Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Sandrine Lemery, Daniel Zajdenweber et Pierre-Charles Pradier.
Risques : Quels sont les grands axes de réflexion des assureurs en 2024 ?
Florence Lustman : Les risques étant au cœur de notre métier, nous cherchons en permanence à adapter notre service à la société en fonction de leur évolution. Cela nécessite, d’une part, de bien les identifier, et d’autre part, d’appréhender les attentes sociétales qui en découlent.
Pour les identifier, nous réalisons chaque année une cartographie prospective en interrogeant une centaine de directeurs des risques des compagnies d’assurance. Que nous apprend l’édition 2023 ? Les cyberattaques figurent en tête du classement pour la 6e année consécutive, juste devant les risques climatiques, eux-mêmes talonnés par le risque lié à « l’environnement économique dégradé » remonté à la troisième place depuis l’an dernier.
En parallèle, le sondage France Assureurs– Elabe1, réalisé en mars 2023 souligne l’importance du sentiment de vulnérabilité pour plus de 6 Français sur 10, que ce soit face au risque géopolitique, économique ou encore climatique. Dans ce contexte de polycrises, les Français expriment de fortes attentes vis-à-vis des assureurs, en particulier face au risque de cybercriminalité, à la dépendance liée à l’âge ou encore aux catastrophes naturelles. Sur ce dernier risque, si les Français jugent que les pouvoirs publics et les entreprises de construction sont en première ligne en matière de prévention, ils sont 87% à indiquer que les assureurs ont un rôle important à jouer en la matière. Face à ces constats, les assureurs se mobilisent pour trouver les moyens d’améliorer la protection des citoyens et renforcer la résilience de la société.
Risques : Au-delà de ces grands risques, comment les assureurs appréhendent-ils les évolutions réglementaires actuelles ?
Florence Lustman : Aujourd’hui, l’accumulation d’initiatives réglementaires constitue en elle-même un risque majeur, en témoigne son entrée dans le top 10 de notre cartographie des risques. Certaines initiatives contreviennent même à des objectifs de politique publique fixés antérieurement. Je pense en particulier à deux initiatives récentes qui pourraient impacter le rôle des assureurs dans le financement de l’économie : à l’échelon national, la proposition de loi sur la transférabilité individuelle des contrats d’assurance vie d’un assureur à un autre et au niveau européen à la Retail Investment Strategy (RIS). La transférabilité des contrats aurait pour conséquence une réduction de la durée effective de ces derniers. Par conséquent, les assureurs se verraient contraints de réduire leurs investissements de long terme dans l’économie pour privilégier des placements plus liquides et à horizon plus court. La RIS, quant à elle, dans ses dispositions sur l’interdiction du commissionnement, contrevient à ce qui nous paraît être l’idée même de protection du consommateur. En effet, en interdisant le commissionnement, elle conduirait à un appauvrissement du conseil qui ne serait alors accessible qu’aux plus fortunés de nos concitoyens à l’image de ce qui s’est produit aux Pays Bas avec la mise en place d’une mesure similaire en 2013 : il faut désormais investir 100 000 euros minimum pour bénéficier d’un conseil. Il est en outre résulté de cette décision un appauvrissement de l’offre qui a conduit à une contraction de l’ordre de 7% du chiffre d’affaires de l’assurance-vie année après année.
Pourtant, historiquement l’Europe s’est construite sur un principe de libre circulation des personnes, des biens et des services dans le but d’offrir au consommateur européen le choix le plus vaste assorti d’un conseil dans le domaine de l’épargne. La tendance actuelle conduirait, au contraire, à une uniformisation de l’offre, avec une moindre confiance dans le choix du consommateur à qui l’on voudrait presque dire quel produit choisir et à quel prix.
Risques : La directive FIDA fait également couler beaucoup d’encre, quelle est votre lecture de ce projet ?
Florence Lustman : De mon point de vue, ce projet met en péril le principe même de mutualisation qui est au cœur de notre métier. FIDA (Financial DataAccess) contraindrait en effet les assureurs à mettre en accès libre les données de l’assuré, certes avec son consentement. Certains acteurs pourraient alors proposer à des profils peu risqués des couvertures à bas prix sur un type de risque précis. Pour prendre un exemple, cela reviendrait à n’assurer dans les zones inondables que les étages supérieurs des immeubles mais pas les rez-de-chaussée ! Cela aboutirait à une fragmentation de la couverture des risques avec in fine des citoyens qui, pour certains, ne trouveraient plus à s’assurer à un prix acceptable. La mutualisation structurée par l’assurance est un facteur de cohésion sociétale et de solidarité. Revenir sur ce principe aboutirait à une forme de dislocation de la société.
Risques : Une fois les principaux risques et les attentes des Français identifiés, comment les assureurs abordent-ils chacun d’eux et aboutissent à une tarification adaptée ?
