Entretien réalisé par Gilles Bénéplanc, Charlotte Dennery et Daniel Zajdenweber
Risques : Tout le monde, à commencer par les Parisiens, connaît la RATP. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette vénérable institution ?
Pierre Mongin : D’une entreprise nationale de l’après-guerre, nous sommes passés en 2000, sous l’impulsion de Jean-Claude Gayssot, à une relation contractuelle entre un opérateur et une autorité organisatrice, le Stif (Syndicat des transports en Île-de-France). Dépendant toujours de l’État, nous avons appris à valoriser notre produit et à lui trouver un prix. Le deuxième changement a eu lieu quand je suis arrivé en 2006, avec la loi de décentralisation de Jean-Pierre Raffarin. L’État s’est retiré de la tutelle du Stif et a transféré ses pouvoirs au président de la région. La RATP agit comme une entreprise, qui est liée par un contrat à un donneur d’ordre, le Stif. Aujourd’hui ce contrat est une délégation de service public (DSP), la plus importante du monde en volume, par la production achetée et par le coût financier qu’elle représente, renégociable tous les quatre ans. Ce contrat apporte 8 milliards d’euros d’argent public, en plus des recettes réalisées avec les voyageurs. C’est une transformation majeure, qui a entraîné une élévation des exigences de qualité sans précédent, et également une augmentation de la croissance de l’offre très significative.
Depuis que je suis arrivé à la RATP en 2006, l’offre de transport en Île-de-France a augmenté de plus de 20 %. C’est le troisième réseau du monde par le nombre de voyageurs (11 millions de personnes chaque jour), le cinquième opérateur de transport public urbain du monde, le premier en performance économique en Europe. Cette entreprise a été transformée, puis stabilisée en deux temps : 2006, l’application de la décentralisation, et 2009 avec la loi relative à l’organisation et à la régulation des transports ferroviaires (ORTF). Nous sommes devenus complètement propriétaires de notre réseau en créant un gestionnaire d’infrastructures, une sorte de RFF interne à la RATP, avec une certification comptable autonome, mais qui n’est pas juridiquement une société. C’était le choix stratégique que j’ai fait en 2006, notamment devant les partenaires sociaux : l’affirmation de mon attachement à ce modèle intégré industriel, vertical et horizontal, comme une force pour répondre au défi de l’augmentation de l’offre en Île-de-France et de la qualité de service, première priorité. Deuxième priorité : la maîtrise des coûts. Troisième priorité : une stratégie de développement international pour préparer la concurrence.
Sur le premier point, l’offre a fortement augmenté (20 % depuis 2006) avec deux méthodes employées. D’un côté, la création d’un quatrième réseau, le tramway (100 km, troisième opérateur d’Europe, en nombre de passagers, cette année) et plus de bus (on est l’un des plus gros réseaux de bus du monde actuellement). De l’autre, sur le métro, une stratégie d’intensification constante de notre infrastructure, par une augmentation de la fréquence des trains à l’intérieur de nos tunnels, grâce à la mise en place de systèmes de contrôle commande des trains, pour lesquels la RATP, en tant qu’entreprise intégrée, dispose des compétences variées de son ingénierie. Là aussi c’est une force que j’ai affirmée en 2006 : vouloir la conserver et valoriser plutôt que la voir se disperser.
Deuxième élément de modification du modèle, la rentabilité, avec la création du comité du benchmark. Nous passons en revue toutes les activités de l’entreprise et nous fixons des objectifs de productivité en rapport avec les observations des panels optimums que nous pouvons rencontrer dans le monde en matière économique et en matière de coûts de revient. Nous avons baissé entre 2009 et 2013 notre base de coûts annuels de 300 millions d’euros, soit plus de 10 % de notre masse de coûts, de manière pérenne.
Risques : Augmentation de l’offre, qualité de service, réduction des coûts, autant de signes d’une gestion d’entreprise « classique ». Mais pourquoi un développement à l’international ?
Pierre Mongin : C’est le troisième volet de la gestion que j’ai mis en place. En 2009, le monopole public de la RATP a cessé avec une période transitoire pour chaque mode de transport. J’ai alors demandé des échéances précises pour l’ouverture à la concurrence. En 2024, le mode bus (15 000 salariés) sera soumis à appels d’offres, lancés par le client qui est le Stif. Il faut s’y préparer, d’où l’importance de notre baisse des coûts. Le tramway en 2029. Là, c’est très court, et nous n’aurons pas eu le temps d’amortir notre matériel roulant. Des règles de reprise de type concession publique ont donc été mises en place avec le Stif, qui reprendra la dette associée. Pour le métro et le RER, au moment de la décentralisation, le Stif n’a pris aucune dette. Elle est restée entièrement à la charge de la RATP (à l’époque plus de 4 milliards d’euros de dette, 5 aujourd’hui, cela commence à s’inverser depuis 2013) mais j’ai demandé des délais. Bruxelles a compris la logique concessive de ce modèle. Tout le monde s’y prépare, et c’est extrêmement structurant.
