Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, François-Xavier Albouy, Pierre Bollon, Arnaud Chneiweiss et Pierre Michel
Risques : Dans votre dernier livre, Comprendre le malheur français1, vous dites que l’économisme n’est pas la solution, mais le problème. Les problèmes de désarroi de la jeunesse d’aujourd’hui2, au lieu d’être un symptôme, peuvent-ils être l’amorce d’une solution ?
Marcel Gauchet : Solution, je ne sais pas. L’avenir le dira. En tout cas, interpellation qui montre la nécessité de raisonner politiquement à propos de l’économie. On a inversé les facteurs, comme si l’économie pouvait résoudre les problèmes politiques. Non, l’économie ne sait pas résoudre un problème de société par elle-même. On voit bien que dans certaines conditions très particulières, qui sont en partie le propre de la société française (ce n’est pas nécessairement une loi générale), la difficulté nouvelle de la jeunesse d’entrer dans la vie – dans la vie active en particulier – appelle une réponse que le système économique n’est pas apte à fournir simplement par ses propres moyens. Cela demande un raisonnement politique, nourri par la réflexion collective qui va ensuite s’appliquer à la sphère économique. On voit bien par exemple qu’une certaine bureaucratisation de la société devient un obstacle au marché du travail. Ce ne sont pas simplement les conditions d’embauche et de licenciement, etc., c’est beaucoup plus général. Cette bureaucratisation peut procéder d’excellentes intentions. Ainsi la négociation professionnelle va fixer des standards de qualification extrêmement précis pour l’accès à telle ou telle fonction en vue de la protection des salariés. Très bien, mais c’est ensuite un obstacle considérable à ce que les économistes appellent la fluidité du marché du travail, par rapport à une société, où, il n’y a pas si longtemps, l’entrée dans la vie active s’effectuait de manière beaucoup plus informelle et plus souple.
Cela touche à la fois les syndicats, les partenaires sociaux et la sphère publique. Cela touche la direction des entreprises. On ne peut pas demander au système économique de régler par lui-même une question comme celle-là. Certes, dans l’abstrait, l’impératif est de créer des emplois pour que les gens trouvent leur place dans la vie économique, mais cela dit peu de la manière dont les choses se passent concrètement. C’est un problème de fonctionnement social global qui relève de la politique. Il n’y a qu’elle pour affronter les questions difficiles.
Risques : Dans votre livre, une grande place est faite à la mondialisation, au contresens sur la mondialisation en France. N’y-a-t-il pas dans ce qui caractérise au plus profond le modèle français, quelque chose à exporter dans la mondialisation ?
Marcel Gauchet : Sur ce plan, j’ai le sentiment de répercuter un écho qui me vient de l’extérieur, de collègues étrangers, d’amis, qui me disent – ce dont je suis toujours frappé – qu’ils ont une image positive de la France, alors que les Français ont une image déliquescente de leur pays. Aux États-Unis par exemple, un courant certes encore limité, mais significatif, commence à s’interroger sur la dérive des coûts de l’enseignement supérieur, qui a fini par créer une bulle du crédit aux étudiants. En regard de quoi un système qui permet l’accès à l’université à un coût raisonnable, sans aller forcément jusqu’à la quasi-gratuité, comme le nôtre, apparaît plus pertinent au total. De manière générale, en dépit des difficultés de notre système scolaire, le niveau moyen de formation de la main-d’œuvre française est perçu comme élevé. Vu du dehors, c’est un atout que nous ne nous préoccupons pas suffisamment de cultiver du dedans.
Au fond, le problème français par rapport à la mondialisation, c’est de s’être mis depuis le départ, et pour des raisons faciles à comprendre, qui tiennent aux circonstances politiques, dans une position défensive. Politiquement, la mondialisation s’est faite à droite, alors que les Français allaient à gauche. Dans le sillage de Mitterrand, tous les gouvernements les uns après les autres, pour des motifs différents, mais finalement convergents, se sont présentés comme le bouclier : on va vous protéger contre la mondialisation. Mais si bon qu’il soit, un gardien de but encaisse des buts. Ce n’est pas une bonne attitude en politique.