Florence Lustman : Pour répondre à cette question, je prendrai l’exemple des risques naturels. La gestion des risques nécessite d’en avoir une connaissance fine : c’est notre métier historique. C’est avec cet objectif que nous avons créé il y a plus de vingt ans la Mission Risques Naturels (MRN) dont le but est d’approfondir notre connaissance de ces risques. Plus récemment, face à l’accroissement en fréquence et en intensité des événements naturels, nous avons souhaité éclairer l’avenir en réalisant une étude publiée fin 2021. Ce travail mené avec des scientifiques, des météorologues et des économistes montre que le coût global cumulé des sinistres liés aux événements naturels pourrait doubler sur les trente prochaines années pour atteindre 143 milliards d’euros entre 2020 et 2050. Et parmi les événements naturels, le coût du péril sécheresse est celui qui augmenterait le plus vite. Ce péril est lié à la présence de sols argileux dans notre pays.
Or l’argile gonfle comme une éponge sous l’effet de l’eau et se rétracte en séchant. C’est ce que l’on appelle le Retrait Gonflement des Argiles ou RGA. Et pour ce phénomène, l’année 2022 confirme nos anticipations puisque que son coût a atteint 3,5 milliards2 d’euros contre environ 1 milliard d’euros en moyenne par an depuis 2016. Face à ce risque qui pourrait toucher près de 11 millions de maisons sur notre territoire, soit plus d’une maison sur deux, il devient urgent d’accélérer le déploiement de politiques de prévention car c’est en diminuant le niveau d’exposition au RGA et en le maîtrisant qu’il sera alors possible de continuer à l’assurer dans des conditions acceptables.
C’est dans cet objectif que nous avons organisé en octobre 2023 la seconde édition de notre master class sécheresse3 dédiée aux solutions de prévention et de protection des habitations et lors de laquelle nous avons présenté « Initiative Sécheresse », un projet dont je suis particulièrement fière. Lancé conjointement par France Assureurs, CCR et la MRN, il vise à analyser dans le temps l’efficacité de solutions de prévention et de protection additionnelles aux méthodes de réparation préconisées parles experts. D’une durée de cinq ans, cette initiative sera déployée sur plus de 300 maisons bâties sur un sol argileux : 200 maisons déjà sinistrées aujourd’hui sur lesquelles l’efficacité des 4 technologies déployées, en plus des réparations habituelles, sera testée et 100 maisons non sinistrées aujourd’hui sur lesquelles ces 4 technologies seront testées à des fins de prévention.
Au terme des 5 ans, un bilan complet sera réalisé et identifiera les mesures les plus pertinentes pour renforcer durablement la résilience des maisons individuelles.
Risques : L’assurance a-t-elle vocation à prendre en compte l’ensemble des risques, même si les coûts explosent ?
Florence Lustman : Depuis quelques années, nous faisons face à une montée des risques sans précédent avec l’augmentation de leur fréquence et de leur intensité. Dans un contexte où la capacité mondiale globale de couverture – réassureurs et rétrocessionnaires compris – n’augmente pas, la question qui se pose est celle de repousser les limites de l’assurabilité afin d’offrir à nos concitoyens les niveaux de protection croissants qu’ils attendent. Et pour repousser les limites de l’assurabilité nous avons trois grands leviers à notre disposition.
Le premier, c’est la prévention parce que le meilleur sinistre c’est celui qui ne se produit pas parce que l’on a su l’éviter. Et sur cet axe nous avons encore d’immenses marges de progrès.
Le deuxième, c’est l’assurance privée qui peut couvrir les risques dès lors qu’ils sont aléatoires et mutualisables. Je suis par ailleurs convaincue que, ce faisant, l’assurance privée a un rôle essentiel de solvabilisation de la couverture des risques. Et comme le disait fort justement Markus Ferber, député européen et rapporteur de Solvabilité II, à la sortie de la crise Covid c’est en développant le champ de l’assurance privée que l’on protège aussi les finances publiques européennes qui ne doivent être mobilisées que pour des risques totalement exceptionnels. Si je prends l’exemple du vieillissement de la population, un risque pourtant prévisible, il demeure dans notre pays des pans non couverts tels que celui de la dépendance. Or les assureurs ont une proposition qui repose sur la mutualisation la plus large en incluant une garantie dépendance dans les complémentaires santé, solution qui présente l’avantage de ne pas mobiliser d’argent public. Cette garantie couvrirait les personnes rentrant en GIR 1 et 2 – la dépendance la plus lourde. Dans un pays qui compte plus de 10 millions d’aidants, nos concitoyens appellent de leurs vœux une couverture dépendance et comprennent bien l’intérêt d’une telle assurance. Pour autant, les pouvoirs publics tardent à prendre la décision nécessaire pour assurer une large mutualisation du risque.
Le troisième levier, quand les risques deviennent systémiques, c’est le partenariat public/privé. À l’instar du régime des catastrophes naturelles, dispositif unique au monde qui permet aux particuliers, entreprises et collectivités locales de bénéficier d’une couverture à un prix très abordable des dommages matériels causés par des phénomènes naturels de grande ampleur4. Un tel dispositif est une source d’inspiration dans notre combat en faveur de la protection des Français que ce soit pour les conséquences économiques d’événements exceptionnels ou le risque cyber.
