La géopolitique s’organise autour de trois motifs de conflits susceptibles d’éclater seuls ou par deux ou par trois simultanément : les conflits territoriaux, les conflits idéologiques et religieux, les conflits économiques enfin. La conjoncture actuelle nous en donne plusieurs exemples. La guerre entre l’État d’Israël et le Hamas à Gaza est une illustration parfaite de conflit territorial. L’idéologie sous sa forme religieuse n’y est pas absente, mais elle n’est pas mise en avant par les protagonistes. Quant à l’enjeu économique, on peine à l’identifier.
Le territoire en feu, Gaza, n’a pas de richesses minérales ou agricoles qui pourraient justifier une occupation par l’un ou l’autre des adversaires, tandis que la partie de la Cisjordanie occupée par l’État d’Israël, actuellement en paix relative, a certes des richesses agricoles, mais on peut douter de leur importance réelle dans le déclenchement d’un conflit militaire, si celui-ci devait advenir. Scénario pessimiste, la ressource en eau douce du côté du fleuve Jourdain, si elle venait à manquer, pourrait être à l’origine d’un futur conflit entre l’État d’Israël et le Royaume de Jordanie, allié ou non à des organisations terroristes. Le motif économique dominerait alors le motif idéologique, mais n’anticipons pas. Les guerres menées par l’Iran, d’abord militairement contre l’Irak puis à travers des organisations terroristes dans le Proche- Orient, au Yémen et même dans le monde entier par le moyen d’attentats, sont des exemples parfaits de conflits d’origine idéologique et religieuse. Sauf quelques différends à ses frontières avec le Pakistan, l’Iran ne revendique pas de territoires. La seule richesse dont il dispose, le pétrole, n’est pas instrumentalisée dans les conflits. Au contraire, dans la mesure où le pétrole iranien fait l’objet d’un embargo et où toute l’économie de l’Iran subit les interdictions internationales, on peut dire que le motif économique est négatif par rapport au motif idéologique et religieux. Il en va de même avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine où nous avons un exemple du couplage de deux motifs, l’idéologique et le territorial, couplage qui sacrifie l’économie de la Russie en raison de la perte de ses marchés européens et des investissements faits par les Européens et les Américains. Or, les richesses économiques de l’Ukraine ne sont pas telles qu’elles justifieraient un conflit fondé sur la prédation. Le charbon, par exemple, dont la province du Donbass est dotée, a pu être convoité par le passé. Il ne l’est plus aujourd’hui dans le contexte de la restriction de la production mondiale de gaz à effet de serre. Quant au blé, ou aux autres ressources agricoles de l’Ukraine, il n’est pas utile d’envahir le pays pour en disposer, le marché mondial y pourvoit y compris pour les blés russes.
La guerre initiée par la Russie rappelle à quel point une autre guerre, la froide, couplait les motifs idéologiques, territoriaux et économiques. On avait alors une parfaite superposition des territoires (l’ouest d’un côté l’est de l’autre) et des régimes économiques dominés par une idéologie (le capitalisme et le socialisme), superposition que la disparition de l’URSS a pulvérisée.
Le motif économique est évidemment à l’origine du conflit entre la Chine et les États-Unis. Il y a bien un conflit territorial latent qui peut devenir manifeste, Taïwan, mais pour l’heure il est secondaire par rapport aux nombreuses mesures prises par les États-Unis à l’encontre de l’économie chinoise. D’aucuns pouvaient opposer l’idéologie de la Chine à celle des États-Unis. Mais, entre le capitalisme de l’un et le capitalisme de l’autre, il y a surtout l’importance d’un parti communiste très puissant, qui n’a pas pour autant empêché la croissance d’un important secteur privé compétitif dans le commerce mondial. Et c’est bien là toute l’originalité des conflits économiques par rapport aux conflits idéologiques ou territoriaux. Les protagonistes ont des intérêts communs, mieux ils sont entremêlés, comme le montre le conflit entre la Chine et les États-Unis. La Chine est à la fois le premier marché pour les exportations occidentales et américaines, le premier fournisseur de marchandises comme les textiles, l’électroménager, les jouets, bientôt l’automobile électrique, les batteries etc. Elle est aussi l’un des sous-traitants essentiels d’Apple pour la fabrication de ses smartphones et l’un des acheteurs importants (avec les Européens) de bons du Trésor américain, faisant ainsi de la Chine tout à la fois le concurrent, le client, le fournisseur et le financier des États-Unis.