En nous mettant dans une position défensive, nous étions sûrs de perdre. Il est vrai que cela nous impose des adaptations sévères sur toute une série de plans, c’est l’évidence. D’ailleurs, on les fait. Mais on les fait en étant malheureux, alors que le problème est évidemment de donner une perspective positive, ce qu’aucun gouvernement n’a été capable de faire depuis les années 1980. Je crois qu’il faut au contraire une attitude offensive. À ce moment-là, les sacrifices que l’on peut faire sont contrebalancés, dans l’esprit des gens, par les avantages que l’on peut acquérir, le rôle que l’on peut jouer et la qualité des propositions que l’on peut avancer. C’est ce ressort qui nous manque. Nous sommes une forteresse assiégée sans autre perspective à terme que la reddition.
Risques : L’erreur a été de ne pas expliquer que la mondialisation n’était pas un système figé. La mondialisation d’il y a vingt ans n’est pas celle d’aujourd’hui. Elle est très différente ; l’Inde, la Chine, les États-Unis qui se referment, l’Europe qui explose… Ce n’est pas exactement ce qui avait été annoncé.
Marcel Gauchet : La mondialisation part sur les bases d’un dépassement des cadres politiques par l’économie qui s’interconnecte au-delà des frontières. Le discours sur la mondialisation heureuse est qu’il y aura une société mondiale de marché qui nous délivrera des horreurs politiques du passé. Que se passe-t-il à l’arrivée ? Le contraire. On assiste au retour d’une mondialisation très politique, c’est-à-dire pilotée par les États et non par les marchés, d’une manière extrêmement suivie, en fonction de visées stratégiques de puissance. Ce que les Européens n’ont pas anticipé, qui est leur problème aujourd’hui, c’est que pour une grande partie du monde, en Asie en particulier – on aurait pu s’en apercevoir plus tôt – l’économie est le moyen de la politique, comme elle le reste pour les États-Unis. C’est un facteur d’affirmation et de sécurité dans le monde global. Aux États-Unis, c’est dans la nature des choses. Il n’y a même pas besoin de discours là-dessus, cela va de soi. Il faut une économie dynamique pour que les États-Unis conservent leur position hégémonique.
Risques : l en va de même dans la bataille des idées. Derrière les idées de banque universelle ou de régulation du bilan des assureurs, on voit des idées naître aux États-Unis ou dans des pays anglo-saxons, qui paraissent être de bonnes idées, mais qui sont aussi des instruments de politique de puissance.
Marcel Gauchet : Dans le cas anglo-américain, c’est particulièrement net, mais c’est de plus en plus vrai de l’Asie. La Chine ambitionne, de façon propagandiste, de proposer un modèle politico-économique alternatif par rapport au modèle occidental. Ses dirigeants commencent à s’intéresser au problème de la crise des démocraties en Occident. Croire qu’ils sont dans la position d’importer des systèmes qu’ils jugent en décomposition, c’est se leurrer totalement. Nous sommes devant une situation qui a profondément évolué et qui va continuer à évoluer, dans un sens dont il serait naïf de penser qu’il sera nécessairement le nôtre.
Dans ce contexte, on s’aperçoit que l’Europe a été une utopie sympathique, qui n’a pas eu que des défauts, mais qui trouve aujourd’hui ses limites. Il y a un énorme acquis européen, mais il ne doit pas nous cacher l’erreur des Européens sur la nature du monde dans lequel ils allaient être appelés à évoluer. L’Europe telle qu’elle est – elle peut devenir autre chose – ne peut nous servir d’instrument pour peser sur la mondialisation. C’est bien cela son problème.
Risques : Avant, les choses se faisaient de façon beaucoup plus naturelle et spontanée. On a cru en la possibilité d’accéder au bonheur par la libération, par la connaissance, par le progrès, par l’émancipation. Il y avait des possibles. Aujourd’hui, c’est la rigidification, la protection mal comprise, la bureaucratisation qui nous rendent malheureux. Ne faut-il pas retrouver le sens du risque ? Avec l’acceptation que les gens ont un espace de liberté ?