Risques : Vous avez parlé de prévention et de solutions de financement, les assureurs ont-ils aussi un rôle à jouer en matière d’éducation aux risques ?
Florence Lustman : Naturellement, l’éducation constitue un levier majeur pour renforcer la capacité de résilience de la société. Notre association Assurance Prévention se mobilise d’ailleurs depuis toujours sur ces sujets pour accompagner les Français. Nous avons de longue date milité pour la création d’une journée nationale de résilience. Instaurée en 2022, l’initiative « Tous résilients face aux risques » se tient tous les ans avec un point d’orgue le 13 octobre5 et cible les risques naturels et technologiques. Une palette d’actions est déclinée localement afin d’aider les Français à acquérir les bons comportements face aux risques auxquels leur territoire est le plus exposé que ce soit les tempêtes, la montée des eaux ou les vagues de submersion. Les communes constituent également un axe fort des programmes de prévention. En effet et comme le prévoit la loi, 21 000 communes (contre 12 000 auparavant) devront s’être dotées d’un plan communal de sauvegarde à la mi-2024.
Quant aux entreprises, elles devraient intégrer les risques climatiques dans leurs cartographies des risques et en tenir compte pour l’élaboration de leur Plan de Reprise d’Activités (PRA) et Plan de Continuité d’Activités (PCA).
Enfin, France Assureurs est également très engagée dans sa mission d’éducation financière en partenariat avec la Banque de France. Nous publions des guides concrets et pédagogiques sur les principaux sujets : Épargner avec mon assurance-vie, 15 réflexes pour bien s’assurer,15 questions pour comprendre comment fonctionne mon assurance, etc. Tous ces guides sont disponibles sur notre site internet.
Risques : Quel est le rôle des assureurs dans le financement de la transition écologique ?
Florence Lustman : À chaque catastrophe naturelle les assureurs sont aux côtés de leurs assurés. Nous sommes donc aux avant-postes du réchauffement climatique dont nous constatons les effets depuis des décennies. Notre mobilisation en faveur du financement de la transition écologique découle, pour partie, de cette situation d’observateur avisé. Nous accompagnons en effet les entreprises dans leur effort de transition en investissant notamment dans le renouvellement de leur outil industriel ou dans les infrastructures. Ainsi, 64 % des 2 400 milliards d’euros d’actifs que nous détenons sont investis dans l’économie réelle, c’est à- dire les entreprises et donc la croissance. De plus, une large majorité des assureurs a engagé un dialogue avec les entreprises afin de les inciter à des pratiques de transition vertueuses. Nous sommes bien sûr freinés par les exigences prudentielles de Solvabilité II et par les normes comptables. Je pense à la pondération pénalisante du non coté dans les fonds propres des assureurs et à la volatilité des résultats comptables sur de tels investissements, mais en dépit de ces contraintes nous investissons des montants colossaux dans la transition écologique. Nos placements verts ont atteint 141 milliards d’euros (+23%) en 2022.82% des actifs gérés par le secteur sont couverts par une analyse extra-financière autour des critères ESG et nous avons encore poursuivi notre désengagement des énergies fossiles.
Risques : Grands risques, transitions à financer, alentissement de la croissance, graves tensions géopolitiques. Dans cet univers extrêmement incertain et perturbant, les assurances peuvent-elles représenter un repère stable et positif ?
Florence Lustman : L’incertitude n’est certainement pas l’apanage de notre temps et nos anciens ont, eux aussi, subi fléaux, famines, guerres, inondations et sécheresses. Néanmoins le Rapport sur le développement humain des Nations Unies publié en 2022 souligne que de nouvelles strates d’incertitudes apparaissent et que ces différentes strates interagissent entre elles pour en créer de nouvelles et conforter les craintes existantes : incertitude climatique, incertitude politique avec la polarisation de la vie publique, incertitude économique et technologique. Toujours selon ce rapport, cette nouvelle donne met les populations sous pression. Elles éprouvent un sentiment de perte de contrôle de leur vie, d’opportunités manquées, elles craignent de voir leur mode de vie changer drastiquement et souffrent parfois d’un isolement lié à l’utilisation des nouvelles technologies… En conséquence, près de 1 milliard de personnes dans le monde vivent aujourd’hui avec un trouble mental dont seulement 10% sont prises en charge médicalement.
Face à ce constat accablant le rapport des Nations Unies propose trois leviers d’action : l’innovation, l’investissement et l’assurance, « une force stabilisatrice essentielle face à l’incertitude »6. Un très bel hommage rendu à notre profession et une très grande incitation à agir !
Notes
- Impact du changement climatique sur l’assurance à l’horizon 2050, octobre 2021, www.franceassureurs.fr/
- Base CCR
- Voir le dossier La sécheresse et ses risques dans Risques n°135, septembre 2023.
- Voir l’article Assurance des CatNat par l’État : philosophie et risque climatique par Edouard Vieillefond, dans Risques n°135, septembre 2023.
- www.ecologie.gouv.fr/journee-nationale-resilients-face-aux-risques
- UNDP, Rapport sur le développement humain 2021/2022, p22