Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Pierre Bollon, Pierre-Charles Pradier, Daniel Zajdenweber
Risques : Quelle est votre perception des risques en 2024 ?
Philippe Wahl : Au regard du contexte actuel, j’identifie principalement deux sources majeures de risques. D’une part, le risque géopolitique. Nous traversons en effet un moment de basculement du monde au sens braudélien du terme, ponctué par de nombreuses crises géopolitiques. Ukraine, Proche-Orient, Afghanistan… L’heure est à la multiplication et à l’exacerbation des conflits et donc des risques. D’autre part, notre époque se caractérise par la convergence d’une multitude de transitions, nos sociétés évoluant en profondeur sur plusieurs plans. Prenons l’exemple de la question démographique. Le vieillissement du monde touche bon nombre de nos sociétés, notamment dans les pays développés, et nous n’en sommes qu’au début de la prise de conscience de cette transition et de ses conséquences. Un autre exemple de transition marquante concerne l’environnement, avec comme scénario possible celui d’un monde irrespirable. Une perspective que le film de Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, sorti en salles en 2017, donne à voir avec force. Cette transition climatique est une source de risques encore inconnus. Citons également la numérisation progressive de nos sociétés. Mutation encore plus importante qu’Internet, l’IA modifie nos modes de fonctionnement et nos cadres de pensée. Enfin, nous sommes également très sensibles au basculement territorial, c’est-à-dire à la polarisation entre le local et le global. La convergence de ces quatre transitions sociétales, en parallèle de la crise géopolitique, génère de l’aléatoire, du dangereux, de l’imprévisible. Cet accroissement significatif des risques entraîne de facto une hausse de la demande de protection qu’exprime la population.
Risques : La Poste a toujours cultivé une proximité forte avec les Français. Comment cela se traduit-il dans un monde en transition ?
Philippe Wahl : Notre mission est d’aider le grand public à affronter les transitions. Nous sommes un réassureur de risques dans la mesure où nous accompagnons les Français dans leur vie quotidienne. Cette démarche est au cœur de notre histoire et de notre mémoire collective. Par exemple, lorsque l’instruction publique s’est démocratisée à la fin du XIXe siècle, La Poste a joué un rôle clé dans l’extension de l’écriture et de la lecture grâce à leurs pratiques de masse ; et, face à l’irruption de l’économie de la connaissance, dans la gestion de cette transition par la société. L’autre exemple marquant qui me vient à l’esprit remonte à 1919. Au cours de cette année, nous avions lancé les comptes chèques postaux pour tous. Avant cela, ce moyen de paiement était l’apanage des hommes d’affaires. Nous avons été à l’origine de sa démocratisation.
Risques : Aujourd’hui, face à la transition démographique et à l’isolement des populations, comment entretenez-vous cette proximité ?
Philippe Wahl : Dès le lancement de notre plan stratégique, « La Poste 2020 : conquérir l’avenir », nous avons dressé le constat suivant : le vieillissement fragilise une partie de la population. Couplé à la numérisation, cela mène à un éloignement des êtres humains les uns des autres. Dans ce contexte, la préservation du lien social devient essentielle. Notre métier, au sens profond du terme, n’est pas seulement d’assurer la circulation du courrier, mais de permettre au lien social de perdurer et à l’échange économique de se développer. Cette proximité, nous l’entretenons aussi en acheminant des repas au domicile des personnes âgées et fragiles. Nous accompagnons ce vieillissement en étant, une fois encore, des réassureurs de ce risque de rupture du lien social et en donnant confiance dans le futur.
Risques : Quel regard portez-vous sur le numérique ?
Philippe Wahl : Comme vous le savez, nous sommes fortement impactés par le numérique. Les SMS et les mails ont supplanté les lettres. Le colis s’est fortement démocratisé. Pour autant, en France, il ne compense pas la perte de revenus liée au déclin du courrier traditionnel. Fondamentalement, une partie significative de la population se trouve exclue du numérique. Les jeunes générations n’échappent pas à ce phénomène malgré leur aisance manifeste dans l’utilisation des réseaux sociaux. Le numérique ne se limite pas aux réseaux sociaux. Il s’agit d’un parcours, il faut maîtriser son usage dans sa complexité et dans l’ensemble de ses fonctionnalités. Nous considérons que c’est notre rôle de contribuer à la lutte contre la fracture numérique. Nous aidons ainsi ceux qui en ont besoin à effectuer leurs démarches administratives en ligne dans les bureaux de poste France services. Nous accompagnons également les seniors dans l’appropriation des usages numériques avec la tablette Ardoiz. Nous en avons commercialisé plus de 100 000. Nous avons aussi permis l’ouverture de cinq millions d’identités numériques. C’est un exemple parlant de réassurance numérique, nous diminuons les risques car nous sommes moteurs de proximité et d’accompagnement du plus grand nombre.
Risques : Le numérique est source d’opportunités mais aussi de risques. La cybersécurité est-elle un enjeu important pour vous ?
Philippe Wahl : La lutte contre les cyberattaques est une priorité pour nous et pour nos clients. Nous avons d’excellents spécialistes du sujet en interne. Je songe notamment à Guillaume Poupard, ancien directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Nous mettons tout en œuvre pour nous assurer un haut niveau de protection contre les attaques informatiques. C’est un travail de vigilance permanente. Et il serait inexact et imprudent d’affirmer que nous pouvons résister à tout. Nous vendons par ailleurs des produits liés à l’assurance cyber. Sur le sujet, nous associons la capacité assurantielle de CNP Assurances à l’offre complète de cybersécurité pour les PME et les collectivités que Docaposte, notre filiale numérique, vient de lancer. C’est une solution qui va permettre aux organisations de taille moyenne de mieux se protéger face au risque cyber.
