Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Pierre Bollon, Arnaud Chneiweiss, Ecaterina Nisipasu, Christian Pierotti.
Risques : En avril, vous avez remis un rapport au Conseil européen sur l’avenir du marché unique. Quelle est la philosophie de votre rapport ?
Enrico Letta : Ce rapport s’inscrit dans une transition entre deux législatures européennes. Celle qui vient de se terminer a été caractérisée par des réponses à des crises, c’est-à-dire essentiellement des réactions. L’objectif était de proposer une boîte à outils pour la nouvelle législature, avec pour clé de voûte non pas la réaction, mais bien l’action. En ce sens, ce rapport s’inspire profondément de la méthode employée autrefois par Jacques Delors. Dans certains cas, la réaction est nécessaire. Seulement, si nous agissons uniquement dans une logique de réaction, nous finirons par être dépassés par les événements. De plus, une fois que l’intensité de la crise diminue, nous avons tendance à ne pas poursuivre les transformations engagées durant la phase critique. L’exemple le plus parlant de cela, c’est bien l’Union bancaire, avancée majeure réalisée après la grande crise financière de 2011. Nous avons fait le premier pas, le volet supervision fonctionne d’ailleurs plutôt bien, mais puisque la crise a baissé d’intensité, nous n’avons pas complété le dispositif. Mon rapport propose aux décideurs politiques et économiques une série d’idées à mettre en œuvre à moyen et long terme. Je m’inspire aussi d’un autre aspect de la méthode employée par Jacques Delors : réaliser les réformes européennes d’envergure avec ceux qui sont aujourd’hui autour de la table, en composant avec d’éventuelles divergences. En son temps, Delors a réussi à construire le marché unique au côté de Margaret Thatcher, pourtant très hostile à l’Europe. Il a su, malgré tout, rendre l’Europe plus libérale et renforcer sa performance économique. Il faut dire qu’à l’époque, les leaders politiques, nonobstant leurs désaccords, se respectaient mutuellement. Delors est parvenu à atteindre son objectif parce qu’il a su conjuguer l’étendard idéologique de l’intégration européenne avec des avancées positives pour la vie des citoyens. Je suis convaincu que la poursuite de l’action en faveur du marché unique peut impacter favorablement la vie des européens. Au cours des huit mois que j’ai passés dans les différents États membres, j’ai eu l’occasion de dresser deux constats importants. La dimension géopolitique a pris une place fondamentale, ce qui n’était pas le cas lors de la construction du marché unique. Autre constat : je me suis rendu compte que la défense jouait un rôle central. Cette sensibilité accrue tant à la question de la géopolitique qu’à celle de la défense résulte d’une exposition croissante de l’Europe à des risques depuis quelques années.
Risques : Vous évoquez la notion de risques… la culture du risque n’est-elle pas justement ce qui fait défaut aux politiques européennes ?
Enrico Letta : Mon rapport défend une approche croisée des risques. Fondamentalement, le risque est un phénomène ambivalent car c’est un élément limitatif, mais c’est aussi un élément propulseur. Nous sommes dans un monde exposé à des risques multiples qui nous imposent de créer des instruments de protection. Le rapport souligne un autre point, qui selon moi constitue l’une des raisons du décrochage de l’Europe avec les États-Unis : nous avons cessé d’avoir la culture du risque. Philosophiquement, nous évoluons au sein de pays dans lesquels la culture du risque n’est pas aussi développée que chez les anglo-saxons. La crise financière de 2008 a aussi eu des conséquences de ce point de vue-là. L’écart qui se creuse avec les États-Unis depuis une dizaine d’années sur le plan économique est en effet en grande partie lié au fait que nous avons vécu la crise financière sur le mode du traumatisme. Nous sommes restés traumatisés, incapables de trouver des solutions pérennes pour l’après-crise. A contrario, les Américains ont su se mobiliser et trouver les ressorts suffisants pour se relever. Par exemple, ils ont su éliminer le stigmate de la titrisation. Chez nous, le stigmate est devenu un totem… Après cette crise, nous avons fait le choix de prendre le moins de risque possible. L’objectif premier des dirigeants politiques est alors devenu le suivant : éviter à tout prix de retrouver la situation de 2011, marquée par la crise de la dette dans la zone euro. En temps de crise, chaque pays a besoin de répondre à trois questions : dans quelle pièce ? Avec quelles parties prenantes ? Comment décider ? Ce triptyque est au cœur de la crise de 2011. Nous avions alors passé douze mois à nous demander s’il fallait ou non sauver la Grèce. Aujourd’hui encore, nous n’avons pas réglé ce sujet pourtant fondamental. Quelle est la pièce ? Est-ce le Conseil européen ? La Commission européenne ? Ou encore la Banque centrale européenne ? Qui est dans la pièce ? Est-ce qu’il faut impérativement que le chancelier allemand et le président français soient présents ? Est-ce que les présidents des banques centrales doivent être présents ? Ces questions restent en suspens. Le fait que nous n’ayons pas de réponse satisfaisante à leur apporter incite les différents leaders politiques à ne pas prendre de risques.
Risques : Votre rapport fait du marché unique un levier au service des nouveaux besoins en termes de financement. Dans quelle mesure ?
