Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Ecaterina Nisipasu, Pierre-Charles Pradier
Risques : Près de cinq ans après l’apparition du Covid-19, quelles sont les conséquences de cette pandémie ?
Arnaud Fontanet : À la fin de 2022, on estimait que la pandémie de Covid-19 avait causé 25 millions de décès. Pour la France, cela représente 170 000 personnes. Fort heureusement, les vaccins ont permis de sauver 25 millions de vies dans le monde. La mortalité de ce virus concerne surtout les plus âgés d’entre nous. Par exemple, en France, l’âge moyen des personnes décédées était de 86 ans. En revanche, on omet souvent de rappeler que 150 000 patients ont été admis en soins critiques.
Or, leur âge moyen était de 66 ans, et ce sont donc des personnes vingt ans plus jeunes que les mesures de contrôle de l’épidémie ont permis de sauver.
Au-delà des conséquences immédiates, ce virus impacte encore aujourd’hui le quotidien de certains de nos concitoyens. Santé publique France estimait, à la fin de 2022, que 4 % de la population adulte française souffrait d’un Covid long, lequel se manifeste par les symptômes suivants : grande fatigue, troubles de la mémoire et de la concentration, difficultés respiratoires à l’effort.
Le Covid-19 a également eu un impact sur la santé mentale des Français. Si nous n’avons pas constaté d’augmentation des troubles psychiatriques chez les personnes qui en avaient déjà, on observe chez les adolescentes une hausse des tentatives de suicide ainsi que des troubles liés à l’anorexie mentale.
Le spectre des conséquences dépasse largement la question sanitaire. Il y a aussi un coût social et économique de grande ampleur. Par exemple, la crise sanitaire a fortement perturbé la scolarité des jeunes, partout dans le monde. Une étude parue dans Nature Human Behaviour attribuait au Covid la perte d’un trimestre de scolarité pour les élèves des pays industrialisés, de deux trimestres pour ceux qui vivent dans des pays dont le développement économique est moins important. Nous ne disposons pas de données chiffrées au sujet des enfants scolarisés dans les zones les plus fragiles économiquement.
Quant au coût économique, le FMI évoque un montant de 12 500 milliards de dollars pour la période 2020-2024. En 2021, Olivier Dussopt, alors ministre des Comptes publics, prévoyait un coût de 424 milliards d’euros, en France, pour les années 2020, 2021 et 2022.
Risques : Contrairement au SRAS de 2003, à l’épidémie d’Ebola, ou encore à Zika, le Covid-19 est devenu une pandémie. Pour quelles raisons ?
Arnaud Fontanet : La première raison, c’est qu’il s’agit d’un virus respiratoire. De facto, toute la population mondiale est à risque. A contrario, en présence d’un virus transmis par un vecteur particulier, ne sont touchées que les populations au contact de celui-ci. Prenons l’exemple de ceux qui sont transmis par certains moustiques. Naturellement, les populations au contact de ces moustiques sont les seules exposées. La transmissibilité du virus est aussi un critère décisif. La transmissibilité est mesurée au moyen du fameux R0 (le nombre de reproduction du virus, ou encore le nombre de cas secondaires par personne infectée). Pour le Covid-19, ce nombre s’élève environ à 3, ce qui a un impact sur le temps de doublement des cas, mais également sur le nombre total de personnes qui seront infectées à terme.
Autre raison centrale, la morbidité sévère et la mortalité associées à ce virus. La grippe A (H1N1) de 2009 présentait une létalité inférieure à 1 pour 10 000 infections. Pour la grippe espagnole, la létalité était de 2 à 3 %. Pour le Covid-19, elle s’élevait à 0,7 % pour une population de structure d’âge identique à celle de la France, soit une différence considérable avec la situation de 2009.
Un dernier facteur a grandement facilité la diffusion de ce virus : la transmission du Covid-19 débute avant les premiers symptômes. Si le SRAS a été endigué en 2003, c’est parce que sa transmission ne débute que cinq jours après les premiers symptômes, ce qui laisse cinq jours pour faire le diagnostic et isoler les patients avant qu’ils ne deviennent contagieux. Aussi, l’isolement et la quarantaine ont pu stopper la progression du SRAS. La transmission présymptomatique fait que l’épidémie de Covid-19 s’est largement diffusée sans que les mesures mises en œuvre ne permettent de la circonscrire.
Risques : Dans quelle mesure certains contacts avec les animaux peuvent alimenter le risque de pandémie ?
Arnaud Fontanet : C’est une question majeure. On constate que l’émergence de nouvelles épidémies est souvent liée à des agents pathogènes se propageant des animaux à l’homme. Ces transmissions peuvent avoir lieu dans le cadre de la chasse d’animaux sauvages. Par exemple, c’est la chasse des grands primates qui a entraîné l’apparition des virus VIH ou Ebola.
En Asie, cette transmission est favorisée par la vente d’animaux sauvages dans certains marchés. Idéalement, il conviendrait de mettre fin à ce type de pratiques. Mais pour ce faire, encore faut-il trouver une activité de substitution. Rappelons que le marché des animaux sauvages en Chine est estimé à 20 milliards de dollars par an.
La transmission s’opère aussi via les animaux d’élevage. Les élevages domestiques porcins ou avicoles sont en effet le creuset de l’apparition de nouveaux virus de grippe qui, éventuellement, se transmettront un jour à l’homme. Ces nouveaux virus se forment par réassortiment du matériel génétique. Lorsque plusieurs virus grippaux circulent dans une population de volailles ou de porcs, il est possible qu’un animal soit co-infecté par deux virus. Dans ce cas, les deux virus sont capables d’échanger du matériel génétique. Cet échange peut entraîner la création d’un nouveau virus, lequel pourra se répandre rapidement à l’homme qui n’aura pas développé d’immunité contre ce dernier.
