Le risque climatique est le risque émergent et systémique par nature. Émergent car il ne prend forme et ne se dévoile que progressivement dans ses différentes dimensions, systémique car il affecte toutes les dimensions des activités humaines tout autour du monde. Certains pourraient en douter au vu de la certitude que nous avons de ses conséquences ultimes à long terme, quand les conséquences ultimes des risques émergents classiques ne se découvrent pas immédiatement (pandémie, amiante, risque de défaut, changement de jurisprudence, etc.). Cela tient à la nature même du risque. Les risques émergents classiques sont difficiles à percevoir car assez largement inconnus quant à leur nature et à leurs conséquences, négligeables dans la phase initiale de leur manifestation. Ils ne prennent corps que progressivement. Le changement climatique, s’il est bien perçu par tout un chacun dans la vie quotidienne, hic et nunc, et dans son évolution depuis plusieurs années, n’a pu cependant être perçu comme un risque et un risque progressif que plus récemment grâce à sa modélisation quantitative par les météorologues. C’est sa modélisation et non l’expérience que nous en avons qui le définit comme un risque. On se rapproche ici des risques économiques qui sont anticipés dans le cadre de la modélisation macroéconomique.
Il faut impérativement garder ce point à l’esprit, car si nous pouvons avoir l’impression de parfaitement connaître les contours du risque climatique, cette connaissance reste « spéculative » et susceptible de se modifier avec la sophistication croissante de la modélisation climatique. C’est ainsi que la modélisation des courants marins et son intégration dans les grands modèles climatiques a modifié assez largement la perception du risque climatique au cours des années 2000 Faut-il en conclure que tout cela serait hautement conjectural ? La climatologie empirique nous dit que non, que l’activité humaine exerce une influence déterminante sur le devenir climatique de notre planète, quelle que soit par ailleurs l’influence d’autres facteurs, notamment naturels.
Surtout, l’incertitude sur le risque climatique porte moins sur le risque climatique lui-même et sur l’influence de l’activité humaine sur le climat, que sur l’influence du climat et des politiques de lutte contre le réchauffement climatique sur l’activité humaine, tout particulièrement sur l’activité économique. Nos modèles macroéconomiques, empiriques ou théoriques, nous permettent certes de prévoir, non sans grande incertitude, les conséquences de changements marginaux de comportements, ils ne nous permettent guère d’anticiper les conséquences de changements massifs étrangers aux données quantitatives dont nous disposons pour estimer ces modèles. C’est ce que l’on dénomme la critique de Lucas : nous savons que les agents économiques vont réagir au réchauffement climatique et à l’intensification des catastrophes climatiques, nous pouvons nous faire quelques hypothèses sur la direction que pourraient prendre ces réactions, mais nous n’avons guère d’idée plus précise sur les modalités de ces réactions et sur leur ampleur. Le défi du changement climatique se situe donc moins dans le changement des variables naturelles, finalement pas si mal prévu, que dans le changement des comportements économiques, difficilement prévisible… où l’on retrouve le vieux débat philosophique qui opposa Vico à Descartes, avec un retour à la primauté de l’approche cartésienne du monde, et de la société, après le détour viquien initié par Hegel.
On peut dès lors se demander comment définir des politiques publiques pertinentes pour traiter les défis du réchauffement climatique et comment s’entendre, au niveau de la société civile, sur les comportements collectifs à adopter, si nous sommes incertains des réactions comportementales individuelles. Et, l’on peut encore plus se poser la question de l’assurabilité du risque climatique dans ce contexte : comment tarifer un risque pour lequel nous ne sommes pas certains des réactions comportementales des agents économiques ? Et plus fondamentalement comment tarifer un risque dont nous savons qu’il est émergent, progressif et systémique ?