Enrico Letta : Le monde a évolué en profondeur ces dernières années. De nouveaux sujets sont devenus des préoccupations majeures pour nos sociétés. J’en identifie trois : la transition (verte, sociale et numérique), la défense, et l’élargissement. Naturellement, ces sujets font naître de nouveaux besoins en termes de financement. Comment allons-nous répondre à ces nouveaux enjeux avec notre budget actuel ? D’autant que le plan de relance européen « NextGenerationEU » prend fin dans deux ans. En échangeant avec les représentants des États membres, j’ai observé qu’il y avait deux groupes de pays. Le premier appelle de ses vœux un financement commun. Le second préfère les aides d’État au niveau national. Face à cela, il convient de trouver le bon compromis, celui qui permette de surmonter l’obstacle sans retourner en arrière, car il est impératif d’aller de l’avant. Ceci, en repartant du marché unique. N’oublions pas que le fait que le marché unique ne soit pas pleinement achevé a un coût important pour les citoyens. Ce coût a été chiffré par deux Français, Christine Lagarde et François Villeroy de Galhau. Chaque année, ce sont en moyenne 300 milliards d’euros issus de l’épargne des Européens qui profitent au marché américain. Ceci, parce qu’il est à la fois plus intégré et plus attractif. Notre marché est totalement fragmenté et souffre d’un déficit d’attractivité. Nous avons là un sujet crucial, c’est pourquoi il est indispensable d’intégrer les marchés financiers. Si nous intégrons les marchés financiers et que nous les rendons attractifs, nous pourrons conserver cette épargne et attirer d’autres investisseurs. Nous n’y sommes pas arrivés jusqu’à présent pour une raison fondamentalement politique et non pas pour des raisons techniques. Pour intégrer les marchés financiers, il faut faire des choix politiques. Par exemple, il faut décider de renforcer les pouvoirs de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), basée à Paris. De facto, cela implique de réduire les attributions des autorités nationales compétentes sur le sujet. Cette difficulté dans l’intégration des marchés financiers résulte aussi du choix des mots. Par exemple, l’expression « capital market union », comporte deux termes dont il n’est pas évident pour le grand public de saisir les soubassements techniques. Or, on ne pourra pas bâtir cette union seulement avec les experts. C’est un point fondamental. Aussi, il faut que cette intégration change de nom. Je propose qu’on lui substitue la dénomination suivante : « savings and investment union ». Cette union doit être affectée au financement des diverses transitions. Tout doit être fait pour qu’elle ne soit pas perçue comme un projet au service du monde de la finance. L’inconvénient majeur de NextGenerationEu est de reposer avant tout sur de l’argent public. Or, nous devons impérativement faire en sorte de développer des partenariats entre le public et le privé. Aujourd’hui encore, nous sous-estimons les coûts politiques et financiers de la transition. Résultat, certaines entreprises veulent ralentir le pas, de même que de nombreux actifs, à commencer par les agriculteurs. Si nous n’arrivons pas à trouver un moyen pour financer et accompagner la transition, je crains que nous allions au-devant de grandes difficultés. Le risque est bien identifié : un retour de bâton que nous allons tous subir.
Risques : Que proposez-vous en matière de règlementation ?
Enrico Letta : Nous le savons, la coexistence de 27 régimes juridiques différents est un obstacle de taille à l’attractivité de l’Europe. En effet, il est difficile pour les investisseurs étrangers de s’y retrouver face à cette fragmentation règlementaire. L’outil que je propose pour remédier à cela, c’est la création d’un 28ème régime. Très concrètement, il s’agit d’instaurer un 28ème État virtuel qui aurait son propre système juridique et pour lequel il serait possible d’opter. Une mesure qui, selon moi, devrait renforcer l’attractivité de l’Europe pour les investisseurs étrangers. Cette préconisation suscite un vif enthousiasme, en particulier à l’étranger. Je me suis rendu aux États-Unis pour présenter le rapport à la puissante chambre de commerce devant des chefs d’entreprise américains. En tant qu’investisseurs étrangers, ils considèrent qu’il est très difficile de se lancer sur le marché européen en raison de la diversité des systèmes juridiques et fiscaux qui y cohabitent. De ce point de vue, ce 28e régime serait une sorte de passe-partout.
Risques : Comment renforcer l’innovation des entreprises européennes ?
Enrico Letta : Le modèle français dispose d’un atout qu’il faudrait étendre à l’échelle européenne. Il s’agit d’une tradition d’investissement dans l’innovation qui prend la forme du crédit d’impôt recherche (CIR). C’est aussi pour cette raison que je propose d’ajouter une cinquième liberté à celles reconnues de longue date (libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux). Cette nouvelle liberté concernerait la recherche, l’innovation, l’éducation et les compétences. Sa consécration permettrait de servir la stratégie de l’Europe dans des secteurs tels que le quantique, la biotech, ou encore l’IA. J’ai fait le choix de consacrer le premier chapitre du rapport à ce nouveau principe pour qu’il en soit le fil rouge.
Risques : Vous avez évoqué l’importance prise par la défense. Quelle est la priorité sur le sujet ?
Enrico Letta : Nous avons aidé l’Ukraine au cours de ces deux dernières années, notamment par la fourniture d’armes. Nous devons poursuivre sur cette voie. Seulement, presque 80 % des armes fournies à l’Ukraine ont été achetées aux États-Unis, à la Corée du Sud ou encore à la Turquie. Cette situation n’est pas tenable. Il faudrait que la présidence de la Commission européenne réunisse les États suivants : la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas et la Suède. L’objectif de la discussion est simple : parvenir à un accord pour remédier à cette situation de dépendance et trouver une solution pour avancer ensemble sur le sujet.