Marcel Gauchet : Je crois que vous touchez un point essentiel, qui est peut-être un point de déblocage du discours politique. On le voit bien avec ce qui est en train de se passer autour de la loi dite « travail » : l’angle d’attaque n’est pas le bon. Il est source de disputes sans issue. Le bon angle d’attaque, fédérateur, est celui que vous pointez. Une réflexion est à mener sur cette bureaucratisation de nos sociétés en général, de l’économie en particulier, qui procède de plusieurs facteurs, y compris une juridisation qui devient folle et où personne ne trouve son compte. À l’arrivée, les juristes sont débordés par la somme de travail que leur demande la gestion d’un système d’une complexité telle que personne ne sait plus s’y retrouver. Je suggère de changer l’axiome fondateur du droit démocratique « Nul n’est censé ignorer la loi », puisqu’on est censé l’avoir faite, par un autre qui mettrait au moins les choses sur la table, « Nul n’est censé connaître la loi ». Je pense que cela aurait des conséquences juridiques très positives ; en cas de faute, on pourrait dire « oui, mais je ne le savais pas ». C’est un principe qui faciliterait beaucoup la vie des entreprises trop petites pour se payer un service juridique : la présomption d’innocence quand on transgresse une règle, parce que l’on ne peut pas toutes les connaître.
Ce point devrait faire l’objet d’une réflexion partagée sur l’ambivalence de la protection. Toute protection, revendiquée comme telle, est aussi créatrice de contrainte. Notre système protecteur a pour contrepartie la tyrannie bureaucratique. Prendre en compte cette dimension redonnerait de l’air aux relations sociales au lieu de s’enfoncer dans des négociations de plus en plus pointilleuses dont les résultats suscitent à l’arrivée plus de frustrations que de satisfactions. Si l’on veut que les jeunes qui sortent de l’école sans diplôme fassent leur chemin dans l’emploi, il faut permettre à des entreprises de les recruter sur la seule appréciation de leurs capacités personnelles, sans trop se tracasser des grilles pointues de qualification prévues par les conventions collectives. La difficulté, c’est d’avancer sur la ligne de crête, sachant que si les protections sont indispensables, la protection se paye en règlementation, laquelle, en un certain point devient un facteur de blocage pour les personnes et pour la collectivité. Il faut donc soigneusement soupeser les deux. La recherche de ce nouvel équilibre est une question vitale pour les sociétés européennes et pour la société française en particulier. Car celle-ci est spécialement contradictoire sur ce terrain, et du même coup, spécialement conflictuelle. Elle combine une forte propension libertaire avec une demande encore plus forte que les autres, de règles, de lois, de textes, d’accords formels.
Risques : Comment expliquez-vous cette frilosité de la société française par rapport au risque, par rapport à l’envie d’entreprendre ou de prendre des risques ? Selon les sondages, les Français sont manifestement plus défiants que d’autres Européens.
Marcel Gauchet : L’aversion au risque est une chose, la défiance envers autrui en est une autre. Les économistes ont beaucoup réfléchi sur ce dernier phénomène dans la période récente, mais je dois dire que leurs explications me laissent sur ma faim. Il faut aller plus loin. Je suis tenté d’y voir la contrepartie de traits constitutifs de la vision française de la société politique. Dans le cas allemand, on voit bien que cette confiance dans le domaine économique est très liée à l’enracinement local des acteurs. Cela s’appliquerait aussi à la Suisse. On est dans des sociétés à fort ancrage patriotique local. Les Français n’ont pas ce sens de la petite patrie. Ils se voient dans l’universel à l’intérieur d’un espace abstrait. Mais cet universalisme se paye par le fait qu’a priori on ne sait pas à qui l’on a affaire en tant que partenaire. Les sociétés de confiance sont des sociétés de liens de proximité. C’est vrai aux États-Unis. Les liens de confiance se tissent d’abord dans le voisinage, de façon naturelle. Les Français, eux, préfèrent l’anonymat. Mais cette discrétion implique l’ignorance, donc la méfiance. Je cite dans mon livre une donnée rapportée par Boudon qui m’avait beaucoup frappé. Les Français sont ceux qui se déclarent le plus indifférents au fait d’avoir pour voisin quelqu’un qui sort de prison. Évidemment, à partir du moment où vous pensez que votre voisin peut sortir de prison (et donc est un repris de justice caractérisé), vous n’êtes pas porté à lui faire spécialement confiance. C’est le revers de la médaille. C’est un fait de culture politique, la défiance française. Le problème de l’esprit d’entreprise, c’est autre chose. Mais cela tient aussi à des ressorts culturels.
