depuis quatre ans, nous utilisons l’appareil de distribution qui existait pour vendre des produits plus rentables. Nous avons aussi développé la bancassurance en plaçant plus systématiquement des agents Prudential dans les agences bancaires.
Risques : Avez-vous signé des accords de partenariat ?
Tidjane Thiam : Non. Nous préférons les accords de distribution. Philosophiquement, nous ne sommes pas très favorables aux joint-ventures avec des banques. Nous préférons leur « louer » de l’espace et y appliquer notre propre business model : des agents d’assurance, spécialisés et bien formés, vendent de l’assurance en face to face.
Il ne me semble pas sain de prêter le bilan de Prudential à un tiers. Quand un agent de banque vend votre produit, vous ne savez pas ce qu’il va vendre, vous ne le contrôlez pas. C’est comme prêter votre capital à un tiers. Prudential contrôle ses produits et la qualité des ventes. Parce que ce qui fait la rentabilité à terme, c’est la persistance du porte-feuille. Nous avons une persistance élevée en Asie. La première mesure de la valeur que vous apportez au client, c’est le fait qu’il garde ou non votre produit. La qualité de nos ventes en Asie est telle que 93 % d’entre elles sont à primes régulières. C’est exactement l’inverse du marché européen. Le marché européen est à 90 % à prime unique. Une vente de qualité c’est signer avec un assuré qui donne ses coordonnées bancaires et s’engage à donner 20 dollars par mois pendant vingt ans. C’est cela une vente rentable.
Risques : Et dans le Vieux Monde, comment cela se passe-t-il ?
Tidjane Thiam : Nous sommes présents au Royaume-Uni, où nous réalisons environ 12 % de nos profits. Prudential s’est retiré de 65 % de ce marché. La distribution ici est organisée de telle manière qu’une part trop importante de la valeur partait au distributeur. Nous avons réduit nos activités à deux produits : les annuités et le with-profit fund. L’annuité moyenne est de 23 000 livres, donc les IFA1 ne s’y intéressent pas parce que ce n’est pas rentable. La marge n’est pas suffisante pour justifier le temps qu’ils y passeraient. Quant au with-profit fund, c’est un produit de lissage extraordinaire qui a battu le FTSE2 sur un, trois, cinq, sept, dix, quinze et vingt ans.
Risques : Sur la vie, quelle est votre stratégie de gestion actif passif ? Quelle est votre politique d’investissement ?
Tidjane Thiam : Comment gère-t-on nos actifs ? En Angleterre, nous sommes alignés complètement en trésorerie et en maturité.
Risques : Que pensez-vous de la bancassurance ?
Tidjane Thiam : Elle représente une part significative des profits de Prudential. C’est un canal de distribution de qualité, mais il faut le gérer de façon adaptée quand on est assureur. « À chacun son métier », tel est notre principe. Qu’une banque crée une vraie société d’assurance pour y vendre de la vraie assurance dans ses agences me semble très bien. Le problème, dans les joint-ventures, est de savoir comment s’assurer que les intérêts des partenaires sont alignés. Notre conviction est que, dans un partenariat de distribution pur, les intérêts sont clairs et bien alignés, par construction.
Risques : Quelle est votre opinion sur Solvabilité II ?
Tidjane Thiam : Nous souhaitons que l’assurance se dote d’un régime de solvabilité qui protège les intérêts de toutes les parties prenantes : clients, actionnaires, régulateurs, acteurs économiques, gouvernements. Nous avons exprimé des inquiétudes sur certains aspects de Solvabilité II qui, non traités, pourraient avoir des conséquences négatives. Il faut s’assurer que tout régime mis en place ne soit pas procyclique et qu’il protège la compétitivité des entreprises européennes en dehors de l’Europe.
Enfin, il faut veiller à ce que l’assurance puisse continuer à jouer son rôle historique de fournisseur de capital stable et de long terme aux entreprises et aux banques. Notre secteur a un rôle vital à jouer dans le retour à la croissance des économies européennes en investissant dans les infrastructures, en soutenant les banques. Solvabilité II doit tirer les leçons de la crise de 2008 et adapter ses schémas, éviter la procyclicité qui s’est révélée si dommageable pour le secteur financier pendant la dernière crise. Prudential entretient avec l’industrie un dialogue actif et constructif pour trouver des solutions adaptées sur tous ces points, mais le temps presse.
Risques : Concrètement, avez-vous mis en place un dispositif ?
Tidjane Thiam : Oui, nous avons plusieurs centaines de personnes qui travaillent sur Solvabilité.
Risques : Avez-vous adopté un modèle interne ou un modèle standard ?
Tidjane Thiam : Nous avons adopté un modèle interne.
Risques : Les fonds de pension ne sont pas encore intégrés dans le périmètre de la directive Solvabilité II, considérez-vous ce point comme un facteur de distorsion de concurrence pour les assureurs vie ?
Tidjane Thiam : Sur le plan des principes, le fait qu’il existe des régimes différents entre assureurs et fonds de pension ne nous dérange pas fondamentalement, parce que finalement nous sommes assez différents. Je crois qu’il y a eu un accord pour faire une étude quantitative sur les fonds de retraite, dont les résultats seront connus dans quelques mois.
Note
- IFA (Independent Financial Advisor, conseiller financier indépendant).
- Principal indice de la bourse de Londres (London Stock Exchange).
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