Introduction
Par Jean-Hervé Lorenzi, Directeur de la rédaction de la revue Risques, fondateur du Cercle des économistes
La disparition de Denis Kessler nous a tous bouleversés, tant sur le plan amical qu’en sa qualité de créateur de la revue Risques. Plusieurs d’entre nous avons travaillé avec lui comme Président de la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA) mais surtout comme penseur de la « Société du risque » et du rôle majeur du secteur de l’assurance dans les deux dernières décennies.
Nous avons essayé de rendre compte de la profondeur de la réflexion de Denis Kessler et de son engagement professionnel exceptionnels à travers les témoignages de Georges Dionne et de Philippe Trainar, ainsi qu’un entretien publié dans la revue Risques en décembre 1999.
A titre plus personnel, j’ai le souvenir d’un grand universitaire. A l’époque une équipe remarquable avait été constituée sur l’épargne à Nanterre, sous la direction du Professeur André Babeau. Trois économistes illustraient déjà la qualité de cette équipe, Dominique Strauss-Kahn, Denis Kessler et André Masson. Ce sont eux qui ont permis à la pensée économique française d’avoir une vraie base sur l’épargne mais également sur les retraites. On leur doit énormément. Par la suite Denis Kessler, au-delà de la création de cette revue, a créé des Chaires de recherche sur le risque et l’assurance. Merci à toi Denis pour tout cela.
Denis Kessler, un grand gestionnaire toujours resté proche de ses racines universitaires
Par Georges Dionne, Professeur de finance et de gestion des risques, HEC Montréal
C’est au début des années 1980, en 1982, que j’ai connu Denis Kessler. Il était chercheur à l’Université Paris X Nanterre et travaillait avec Dominique Strauss-Kahn sur l’épargne et la retraite. Je présentais une nouvelle recherche sur l’épargne et l’assurance, réalisée avec Louis Eeckhoudt, à l’un des premiers séminaires du Groupe européen des économistes du risque et de l’assurance (EGRIE), sous l’égide de l’Association de Genève. Denis Kessler fut désigné comme commentateur de notre recherche. Il a vite fait de l’ombre à notre présentation tant par son éloquence et son érudition que par ses remarques constructives pour l’amélioration de l’article. Je me souviens encore de sa conclusion très typique, à laDenis Kessler : « Ce document ouvre la voie à de nombreuses extensions de recherche dignes des Champs-Élysées ! ».
Denis Kessler a été très actif dans le développement de l’Association de Genève pour l’économie de l’assurance. Il en a été brièvement le secrétaire général adjoint dans les années 1980, et est devenu membre de son conseil d’administration de 2002 à 2023, au titre de Président de SCOR. Il en est resté proche dans l’intervalle, en tant que Président de la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA) de 1990 à 1997 et de 1998 à 2002. En plus d’avoir été très actif pour le développement du rôle de la profession d’assureur dans la société, il a innové en créant des ponts très utiles entre la FFSA et le monde académique.
Il a notamment lancé un concours pour la création de chaires en assurance afin de promouvoir la recherche dans ce domaine. Trois chaires universitaires ont été créées et financées par la FFSA, deux à Paris et une à Toulouse. La décennie qui a suivi a été très prolifique pour les chercheurs de ces trois chaires. On y organisait des séminaires réguliers sur les problèmes courants d’assurance ainsi que des conférences nationales annuelles auxquelles Denis Kessler participait, lorsque son emploi du temps le lui permettait. Des cours sur l’économie de l’assurance ont été créés dans les programmes de DEA, motivant plusieurs doctorants à rédiger des thèses sur l’assurance. Grâce à son initiative, les chercheurs français et leurs doctorants sont devenus rapidement très visibles dans les conférences internationales sur le risque et l’assurance partout dans le monde.
En 2002, Denis Kessler a relevé le grand défi de diriger SCOR, entreprise alors affaiblie par des pertes importantes liées aux événements du 11 septembre 2001. D’autres articles ont bien décrit comment il a su sauver le groupe et lui donner un essor important de 2002 à 2023. Durant son long mandat à la présidence de SCOR, l’entreprise a financé des chaires de recherche en assurance et commandité des conférences importantes, dont l’une sur l’après crise financière de 2007-2009. Denis Kessler a non seulement financé cet événement mais y a été un conférencier très remarqué. Son message était que l’industrie de l’assurance n’avait pas vraiment été victime du risque systémique pendant la crise financière, contrairement aux banques. Sa conférence a été publiée comme article dans le Journal of Risk and Insurance et cette prise de position fait encore aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions.
En 2011, Denis Kessler est allé encore plus loin en créant la Fondation d’entreprise SCOR pour la science. Cette fondation est destinée à financer la recherche et à diffuser la connaissance sur les risques. Pour la Fondation, une meilleure compréhension des risques qu’affrontent les assureurs, les réassureurs et la société en général passe par la recherche dans les réseaux universitaires internationaux et par le soutien à de nombreuses disciplines : mathématiques, actuariat, physique, chimie, géophysique, climatologie, économie, finance… Le budget actuel de la Fondation est de 7,5 millions d’euros sur cinq ans.