Face à cette ouverture à la concurrence, j’ai développé notre activité à l’international. Nous implanter à Londres nous a permis d’apprendre le fonctionnement des appels d’offres sur les bus, donc la concurrence. Aujourd’hui, nous sommes sur tous les continents (sauf l’Australie et l’Océanie), en tant qu’opérateurs et mainteneurs de réseaux publics pour les collectivités.
Un bel exemple, c’est l’appel d’offres international que nous avons remporté pour gérer pour dix ans le métro d’Alger. Nous en sommes gestionnaires avec une filiale à 100 % qui contrôle le métro d’Alger et 2 500 salariés. En tout, 14 000 salariés sont présents dans nos filiales à travers le monde. Nous sommes aux États-Unis, une zone de risque juridique importante pour un groupe comme le nôtre, en Angleterre, en Italie, en Suisse, en Algérie, au Maroc, en Afrique du Sud, en Inde, en Corée, en Chine, au Brésil ; bientôt au Pérou et en Arabie Saoudite. Notre développement international se poursuit avec 15 % de hausse du chiffre d’affaires des filiales l’année dernière qui atteint 1 milliard d’euros.
Risques : Comment la RATP fait-elle la différence à l’international, face à la concurrence ?
Pierre Mongin : Nous sommes dans une position de leadership en raison de notre maîtrise sur deux technologies emblématiques : le tramway et le métro automatique. Cette année, première étape dans un processus de développement territorial important, la RATP va gérer le tramway de Washington DC, capitale des États-Unis, après avoir développé l’année dernière le tramway de Shenyang en Chine. C’est une grande fierté. Le deuxième point sur lequel on a une position vraiment différenciante sur le marché mondial du transport, c’est le métro automatique. La RATP, avec le développement de la ligne 14 à Paris, combinant des technologies apportées par nos fournisseurs, a réussi à faire un produit unique au monde. Nous sommes les seuls à maîtriser totalement la technologie de construction d’un métro automatique de cette importance (500 000 personnes par jour transportées en 2014), avec des industriels français qui, maintenant, le reproduisent. Mais le plus intéressant, c’est d’avoir transformé une de nos lignes, la plus ancienne (la ligne 1), la plus chargée (700 000 à 800 000 personnes par jour), sans l’interrompre, mis à part quelques week-ends, et de la faire rouler en automatique, sans arrêter le trafic. C’est-à-dire qu’on a inventé un système de cohabitation de trains automatiques sans conducteur en même temps que des trains avec conducteurs ; et cela pendant presque deux ans. C’est une gageure humaine fantastique. Voilà quelques exemples du dynamisme de cette maison qui a des qualités humaines exceptionnelles. C’est ce qui fait sa force.
Risques : En matière de politique des risques, comment appréhendez-vous les risques auxquels vous êtes exposé ?
Pierre Mongin : C’est effectivement une obligation, pour un groupe de notre importance, d’avoir une maîtrise de la gestion des risques. La première étape a été, en 1996, l’application à la RATP de la loi Badinter (on est sortis d’une exception en termes de responsabilité civile) qui nous a obligés à réfléchir à un système de couverture assurancielle des risques de circulation routière de nos bus. En 2009, j’ai fait établir une cartographie de 18 risques critiques pour le groupe, en croisant de manière classique une occurrence et une gravité. Aujourd’hui, nous avons 35 risques majeurs par domaine. Les risques liés à la sécurité des biens et des personnes, avec un aspect particulier sur l’accident ferroviaire et la sécurité ferroviaire (l’inverse de l’accident), sujet maîtrisé par l’entreprise depuis l’origine de manière parfaitement rationnelle, et donc à part dans le dispositif de couverture des risques. Il y a un délégué général à la sécurité ferroviaire ayant une autorité complète, transversale, par délégation du PDG, sur toutes les mesures de sécurité à prendre en matière de sécurité ferroviaire dans l’entreprise. Puis il y a les risques de tout établissement recevant du public, les risques anti-incendie, anti-panique. Dans la sécurité des personnes, aujourd’hui émerge une nouvelle catégorie de risque qu’on prend en compte, ce sont les risques professionnels, avec une médecine du travail dédiée.
