Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi et Daniel Zajdenweber
Risques : Quel rôle l’assurance pourrait-elle jouer dans les prochaines décennies ?
Florence Lustman : Il n’est jamais évident de prévoir ce qui va se passer à une telle échéance, même pour un assureur et, en tout état de cause, il faut faire preuve d’humilité à l’égard de ses projections. Souvent, il nous faut les interroger, les repenser et les revoir. Ce qui est certain, c’est que l’assureur joue et jouera un rôle de plus en plus crucial à l’avenir.
La première mission des assureurs sera bien sûr de continuer à accompagner nos concitoyens. Face à un monde de plus en plus anxiogène où l’on assiste à une montée, une intensification et une recombinaison de risques très divers, l’assurance doit demeurer un phare qui nous éclaire, même si nous devons toujours garder à l’esprit que la réalité peut différer de ce que nous avions projeté.
La pandémie du Covid-19 en est un exemple. Personne n’aurait pu prévoir que cette crise sanitaire engendrerait une telle crise économique. C’était un risque très important dont nous avions conscience. Mais nous l’avions identifié sous l’angle des décès qu’il pourrait causer, avec un impact sur l’assurance de personnes. Nous n’avions pas imaginé que cela bouleverserait à ce point la vie des entreprises et l’économie au niveau mondial.
Nous pouvons donc nous tromper sur les conséquences d’un risque, même si c’est notre mission d’assureur d’anticiper le futur avec la plus grande justesse possible. Cela étant, la projection a toujours des effets vertueux. Elle nous conduit à préparer des réponses, qui ne seront pas nécessairement adaptées à l’événement en question mais qui le seront peut-être pour un autre. Plus nous anticipons, plus nous sommes armés pour faire face le jour où les scenarii identifiés en amont se concrétisent.
La réalisation de cartographies des risques est donc centrale dans notre activité. C’est un exercice qui consiste, chez France Assureurs, à interviewer chaque année un panel de deux cents directeurs de l’assurance et de la réassurance pour leur demander d’identifier et de hiérarchiser les vingt-cinq risques principaux sur les cinq ans à venir. Ces cartographies nous permettent non seulement de mieux prévoir les risques, mais aussi d’observer leurs fluctuations. Certains prennent de l’importance, d’autres reculent.
Trois types de risques occupent le devant de la scène depuis plusieurs années : le risque cyber, le risque climatique et le risque économique. Les mutations technologiques et sociétales font régulièrement émerger de nouveaux risques qu’il nous faut prendre en compte. C’est le cas en particulier du risque de manipulation de l’information, également identifié par le Forum économique mondial de Davos.
L’essor des réseaux sociaux rend nécessaire une réflexion sur les moyens dont nous disposons pour nous prémunir contre ce phénomène. Nous l’avons vu notamment lors des campagnes des deux dernières élections américaines, c’est un risque majeur pour nos démocraties. De même, un risque historique comme l’incendie et le développement des batteries lithium-ion nous fait craindre une recrudescence des départs de feu dans les habitations. C’est la raison pour laquelle nous avons financé des essais pour étudier le phénomène d’emballement sur des batteries de vélo électrique.
Une fois les risques identifiés, le rôle majeur des assureurs consiste à proposer des solutions concrètes pour les gérer et offrir des protections adaptées aux assurés. Pour cela, nous devons pérenniser un modèle qui nous tient à cœur : la mutualisation. En effet, certains risques ne sont pas « supportables » sur le plan individuel mais le deviennent dès lors qu’ils sont partagés par une communauté. C’est le principe même de la mutualisation, généralement peu compris et méconnu alors qu’il est au cœur de notre système d’assurance.
C’est un enjeu d’autant plus crucial que de nouvelles réglementations viennent remettre en cause ce modèle. C’est le cas du projet législatif européen FIDA (« Financial Data Access »). Il prévoit de faciliter l’accès des tiers, comme les GAFAM, aux données des assureurs européens. Ce projet porte en lui le germe d’un risque de démutualisation qui pourrait avoir un impact lourd sur l’assurabilité de nos concitoyens. Le fait que les GAFAM aient accès aux données des assurances françaises contrevient également à notre ambition de souveraineté européenne. C’est dire le paradoxe et l’importance de l’enjeu.