Finalement, lorsque les agences gouvernementales de réglementation des risques ont exigé, après la crise financière de 2007-2009, que des comités des risques soient créés à l’intérieur des conseils d’administration des grandes compagnies d’assurance et de réassurance, Denis Kessler a souvent fait appel à des chercheurs universitaires pour répondre aux deux nouvelles exigences réglementaires : ces comités devaient être composés de membres indépendants comprenant au moins un expert en gestion des risques.
Que dire de plus ! J’ai eu le privilège de participer à de nombreuses activités soutenues par Denis Kessler. J’en suis très fier mais maintenant je suis très triste, comme plusieurs de mes collègues universitaires qui l’ont bien connu. Car en plus d’avoir été un très grand visionnaire et un gestionnaire hors norme, il était demeuré très accessible dans ses contacts humains. Il avait un très grand respect envers toutes les personnes qu’il côtoyait. On aimait le rencontrer et entendre ses discours perspicaces et motivants présentés avec beaucoup d’humour, où il savait entremêler l’assurance avec sa très grande connaissance de l’histoire et des arts.
Hommage à Denis Kessler, Ancien président de la FFSA et créateur de la revue Risques
Par Philippe Trainar, Professeur titulaire de la chaire Assurance du CNAM, Membre du Cercle des Economistes
Denis Kessler nous a quittés le vendredi 2 juin 2023 après un long et courageux combat contre la maladie. Jusqu’à la dernière minute, il est resté fidèle au poste et fidèle à ses proches ainsi qu’à ses amis, comme si le temps ne lui était pas compté, avec cette générosité qui ne l’a jamais quitté tout au long de sa vie bien remplie. Avec lui, l’assurance perd non seulement un avocat de talent, qui a fait comprendre le secteur par les non-assureurs, mais aussi un penseur remarquable, qui a permis au secteur de se comprendre lui-même.
Denis Kessler a commencé par une carrière académique brillante, où il s’est notamment fait remarquer, au début des années 1980, avant l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, par une étude qui reste, plus de quarante ans après, d’une actualité brûlante : avec Dominique Strauss-Kahn, il y démontrait fort rigoureusement que notre système de retraite par répartition n’était pas soutenable sur le long terme en raison des évolutions démographiques, non seulement passées mais aussi à venir, et qu’il fallait urgemment le réformer en allongeant la durée de vie active et en insufflant une dose de retraite par capitalisation. Que ne l’a-t-on écouté, d’autant que Denis Kessler, fidèle à lui-même, n’a pas ménagé ses efforts pour faire la pédagogie du sujet. Très vite l’ensemble de la presse, les dîners en ville, les colloques scientifiques, les conversations de café du commerce, les partenaires sociaux, les assureurs… se sont emparés du sujet qu’il avait mis à la portée de tous, dans des versions tant « scientifiques » que « grand public ». Denis Kessler, qui a été fortement influencé par l’école des anticipations rationnelles, pensait en effet que tout être humain était digne de la vérité, même sur les sujets les plus complexes… pourvu qu’on fasse l’effort de le lui expliquer clairement. Pour lui, l’accès à la société de la connaissance ne se limitait pas à quelques académiques et élèves des grandes écoles mais concernait directement et personnellement tous les Français.
Très vite, Claude Bébéar et Michel Albert vont remarquer ce jeune et brillant universitaire qui leur fait comprendre, mieux que quiconque et peut-être mieux qu’eux-mêmes ne l’avaient compris, le secteur de l’assurance. Ils le feront recruter à la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA), comme conseiller scientifique, puis le porteront à la présidence de l’organisme, où il déploiera tous ses talents d’homme public. Surtout, il transformera fondamentalement le lobbying dont on peut affirmer qu’il a connu un avant et un après Denis Kessler. Convaincu que l’on ne peut convaincre qu’avec des arguments rationnels et que l’on ne peut convaincre la puissance publique qu’avec des arguments rationnels d’intérêt général, il va refonder le lobbying des assureurs sur la contribution économique de l’assurance au bien-être économique et au bien commun. Ce fut le génie et l’originalité de Denis Kessler que d’imposer aux assureurs comme aux pouvoirs publics cette stratégie totalement nouvelle qui contraignait les assureurs à faire un tri sévère dans leurs attentes, pour ne retenir que celles qui avaient un sens au regard du bien-être des assurés, et qui contraignait aussi les pouvoirs publics à passer au crible leurs projets, à l’aune du seul intérêt général. Il le fit avec brillant, conviction et méthode. Les assureurs délaissèrent leurs revendications traditionnellement corporatistes et les pouvoirs publics mirent en sourdine leurs projets traditionnellement interventionnistes. Il en résulta une approche beaucoup plus rationnelle de la régulation de l’assurance, avec pour point d’orgue la participation constructive, tant des assureurs français que de la direction du Trésor et du contrôle des assurances français, à la conception de la nouvelle régulation prudentielle de l’assurance, dite « Solvabilité 2 » qui lui doit beaucoup et qui est un succès français et européen. Denis Kessler imposa ensuite cette nouvelle stratégie de lobbying « rationnel » au patronat français qui, sous son impulsion, substitua le MEDEF à l’ancien CNPF. Depuis lors, la plupart des fédérations professionnelles ont effectué leur aggiornamento en ce sens et Denis Kessler est devenu la figure emblématique de cette approche rationnelle et économique des relations entre l’Etat et la société civile, ainsi qu’au sein même de la société civile, notamment dans le cadre de la négociation sociale.