Le présent dossier est organisé en trois parties. Les quatre premiers articles précisent la nature du risque climatique et son évolution probable dans le temps, à la lumière de ce que nous venons de dire. Les quatre articles suivants s’interrogent sur les stratégies d’investissement des assureurs dans un contexte ESG : faut-il fuir les activités fortement émettrices de carbone, qui nous éloignent de l’objectif zéro carbone, en réallouant les investissements, des activités et entreprises « brunes » vers les seules activités et entreprises vertes, avec l’espoir de contenir les pertes sur les entreprises et activités brunes ? Ou, au contraire, faut-il investir dans les activités et entreprises brunes qui n’ont pas encore opéré leur transition climatique, afin de les inciter à le faire et de leur en donner les moyens, avec l’espoir d’un rendement élevé de ces investissements en cas de succès ? Les neuf derniers articles abordent la question de l’assurabilité du risque climatique. Ils montrent qu’il existe des moyens pour rendre ce risque assurable et que l’incertitude porte beaucoup plus sur la persistance possible d’un risque de base ainsi que sur les potentielles contradictions entre les exigences publiques et les contraintes assurantielles qui, si elles sont mal gérées, pourraient rendre un risque, en soi déjà délicat à assurer, insuffisamment assurable voire inassurable. Autant dire que la maîtrise de ce risque passe par un dialogue approfondi entre les États, entre l’État et la société civile, entre l’État et le marché et entre l’État et les assureurs. Un État seul, pas plus qu’une nation seule, ne peut espérer y réussir.
Gilles de Margerie replace le risque climatique dans le contexte de l’ensemble des macro-risques auxquels nos sociétés sont confrontées et auxquels l’État se doit de veiller à ce que nos sociétés soient en mesure d’y répondre. Ce faisant, l’auteur nous rappelle qu’un macro-risque ne saurait être traité comme un risque singulier sans traiter ses liens avec les autres macro-risques. Emmanuel Garnier examine le risque climatique dans une perspective historique de long terme. Il en vient à s’étonner des comportements d’adaptation à ce risque d’origine humaine, qui loin de réduire notre vulnérabilité ne font que l’exacerber et l’amplifier. Paradoxe de taille, cette vulnérabilité s’est amplifiée alors même que la connaissance sur le risque climatique se diffusait dans la société française, rendant le traitement de ce risque encore plus compliqué.
Christelle Castet, Gregory Seiller et Luiz Galizia s’efforcent de définir les contours plus précis de ce risque en termes d’intensité et de fréquence accrues d’épisodes de températures extrêmes et de vagues de chaleur, de pluies extrêmes et d’inondations, de sécheresses ainsi que d’incendies et feux de forêt plus nombreux, de cyclones tropicaux plus extrêmes, de tempêtes extratropicales plus nombreuses et d’orages, grêles et tornades plus violents.
Marie-Laure Fandeur et Henry Bovy s’attachent plus particulièrement à la multiplication des épisodes climatiques extrêmes de toutes sortes qui semblent le mieux caractériser le risque climatique et qui exposent de ce fait plus les réassureurs, et l’État, que les assureurs, aux risques du changement climatique. Ils en tirent des conclusions sur les adaptations comportementales qui seraient nécessaires pour maîtriser correctement ce risque.
Matthias Seewald et Lidia Labertrande constatent que le dérèglement climatique impose à tous les propriétaires d’actifs, parmi lesquels les assureurs, d’intégrer les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans leurs processus d’investissement. Dans un contexte de réduction des risques et de de l’empreinte carbone, la prise en compte de l’ESG doit être multiforme et fondée sur la valorisation des nouvelles opportunités.
Jean-Pierre Grimaud souligne que le changement climatique affecte tout autant les passifs des assureurs (leurs engagements de couverture) que leurs actifs (le placement de leurs primes). Il souligne que les gestionnaires d’actifs des assureurs se doivent d’agir parce que le monde va devenir de moins en moins assurable si les entreprises dans lesquelles ils investissent n’adaptent pas leurs comportements et en raison des engagements qu’ils ont pris.
Michèle Lacroix se positionne dans une perspective de résilience des portefeuilles d’investissements des assureurs, qui lui semble constituer une priorité en termes de gestion prudente des couvertures d’assurance. Ceci la conduit à privilégier la réduction des émissions de CO2 des portefeuilles d’actifs, dans le cadre de stratégies d’exclusion des entreprises fortement émettrices et de sélection des entreprises les plus avancées dans la transition.