Dans le contexte conflictuel actuel, l’assurance mondiale est non seulement confrontée à une sinistralité aggravée, mais aussi à une position inconfortable car elle se trouve en quelque sorte « entre le marteau et l’enclume », par exemple lorsqu’elle est confrontée au dilemme d’indemniser une partie en conflit quand l’une, les États-Unis, interdit de le faire par le biais de l’exterritorialité du droit américain. Les cinq articles de ce dossier analysent chacun les divers facteurs de cette sinistralité due aux conflits géopolitiques en cours.
Des risques géopolitiques enchevêtrés, aggravés par le jeu des anticipations
Gilles Andréani, Président de chambre à la Cour des comptes et Président de la Commission du secret de la Défense nationale (CCSDN)
Gilles Andréani développe une dimension inquiétante des conflits en cours, celle d’engendrer des conflits à venir, due aux jugements des dirigeants des principales puissances mondiales en conflit : la Russie en guerre avec l’Ukraine, mais potentiellement aussi avec l’Europe et les États-Unis, la Chine avec Taïwan et possiblement avec les États-Unis, la Corée du Nord avec les États-Unis, etc. sans oublier les attaques non étatiques menées par des groupes terroristes, toujours imprévisibles.
Les assureurs face au risque géopolitique dans un monde en polycrise
Françoise Gilles, Directrice des risques, Groupe AXA
Paul-Louis Moracchini, Responsable des risques émergents, Groupe AXA
Françoise Gilles et Paul-Louis Moracchini analysent tous les facteurs de risque que doivent prendre en compte les assureurs dans un monde en « polycrise ». Ainsi le risque géopolitique s’ajoute au risque climatique, puisque les conflits en empêchent une saine gestion, de même le risque de cyberattaques liées aux actions des États ou aux groupes terroristes constitue une menace permanente pour le monde entier.
Assurance et conflit : Protéger la continuité de la chaîne logistique
Jean-Étienne Quintin, Membre de l’Académie de marine Directeur de clientèle Département Transports et Spécialités, DIOT SIACI
Jean-Étienne Quintin développe toutes les conséquences fâcheuses des conflits pour l’assurance mondiale en général et en particulier sur les chaînes logistiques, comme celles qui relient les fournisseurs et les sous-traitants de l’industrie automobile. Les retards peuvent être tout aussi dommageables que les naufrages ou les incendies et les pertes d’exploitation sont difficilement indemnisables lorsqu’il n’y a pas de dommages à la marchandise.
Après le choc, quel nouveau paysage pétrolier ?
Patrice Geoffron, Professeur d’économie, Université Paris-Dauphine-PSL
Patrice Geoffron décrit toutes les conséquences des conflits sur l’approvisionnement en pétrole et en gaz. Globalement il n’y a pas pour l’heure de risque de pénurie, puisque tous les pays importateurs ont pu diversifier leurs fournisseurs, en revanche le marché mondial subit une fragmentation qui renchérit les coûts de transport et aggrave les émissions de gaz à effet de serre.
Sanctions économiques : quel coût pour le secteur de l’assurance ?
Pierre-Charles Pradier, Économiste
Pierre-Charles Pradier montre que les conflits n’envoient pas que des bombes, des obus ou des drones sur les militaires et les civils exposés, mais aussi des armes tout aussi efficaces, bien que non létales, qui se nomment : embargos, gels d’avoirs, interdiction d’utiliser le dollar ou tout intermédiaire américain etc. Autrement dit, ces armes financières et commerciales, puissamment utilisées par les États-Unis grâce à l’exterritorialité de leur droit contribuent à la désintégration du commerce mondial. Ce n’est qu’après la paix revenue que le monde pourra évaluer les coûts des conflits en cours. À cet égard, l’auteur évoque le traité de Versailles en 1919. Devons-nous être rassurés ?