Risques : Dans un monde marqué par une montée de l’individualisme, la mutualisation reste un pilier. Pourquoi ?
Florence Lustman : C’est en effet un enjeu majeur. Face à des risques de plus en plus nombreux et complexes, le pragmatisme nous intime de revenir à cette solution historique qu’est la mutualisation. Ce n’est pas seulement un choix de cœur mais bien de raison. Ce modèle a été pensé pour le bien de tous et de chacun. Le fonctionnement est simple mais doit être « réexpliqué » : les assureurs font pot commun de toutes les cotisations des assurés pour indemniser ceux d’entre eux qui subissent un sinistre. Le coût global est donc réparti sur l’ensemble de la communauté des assurés. C’est parce qu’on met en commun les ressources financières de tous les assurés qu’on parvient à indemniser les quelques-uns qui subissent un sinistre. En un mot, c’est le seul moyen d’offrir de très hautes couvertures d’assurance pour un coût individuel abordable.
La mutualisation doit donc demeurer un pilier. Mais mutualisation et responsabilité individuelle ne sont pas antinomiques, bien au contraire. C’est tout le paradoxe : l’individu reste clé et il ne faut absolument pas le déresponsabiliser. L’assuré qui bénéficie d’une couverture ne doit pas pour autant arrêter de se protéger. Par ailleurs, si chacun ne veille pas individuellement à réduire ses propres risques, que ce soit en étant vigilant au volant ou au niveau des entreprises, le volume des sinistres augmentera nécessairement, ce qui, à terme, menacera le modèle de la mutualisation. La prévention et l’éducation aux risques pour protéger les biens et les personnes s’imposent donc comme une nécessité pour construire ensemble le meilleur futur possible.
Par ailleurs, pour encourager les comportements vertueux, l’assurance pourrait contribuer à la mise en place de mécanismes de récompense, comme cela se pratique déjà dans d’autres pays pour des personnes qui suivent les recommandations de prévention, dans la santé par exemple. Évidemment, cela ne peut pas couvrir l’ensemble des risques car, dans toute existence, il y a des impondérables, voire des coups du sort. Mais nous pourrions imaginer que certaines couvertures varient en partie en fonction du degré de respect des recommandations de prévention mis en œuvre.
Risques : Comment les Français perçoivent-ils le secteur de l’assurance ?
Florence Lustman : La majorité des assurés sont satisfaits de l’accompagnement proposé par leur assureur. Mais comme nous intervenons au moment d’un sinistre, nous sommes inéluctablement associés à ce moment difficile. Un sinistre, de fait, fragilise psychologiquement les assurés, a fortiori lorsqu’il est de grande envergure.
En tant qu’assureur, nous sommes là pour les aider à traverser ce moment difficile dans les meilleures conditions. Aujourd’hui, nous souhaitons aller beaucoup plus loin, pour être perçus comme des partenaires au long cours et non pas comme des urgentistes.
Nous voulons changer la perception que les Français ont de notre secteur. Comment ? En étant, tout d’abord, beaucoup plus présents dans la durée. Cette présence accrue est indispensable et portera d’abord sur la prévention. Nous devons aider nos concitoyens à adopter des comportements qui leur permettent une meilleure protection à la fois de leur personne et de leurs biens, en amont. C’est aussi ça notre rôle d’éclaireur : être un partenaire des assurés dans la prévention de leurs risques.
En 2050, nous souhaitons être ce partenaire clé auprès des Français dans la prévention et la gestion de leurs risques au quotidien. Demain, l’assureur pourrait décharger l’assuré d’une série de contraintes liées à la vie courante. Nous pourrions aussi imaginer une industrie de services au jour le jour, allant du remplacement d’une voiture qui ne fonctionne pas à une intervention pour une fuite d’eau ou un problème électrique. L’assureur couvre un risque, c’est-à-dire qu’il intervient principalement en cas de difficultés. Aujourd’hui, notre mission est strictement indemnitaire : si un bien est endommagé par un dégât des eaux, il est réparé et remis en état.