Depuis vingt-cinq ans circule dans la faune aviaire un virus H5N1 qui a durement touché les élevages de volaille domestique et a infecté l’homme de façon sporadique (près de 900 cas), mais sans transmission secondaire d’homme à homme. Sa létalité, très importante, s’élevait initialement à 50 %. Ce virus évolue constamment au sein de la faune aviaire sauvage et circule plus abondamment depuis deux ans, atteignant de nombreuses espèces mammifères, dont les vaches laitières américaines. Nous suivons l’évolution de ce virus de très près, d’autant que des cas humains ont été détectés, heureusement bénins pour l’instant.
Risques : Que pensez-vous de la thèse de la fuite de laboratoire pour expliquer l’apparition du Covid-19 ?
Arnaud Fontanet : C’est un sujet très politique. Pour ma part, je préfère m’en tenir aux faits.
La seule certitude dont nous disposons c’est que le Covid-19 est passé par le marché de Wuhan. Deux tiers des premiers patients l’avaient fréquenté ou y travaillaient. Je fais référence ici aux 40 premiers patients de décembre 2023. Pas moins de 74 prélèvements réalisés dans ce marché étaient positifs au Covid-19, dont une très grande majorité proviennent de la zone dans laquelle se trouvaient des animaux susceptibles d’avoir transmis le virus à l’homme, notamment des chiens viverrins et des civettes. À ce jour, aucun élément scientifique solide ne permet d’étayer la thèse selon laquelle le virus serait parti d’un laboratoire.
Quel regard portez-vous sur la mobilisation collective lors du déploiement du vaccin ?
La mobilisation scientifique a été mondiale. La mise à disposition de moyens financiers importants a été très rapide. Par exemple, Donald Trump a injecté un milliard de dollars dans Barda, l’agence américaine pour la recherche et le développement biomédical avancé.
De son côté, l’Europe a investi sur sept entreprises pharmaceutiques. Le deal était le suivant : nous vous soutenons financièrement pour poursuivre vos recherches, en contrepartie nous souhaitons que chaque pays membre puisse accéder au vaccin à un prix abordable.
En avril 2020, il y avait près de 100 candidats vaccins en développement. Nous n’avions aucune idée de ce qui allait marcher. ARN messager, ADN, vaccin vivant atténué, vaccin à vecteur viral… toutes les hypothèses ont été envisagées. Au global, il y avait huit approches possibles et nous étions loin d’avoir la certitude que l’ARN messager fonctionnerait. L’important était de tester toutes les options en parallèle afin de ne pas perdre de temps, et c’est ce qui a été fait.
Au-delà de ces efforts importants, nous avons pu capitaliser sur l’apport de la recherche fondamentale. Si on doit à des chercheurs de l’Institut Pasteur la découverte de l’ARN messager il y a plus de soixante ans, ce sont les quinze dernières années de recherche fondamentale sur les Betacoronavirus (SARS-CoV et MERS-CoV) et sur les vaccins ARN messager qui ont permis d’avoir un vaccin si rapidement quand est arrivée la pandémie.
Risques : Il existe un délai incompressible qui s’écoule entre l’élaboration d’un vaccin et sa mise sur le marché. Quelles mesures adopter dans cet intervalle ? Est-il indispensable de confiner la population ?
Arnaud Fontanet : Il n’y a pas de recette toute faite, car la réponse dépend des paramètres de la maladie. Dans le cas de la pandémie de Covid-19, on peut maintenant tirer quelques enseignements. Dans un article à paraître, nous faisons la synthèse des expériences de 13 pays d’Europe de l’Ouest. Il ressort que les pays qui ont pris des mesures fortes très précocement, avant que les hôpitaux ne se remplissent, sont les pays qui ont le moins souffert de la pandémie, en termes de vies humaines sauvées, mais également économiquement. Le meilleur exemple est le Danemark. Mais pour que ce soit possible, il faut une confiance forte de la population dans les institutions et les autorités sanitaires, pour qu’il y ait adhésion aux mesures contraignantes recommandées même en l’absence de crise sanitaire visible.
Risques : Quels sont les grands risques sanitaires à venir ?
Arnaud Fontanet : Il est difficile de graduer les risques mais je pense que les perturbations environnementales et climatiques constitueront un risque majeur pour les décennies à venir, avec des épisodes de canicule et de sécheresse de plus en plus intenses. L’Institut Pasteur travaille déjà sur l’étude de l’impact des changements climatiques sur la santé et les maladies. Par ailleurs, nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle pandémie. Loin s’en faut.
Ce qu’il faut garder à l’esprit c’est qu’une épidémie, outre son caractère imprévisible, représente une source de déstabilisation profonde de notre système économique et social. Même si elle ne prend qu’une ampleur relativement modérée, elle peut désorganiser le fonctionnement d’une société. Prenons l’exemple du SRAS en 2003. Ce virus avait entraîné le décès de 800 personnes, soit un impact sanitaire sans commune mesure avec le Covid-19. Toutefois, la nécessaire réponse des pouvoirs publics a eu un coût très élevé au niveau social et économique.
Quoi qu’il arrive, en cas d’émergence d’une épidémie, deux outils restent indispensables : la transmission immédiate de l’information à partir des pays touchés et une grande réactivité face aux premiers foyers pour les circonscrire. C’est important pour les pays concernés par l’émergence, mais également pour le reste de la planète : nous savons aujourd’hui à quelle vitesse peuvent se propager les nouvelles maladies infectieuses.