Jérôme Grivet se place plus particulièrement dans la perspective spécifique des bancassureurs à la fois assureurs, banquiers et investisseurs (pour compte propre ou pour compte de tiers), qui doivent gérer ces trois dimensions de façon coordonnée et cohérente. Ceci le conduit à distinguer le risque physique, où l’assurance dommage est en première ligne, et le risque de transition, où le financement de l’économie est en première ligne.
Thomas Buberl pose la question de l’assurabilité du risque climatique non point en soi mais dans son contexte qui voit émerger un monde nouveau de « polycrises ». Ce monde, poussé à l’extrême, pourrait rendre le risque inassurable si l’on ne veille à remplir trois conditions : laisser le marché fixer le bon prix du risque, développer des partenariats de confiance public-privé et agir de manière volontariste sur la prévention autant que sur l’indemnisation.
Thierry Derez part du constat de la dérive inquiétante de la sinistralité induite par le changement climatique, sous des formes multidimensionnelles et évolutives, et anticipe une poursuite de cette dérive (+60 % à horizon 2050). Selon lui, on ne pourra continuer à proposer des garanties d’assurance à un prix accessible et donc éviter l’inassurabilité du risque climatique que si l’on se donne les moyens d’endiguer la dérive de la sinistralité. Ludovic Subran reconnaît que l’assurabilité des risques climatiques, au sens de l’accessibilité de couvertures abordables financièrement, n’est pas garantie. Pour préserver l’assurabilité du risque, trois prérequis sont nécessaires selon lui : une prévention active des risques, la mise en oeuvre de partenariats public-privé permettant d’optimiser la protection et, surtout, l’adaptation des primes aux risques, grâce à une tarification au « juste prix ».
Thierry Langreney insiste lui aussi sur l’effort d’atténuation du risque et d’adaptation au risque. Pour réaliser cet effort, on peut en théorie, selon lui, s’en remettre soit aux libres forces du marché, soit à la règlementation des comportements, soit à l’association des forces du marché et des pouvoirs publics, comme c’est le cas dans le régime français des catastrophes naturelles. Sa préférence va à la deuxième option qui suppose un partenariat public-privé. Philippe-Michel Labrosse considère qu’il faut s’attacher à atténuer le choc climatique en donnant la priorité à la réduction de la fracture entre les zones quasi-inassurables et les zones moins exposées. Pour cela, les acteurs publics, privés et particuliers doivent travailler davantage ensemble et consolider durablement les dispositifs de financement de couverture des risques extrêmes afin d’accroître la culture du risque et de la prévention.
Jérôme Haegeli va plus loin. Il estime que le risque climatique est assurable pour autant que les assureurs procèdent à une évaluation plus globale du risque tout au long de la chaîne de valeur de l’assurance, en recourant notamment aux technologies numériques, et qu’ils contribuent à l’assurabilité du risque en en contenant les coûts grâce au financement d’infrastructures adaptées et à la sensibilisation des assurés aux bénéfices de la prévention.
Pascal Demurger est plus radical. Il considère que la question de l’assurabilité du risque climatique dépasse le cadre de l’assurance et que ce qui se joue, c’est la nature de la réponse que nos sociétés vont être capables d’apporter face à une menace existentielle. Le choix n’est pas seulement technique et paramétrique, mais bien systémique, voire politique. Continuer d’assurer quand la planète se dérègle ne dépend pas de calculs, mais de choix de société.
Sébastien Piguet estime que la préservation de couvertures climatiques abordables, dans un cadre de sinistralité climatique croissante, passe impérativement par le recours à l’assurance paramétrique, qui a connu un développement remarquable au cours des années 2000. Celle-ci contribue en effet à la préservation de l’assurabilité dans la mesure où elle permet de réduire significativement les coûts de gestion des sinistres en recourant à des techniques de pointe.
Henri Douche et Harmender Kalirai soulignent que le risque climatique sous-tend de nombreux risques. Ils pensent que la maîtrise de ces risques et de leur impact passe par un panier de solutions qui toutes supposent des investissements massifs dans la restauration des écosystèmes, investissements dont le financement n’est envisageable que si les assureurs sont capables de proposer des outils de protection efficaces et flexibles.