Nous pourrions aller plus loin : les biens endommagés pourraient être reconstruits ou réparés en mieux. C’est toute la philosophie d’un concept comme le « Build Back Better ». Cette approche proactive ne se contente pas de compenser les pertes après un sinistre mais cherche à réparer un bien de manière plus résiliente et durable. Prenons l’exemple d’un sinistre causé par un événement climatique. Il serait envisageable de contribuer à une meilleure reconstruction du bien altéré, de sorte qu’il puisse affronter de nouveaux risques à l’avenir. Cette approche implique de repenser la construction en proposant des matériaux plus résilients, écologiques et éthiques. Bien entendu, le contrat et le tarif de l’assurance ne seraient pas les mêmes. Néanmoins, ce serait une évolution très importante à laquelle nous devons réfléchir. Le logement et la mobilité sont et demeureront de grands enjeux de société pour lesquels nous devrons offrir des réponses optimales à nos concitoyens.
Risques : Comment les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle, vont-elles redessiner les contours du métier d’assureur ?
Florence Lustman : L’intelligence artificielle est déjà présente dans notre métier. À chaque fois que l’on pose une question sur le chatbot du site de son assureur, c’est une IA qui répond. Même si nous n’avons pas encore un recul suffisant concernant les potentialités de l’IA, nous sommes conscients qu’elle va continuer à bousculer nos activités. C’est un outil qui commence déjà à être intégré et bien utilisé dans les entreprises de tous secteurs. Dans les années à venir, cette technologie permettra de gagner en efficacité dans la gestion de leurs process.
Dans le secteur de l’assurance, l’IA pourra nous permettre de pousser encore plus loin la personnalisation de la relation client. L’objectif pour 2050 est d’avoir trouvé l’équilibre entre la protection des données des assurés et la valeur ajoutée qu’elles peuvent apporter à leurs programmes de prévention. Nous pourrons développer de nouveaux services à forte valeur ajoutée, adaptés à chaque assuré, notamment pour maintenir leur capital santé. Aujourd’hui, nous n’avons pas encore accès à ces données. C’est un travail que nous menons avec les pouvoirs publics et qui se fera en accord avec l’assuré pour respecter ses informations privées.
Risques : Quel rôle jouera France Assureurs en 2050 ?
Florence Lustman : France Assureurs jouera un rôle décisif en 2050 car les risques vont continuer de se multiplier, de se complexifier et de s’interconnecter. Nous menons déjà des campagnes de prévention sur tous les risques, des plus petits aux plus grands, via des canaux diversifiés – guides papiers, réseaux sociaux, radios, etc. En ce moment par exemple, nous alertons les commerçants et particuliers sur les risques d’embrasement des décorations de Noël pour les inciter à une grande vigilance. De même, lors des départs en vacances d’été, nous sommes présents sur les autoroutes pour rappeler aux vacanciers les bons réflexes afin d’éviter les accidents. Nous finançons également une initiative de grande ampleur pour améliorer la résistance des maisons construites sur des sols argileux face au phénomène, qui menace plus d’une maison sur deux dans notre pays, de retrait-gonflement des argiles.
J’ai l’espoir que cette démarche de communication et de sensibilisation va s’intensifier. Notre objectif est bien d’être toujours plus pédagogues, d’alerter nos concitoyens sur les risques et de mieux conseiller le public et les entreprises en leur apportant des solutions justes et efficaces. Nous allons tout faire pour que l’assureur devienne un acteur présent dans le quotidien des Français et la référence en matière de prévention.
La bonne préparation de l’avenir tient également à une coopération accrue entre les acteurs de l’assurance et les pouvoirs publics pour toujours mieux protéger les Français. Depuis plusieurs années, ce dialogue existe et permet une cohérence des messages, par exemple à l’approche d’un événement climatique de grande ampleur.
Mais il faut aller plus loin. Dans cette optique, je forme un vœu : je souhaite que France Assureurs devienne conseiller officiel du gouvernement pour les risques. Notre appétence et notre expertise nous donnent cette légitimité. J’espère que nous serons entendus. Nous ferons tout pour l’être.
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