Risques : Il y a un discours très convenu sur ce thème. Les chiffres montrent au contraire que beaucoup de jeunes créent leur entreprise ou partent à l’étranger. La France entreprend. Elle a été la quatrième puissance du monde. Ce n’est pas un hasard !
Marcel Gauchet : Le modèle idéal des jeunes en matière de travail, dès lors qu’ils ont un niveau de qualification suffisant, est aujourd’hui de créer une entreprise, sur le modèle start-up. Dans tous les cas, ils aspirent à un travail indépendant. Pas de patron, je suis maître chez moi. On ne peut donc pas dire que les germes de l’esprit d’entreprise n’existent pas. Ce qui est vrai – ce n’est certainement pas la seule réponse mais c’est un élément très important – c’est que les élites françaises, c’est-à-dire au sens le plus strict du mot, les élites du diplôme, issues du haut de la colonne de distillation qui est la marque de notre système, ne sont pas entreprenantes. Pourquoi? Parce que dans cette sphère le modèle tout-puissant, c’est le classement ; il dicte comme but de s’insérer dans la meilleure structure possible, au plus haut niveau possible. C’est une logique méritocratique, à sa façon, mais qui est anti-entrepreneuriale. Ce n’est pas vrai du reste de la société.
Nous payons très cher les conséquences de notre système de formation, qui a par ailleurs de grandes vertus. Je n’ai aucune prétention d’économiste, je ne raisonne pas en économiste, mais je remarque souvent que ce regard extérieur permet de voir les choses un peu autrement par rapport aux explications habituelles. Pourquoi n’avons-nous pas en France l’équivalent du Mittelstand allemand, ce réseau d’entreprises moyennes capables d’exporter mondialement ? La réponse n’est pas mystérieuse dès qu’on regarde comment ce système fonctionne en Allemagne. La base c’est le système scolaire et universitaire local : apprentissage, enseignement professionnel, enseignement supérieur. En France, c’est la dictature du sommet. Vous avez de grandes entreprises performantes avec d’excellents ingénieurs, venant des grandes écoles, mais jamais ces gens n’iront dans une PME, ou très exceptionnellement, s’ils y sont vraiment obligés. En revanche, le système de formation moyen est décapité par le circuit élitaire, tourné vers les hauteurs dirigeantes, avec pour résultat un grand vide entre les grandes entreprises et les petites entreprises sans grands moyens de recherche et développement. Vous n’aurez qu’exceptionnellement cette osmose locale entre université et entreprise qui nourrit des entreprises moyennes innovantes. Vous l’aurez à Clermont-Ferrand parce qu’il y a Michelin, et une tradition locale qui s’est créée autour.
Le cœur du système allemand réside dans ce nœud entre apprentissage, formation technique de bon niveau et recherche universitaire de proximité. Notre système d’aspiration par le haut fait que l’on a des entreprises mondiales, avec d’ailleurs peu de créations, et pas de niveau intermédiaire. Notre système de formation n’est pas tourné vers cette synergie locale, qui devrait être la règle dans tous les grands centres universitaires. Cela va peut-être changer, l’ère numérique ouvrant de nouvelles opportunités. Si l’on veut une économie de la connaissance et de l’innovation, c’est par ce canal que ça passe.
Risques : N’a-t-on pas trop l’esprit de système ? Le système contre la société, contre l’initiative, contre la société civile…
Marcel Gauchet : Le problème va plus loin que l’esprit de système. Je parlerais plutôt de « culte de principes ». Les Français veulent absolument rationaliser les règles du fonctionnement collectif sous forme de principes. Ils préfèrent souvent la conformité aux principes à l’adaptation aux faits. C’est sur les principes que portent les controverses collectives les plus véhémentes. Regardez ce que nous venons de vivre à propos de la déchéance de nationalité. S’agissait-il d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme, ou simplement du nombre de personnes éventuellement concernées ? Non, juste du principe.