Le deuxième domaine dans lequel les risques sont importants, ce sont ceux liés à notre activité d’ingénierie puisque nous sommes constructeurs d’infrastructures. Soit on achète pour notre compte et c’est notre propre responsabilité, soit on agit pour le compte et avec l’argent d’autrui. Quand on développe aujourd’hui des infrastructures de transport en Île-de-France, on le fait très largement pour le compte du Stif, ou pour le compte de l’État qui cofinance des réseaux de métro nouveaux par exemple. Donc s’il y a un incident majeur sur un projet de construction, nous sommes impliqués avec nos parties prenantes sur ces projets. Les risques liés à l’ingénierie sont très complexes. Notre filiale, Systra, nous donne maintenant des benchmarks sur les conditions d’assurance. J’ai parallèlement transformé l’ingénierie interne en centre de profit, ce qui nécessite qu’elle prenne en compte dans ses coûts l’exacte mesure des risques qu’elle génère sur les projets, sur les chantiers. Ce n’est pas un risque vain, puisqu’on a eu, avant mon arrivée, un chantier métro à Paris (dans le XIIIe), où une cour d’école s’est effondrée. Heureusement, c’était un jour où il n’y avait pas d’enfants, mais on a vécu avec un drame potentiel épouvantable.
Ensuite, il y a les risques économiques et financiers. Comment préserver le cash-flow et le résultat de l’entreprise ? Ce sont des sujets classiques : défaillance de stratégie d’achat, défaillance de fournisseur, pertes de recettes, dérives de coûts liées à des crises économiques localisées, à des problèmes monétaires, à des instabilités du business model, à des risques financiers et de financement, à des évolutions réglementaires, à des problèmes de non-conformité. Tous ces sujets sont maîtrisés comme dans n’importe quel groupe.
Enfin, on a des risques spécifiques liés à la qualité de service. Mon intuition de départ était que le principal risque que court la RATP, c’est celui de la saturation de ses réseaux. C’est-à-dire que notre qualité devienne fortement décroissante sur certains réseaux (c’est le cas de la ligne 13) par excès de clients. Ce sont des sujets extrêmement importants pour l’entreprise, non seulement en termes d’image, mais aussi en termes contractuels puisque le contrat avec le Stif sanctionne lourdement financièrement les manquements à la qualité de service. Nous avons donc fait des investissements en mettant des portes palières sur la ligne 13 qui servent à protéger la ligne du quai et à permettre aux trains de partir. De même, 300 personnes ont été embauchées pour retenir les gens, fermer les portes… C’est un travail dur, les gens qui veulent monter dans le train pouvant être agressifs. Mais c’est indispensable, sinon les trains ne partent pas. Plusieurs technologies pour lutter contre la saturation ont été mises en place. La principale, c’est d’augmenter la cadence des trains.
Risques : Quels risques majeurs, la RATP peut-elle rencontrer ?
Pierre Mongin : Il y a tout d’abord un risque important, lié à la production, c’est la conflictualité sociale. Nos plans de prévention, avec des systèmes de dialogues préalables, ont servi de modèle à la loi de Xavier Bertrand sur la prévention des conflits dans le transport. Mais le risque de grève est toujours un risque extrêmement important dans les transports.
Il y a les risques majeurs liés à nos infrastructures. Certains sont systémiques, comme le risque de crue centennale en Île-de-France, mais aussi le risque d’un incendie de centre informatique, les risques de malveillance sur les systèmes d’information et la cybercriminalité, la dégradation des infrastructures, la divulgation de données sensibles. Et puis, il y a des risques stratégiques, qui sont comment préserver nos parts de marché en Île-de-France, notre développement avec RATP DEV, les atteintes à la marque, le risque de réputation, l’acquisition ou le marché mal évalués. Notre comité des risques analyse les opportunités et les risques des projets avant toute décision d’acquisition ou de signature d’un contrat international. C’est un point très important de la maîtrise en amont du risque stratégique. On a des risques liés à nos processus de management, sous le contrôle de notre service d’audit et de notre contrôle de gestion interne.
Et puis, la perte de compétences-clés. La durée de vie minimum d’un train, c’est quarante-cinq ans, grâce à la maintenance. Il faut donc avoir la capacité de trouver des substituts à la non fourniture de pièces détachées par le fournisseur principal, en créant des usines dans lesquelles nous fabriquons un certain nombre de composants, pour des matériels qui sont obsolètes sur le marché. C’est un point très important de la lutte contre le risque. Perdre un investissement de 3 millions d’euros en un train non amorti, c’est une catastrophe absolue en termes de risque financier comme de risque de production. Il faut donc maîtriser en permanence l’obsolescence.