Risques : Quel est le rôle de l’assurance dans le dispositif de La Poste ?
Philippe Wahl : En 2020, nous avons construit un modèle complet de « bancassurance ». L’opération Mandarine, menée avec Éric Lombard sous l’égide de Bruno Le Maire, a permis le rapprochement du Groupe La Poste et de la Caisse des Dépôts d’une part et le rapprochement de La Banque Postale et de CNP Assurances d’autre part. Il a donc permis à La Banque Postale de se doter d’un modèle d’« assurbanque ». J’utilise cette expression à dessein car le bilan assurantiel pèse aujourd’hui plus lourd que le volet purement bancaire de La Banque Postale. Nous avons construit un modèle stratégique qui fait ses preuves. Standard & Poor’s a d’ailleurs amélioré notre note de manière spontanée en octobre 2023, jugeant que cette orientation stratégique était un vecteur d’accroissement de notre capacité de solvabilité. CNP Assurances, qui était un monoline d’assurance-vie, s’est vu doter de la capacité de devenir une compagnie d’assurance complète (habitat, voiture, prévoyance, santé, etc.) grâce à l’apport des activités non-vie de La Banque Postale. Cela conforte et diversifie le modèle de CNP Assurances et diminue sa consommation de capital. Il y a quelques semaines nous avons annoncé la prise de contrôle des activités prévoyance et santé de La Mutuelle Générale par CNP Assurances. Aussi, cette opération va faire de nous un acteur de ce marché qui, compte tenu du vieillissement de notre population, est appelé à prendre de l’importance. Ce nouveau modèle sera un levier de croissance en France, en Europe mais également à l’international. Nous sommes par exemple l’un des principaux assureurs au Brésil grâce à notre partenariat avec la Caixa Econômica Federal, grande banque publique brésilienne. Nous cherchons aussi à suivre l’évolution des risques numériques dans le champ des assurances. Réputation numérique, risques numériques spécifiques, cyberattaques, etc. Comment construire le modèle d’une assurance numérique ? Pour finir sur ce sujet de l’assurance, nous souhaitons être le leader du développement durable dans ce domaine. Cela procède de notre attachement profond au service public. Nous estimons que La Banque Postale, banque citoyenne, qui a été la première au monde à s’engager à la sortie du financement des énergies fossiles d’ici à 2030 doit également être exemplaire en matière d’assurance responsable. C’est d’ailleurs tout le sens de l’annonce faite par CNP très récemment sur le retrait des surprimes et la fin de l’exclusion en matière d’assurance emprunteur, pour les personnes ayant surmonté un cancer du sein. Risques L’an dernier, des tests de résistance menés par l’autorité bancaire européenne ont mis en lumière les fragilités de La Banque Postale. Quelle analyse dressez-vous de ces résultats ?
Risques : Qu’en est-il des postes européennes ? Ont-elles amorcé une diversification semblable à la vôtre ?
Philippe Wahl : C’est une question importante pour nous. Il est bon de rappeler que ce sont des tests de résistance aux risques. Au niveau méthodologique, je tiens à dire qu’ils ont été menés selon les normes IFRS 4, alors que nous avons changé de modèle de référence. S’ils avaient été menés selon les normes actuelles, IFRS 17, les résultats auraient été différents. La dégradation du résultat de ces tests par rapport à ceux réalisés en 2021 est liée à l’injection d’hypothèses très défavorables à La Banque Postale, notamment en raison de notre grande liquidité. Si l’on s’intéresse à notre entropie du risque, on ne peut que constater notre solidité par rapport aux autres acteurs. Caractérisons notre structure de risques. Nous avons, du côté de la banque, des crédits immobiliers accordés aux particuliers. Là-dessus, le risque est faible. Bon nombre de nos encours liés à des personnes morales proviennent des collectivités locales. Nous sommes les leaders du financement commercial de ces collectivités. Ce qui, là encore, présente un risque faible. Les Allemands ont diversifié leur poste bien avant nous, mais de manière très différente. Ils ont abandonné la banque et n’ont pas mis l’accent sur le volet service humain de proximité. En revanche, ils ont fait de leur poste un leader mondial de la logistique, derrière UPS et FedEx. Les Italiens, qui ont une poste puissante également, se sont diversifiés en développant la banque et l’assurance mais en étant moins présents dans les activités logistiques. Mais finalement, rares sont les postes aussi diversifiées que la nôtre. L’attrition du courrier est un réel danger de court-moyen terme pour les postes qui n’auront pas engagé la diversification de leurs activités. Il suffit de regarder plusieurs pays dans lesquels la poste est fragilisée. Si vous ne diversifiez pas un métier coeur qui est en difficulté, cela met en péril votre modèle stratégique. Évidemment, diversifier c’est sortir de notre zone de confort. Nous ne pouvions pas mener les transformations que nous avons réalisées sans prendre des risques. Nous sommes un cas emblématique d’entreprise schumpétérienne : quand des métiers disparaissent, d’autres apparaissent. Le courrier traditionnel ne représente plus que 16 % de notre chiffre d’affaires. Le fait que la filiale numérique de La Poste, Docaposte, approche du milliard d’euros de chiffre d’affaires est une preuve de ce renouvellement. De même, nos services de proximité humaine, du fait des changements démographiques que nous connaissons, seront demain un élément clé de notre stratégie de lien social avec tous. Notre responsabilité de dirigeant, c’est de pousser l’horizon stratégique le plus loin possible en mettant l’accent sur la transformation des métiers.