Risques : Le paritarisme en France est un élément important de blocage. Il affecte la formation professionnelle, la protection sociale, l’éducation, le 1 % logement, tous ces grands systèmes qui dysfonctionnent, qui n’accueillent pas les jeunes. Cela n’existe qu’en France. Comment pourrait-on faire bouger les choses ?
Marcel Gauchet : Le paritarisme est devenu intouchable pour une raison aussi claire qu’elle est inavouée : sa seule finalité aujourd’hui est de maintenir en vie des organisations syndicales qui n’ont plus de racines dans la vie sociale. Il s’agit de leur assurer un semblant d’existence pour maintenir les apparences du dialogue social. Le syndicalisme est en reflux dramatique. Le seul syndicat qui a une implantation réelle dans les entreprises en dehors du secteur public est la CFDT. Ailleurs, il n’y a quasiment plus de représentation syndicale. Il reste aux appareils syndicaux, devenus des espèces d’organismes parapublics, la cogestion du peuple des fonctionnaires et assimilés. C’est la raison pour laquelle les organisations syndicales ont défendu bec et ongles ce qu’elles appellent la « hiérarchie des normes » contre la loi El Khomri. Importation ô combien parlante du langage du droit constitutionnel dans le droit social. Elles n’ont plus de pouvoir de négociation qu’au sommet, au niveau des accords de branche. Dans l’autre sens, la faiblesse de la loi, avec les meilleures intentions du monde, est de compter sur une réalité qui n’existe que marginalement, à savoir des organisations représentatives dans les entreprises. L’idée toujours optimiste de ceux qui soutiennent cette position étant que si on donne du pouvoir effectif aux négociations d’entreprises, des syndicats se créeront pour exploiter cette possibilité. Rien n’est moins sûr.
Risques : Existe-t-il une solution ?
Marcel Gauchet : Personne n’a de recette magique par rapport à une situation comme celle-là. Ce genre de blocages ne peut se dénouer que par le débat public. Il faut faire de cette question du paritarisme un objet de la délibération collective au lieu de la réserver aux initiés. Il doit être possible d’en discuter loyalement et calmement avec les syndicats, à commencer par les organisations patronales, qui ont une énorme responsabilité dans cette affaire. Le poids des non-dits dans la société française est écrasant. Il alimente la crise politique, en entretenant le sentiment que les responsables publics sont en dehors de la réalité. Il n’y a pas d’enjeu plus crucial que de briser cette omerta, sur ce sujet-là comme sur quelques autres.
Risques : Votre livre est très important. Il explique la France telle qu’elle est réellement. Votre conclusion, très optimiste, est que l’on demeure une puissance influente, parce que l’on a une immense culture, un vrai universalisme ; mais que cette influence ne passe pas par l’Europe. Pourquoi ne pas avoir choisi un titre faisant espérer, rêver ?
Marcel Gauchet : Parce que l’espérance ou le rêve n’ont de sens qu’appuyés sur une appréhension lucide de ce qui est. Après, on peut valablement aspirer à autre chose. Pour moi, le mot important dans ce titre est « comprendre ». Je sais que mon livre sera lu par une population éduquée dont la pente majoritaire est de se dire que les Français ne sont pas à plaindre – ne se déclarent-ils pas heureux à titre personnel, d’ailleurs ? – et que leur malheur est largement imaginaire. Mon but est de les convaincre qu’il y a quelque chose à comprendre et qu’il faut prendre ce malheur au sérieux. S’ils veulent agir pour le bien, ils doivent faire l’effort d’entrer dans ce qui fait que ce pays qui a tout pour réussir est dans pareil état de déprime collective et de doute sur son avenir. Il y a de puissants motifs à cela, qui n’ont rien d’irrationnel, et ce n’est qu’en acceptant de les prendre en compte qu’on parviendra à sortir de ce marasme. Mon espérance à moi est de contribuer à cette prise de conscience.
Notes
- Comprendre le malheur français, Marcel Gauchet, Stock, 2016.
- En référence au livre France, le désarroi d’une jeunesse, de Jean-Hervé Lorenzi, Alain Villemeur et Hélène Xuan, Eyrolles, 2016.
Crédit photo : © Francesca Mantovani pour les Editions Gallimard