Risques : Comment vous êtes-vous organisé pour gérer les crises possibles ? Avez-vous des scénarios, des exercices ?
Pierre Mongin : Oui, nous avons des plans de prévention et des plans d’action et de réaction à des événements. Les plans de prévention, c’est par exemple la formation. L’entreprise dépense 7 % de sa masse salariale en formation. Là où il y a de l’humain et de l’organisationnel, il y a du risque, donc de la prévention à faire, de la formation et du contrôle. Dès mon arrivée, j’ai créé une salle de crise. Le 17 mars 20141, elle a fonctionné pour la gratuité. 4 000 personnes ont été déployées dans les stations et les gares pour gérer une affluence qui était légèrement supérieure à la moyenne mais pas plus, et qui était pilotée par une cellule de crise qui s’est tenue depuis 5 heures du matin et qui a été levée à 8 heures parce que tout allait bien. Nous avons maintenant une réelle culture de la gestion de crise. Il y a aussi les procédures, démultipliées dans l’entreprise, avec un responsable des plans d’intervention sur nos réseaux, parce qu’on vit avec des mini-crises en permanence.
Risques : Peut-on faire un point sur les risques systémiques ?
Pierre Mongin : On a l’équivalent du plan particulier des risques inondation, le PPRI de Paris pour la RATP. C’est un risque absolument colossal. À Paris, quoi qu’on fasse, s’il y avait un débordement de la Seine au-delà de 8,50 mètres d’eau, on aurait un problème d’interruption du service qui nécessiterait un plan particulier de réparation. Sur nos 250 kilomètres de tunnels ferroviaires souterrains du métro de Paris, on aurait 140 kilomètres de tunnels potentiellement inondés. Le coût, pour la RATP, est évalué à 5 milliards d’euros de dommages, très supérieur à nos fonds propres. Nous avons une plateforme industrielle dans laquelle on stocke du matériel pour réaliser 470 ouvrages de protection dans un délai le plus rapide possible (une semaine, moins si possible) sur tous les points d’entrée des eaux qui ont été identifiés. On a 273 bétonnières, 70 000 parpaings, 800 tonnes de mortier, 173 groupes électrogènes qui sont stockés dans des sites industriels à sec, et qu’on sait acheminer par des contrats avec des transporteurs. On a un niveau de déploiement opérationnel de prévention le plus poussé possible. Le sujet le plus sensible, ce sont nos systèmes d’information. Une partie des réseaux a été reconstruite pour faire face à un tel événement. Dans nos scénarios, nous travaillons énormément sur le scénario de reprise. On le voit bien, quand il y a une crise publique, la difficulté majeure pour le gouvernement c’est de dire quand on doit arrêter le plan et déclarer la reprise.
Le deuxième enjeu, c’est la cybercriminalité liée à la gestion d’un fichier de 7 millions de personnes abonnées, avec l’obligation absolue de respecter la confidentialité des données ; et, en cas d’introduction, dans le cadre du règlement européen, l’obligation de notifier à chacun les intrusions qu’il a pu y avoir sur nos fichiers. C’est une responsabilité juridique colossale. Enfin, le risque terroriste, qu’on a malheureusement connu à la RATP. Je tiens à signaler l’importance du réseau de vidéoprotection. C’est un élément décisif de la prévention et un élément post-crise pour trouver les auteurs. Dans le cas du présumé assassin au journal « Libération », il a été arrêté par la police, grâce à nos caméras. On est OIV, « opérateur d’importance vitale », avec une responsabilité particulière par délégation de l’État pour lutter avec les pouvoirs publics contre le risque terroriste.
Risques : Avez-vous une approche assurancielle pour couvrir vos risques ?
Pierre Mongin : Pour le transfert du risque en matière de responsabilité civile, deux lignes de contrat d’assurance ont été créées. Une première ligne de zéro à 15 millions de préjudice, et une deuxième ligne de 15 à 50 millions d’euros de préjudice. Au-delà de 50 millions, sauf pour des risques précis, nous sommes notre propre assureur. Il y a toutes sortes de risques ponctuels assurés, par exemple le risque des mandataires sociaux ou le risque de responsabilité médicale des soins, puisque la RATP a des centres de soins curatifs et pas seulement préventifs. Nous réfléchissons à développer davantage de transfert de risque vers des professionnels dans le domaine des assurances courantes de responsabilité civile et de risque véhicules, ou sur des risques émergents comme la cybercriminalité.
Note
- En raison d’un niveau de pollution de l’air important, les transports en commun étaient gratuits en Île-de-France sur les réseaux de la RATP et de la SNCF.
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