L’un des temps forts de cette nouvelle stratégie a été la création de la revue Risques. Denis Kessler voulait, par l’intermédiaire de cette revue, sensibiliser la société française aux problématiques de l’assurance et du risque. Son génie a été d’enraciner les problématiques d’assurance, qui paraissent à la plupart des personnes comme particulières, dans les problématiques du risque, qui sont à l’inverse universelles et prégnantes chez tous les acteurs économiques, sociaux et politiques. Sous son impulsion flamboyante, la revue n’a pas eu de peine à convaincre rapidement l’opinion que la problématique du risque est structurante non seulement pour l’assurance mais aussi pour toutes les sociétés modernes, dans toutes leurs composantes. Tout à coup, l’assurance apparaissait sous un autre jour : de marginale et confidentielle elle devenait, grâce au risque, centrale et essentielle au développement de nos sociétés. La revue Risques a été un grand succès. Depuis maintenant trente ans, les meilleures plumes, les chercheurs les plus innovants, les professionnels les plus entreprenants, les hommes politiques les plus en vue… se pressent pour y publier et pour la lire.
Naturellement, la FFSA et la revue Risques n’épuisent pas les multiples facettes de la personnalité flamboyante qu’était Denis Kessler. Il y a aussi l’ami dont la fidélité était exemplaire, le réassureur qui a fait de SCOR le quatrième réassureur mondial, le théoricien du risque dont les interventions étaient attendues, l’académique dont la clairvoyance et la rigueur ont toujours impressionné, le penseur dont nous aimions lire dans Challenges ou Les Echos les réflexions stimulantes sur le monde qui vient, le mécène qui ne comptait pas son soutien aux idées originales et à la recherche sur le risque. Partout où il est intervenu dans l’assurance, plane son ombre tutélaire bienfaitrice.
Entretien avec Denis Kessler, Président de la Fédération française des sociétés d’assurances
Entretien initialement publié dans dans Risques n°40, décembre 1999 et réalisé par Robert Leblanc et Christian Schmidt
Risques : L’assurance a-t-elle un avenir ?
Denis Kessler : Le secteur de l’assurance est plein d’avenir. Mais les assureurs ont le sentiment de vivre la fin d’une période, celle de l’après-guerre, où les frontières entre l’assurance de marché et l’assurance sociale, entre l’assurance vie et les autres produits d’épargne ou encore entre l’assurance dommages traditionnelle et les nouvelles formes de protection offertes aux entreprises et aux ménages paraissaient aussi stables que les frontières géopolitiques. À l’heure actuelle, la profession est chahutée dans ses fondements et se préoccupe de son avenir. Elle s’interroge.
Risques : Qu’est-ce qui sera fondamentalement nouveau, au siècle prochain ?
Denis Kessler : Je crois que le XXIe siècle verra l’éclosion de la théorie du risque et de l’incertitude. Voilà plus de trois cents ans que l’on développe l’analyse probabiliste, l’actuariat, l’approche statistique et la théorie de la décision. Plus récemment, ces vingt dernières années, s’est développée la théorie de la finance, avec des décompositions fines de toute opération financière en éléments pouvant être répertoriés, comme on le faisait déjà des éléments fondamentaux d’un tableau de Mendeleiev. Quand on y regarde de près, tout cela repose d’ailleurs sur des options, et les options, qu’est-ce d’autre que de l’assurance ? Avec cette base scientifique, nous sortirons de la situation actuelle où l’assurance dommages semble n’avoir rien de commun avec l’assurance vie, l’assurance santé et l’assurance catastrophes naturelles. Toute activité humaine confrontée au risque pourra être décomposée en éléments simples. Ainsi, nous pourrons comprendre comment toute collectivité ou entreprise, tout individu ou actionnaire, décide de partager ses risques avec d’autres individus ou d’autres organisations. L’assurance est d’ailleurs au cœur de l’une des formes de ce partage de risques : en plus d’une technique de gestion des risques, elle est l’explicitation de contrats de partage de risques entre plusieurs parties prenantes. Nous pourrons enfin comprendre toutes les organisations humaines à partir de leur manière de partager tous les types de risques. J’appelle de mes vœux cette combinatoire nouvelle qui se substituera au mélange actuel d’empirisme et de statistiques, et qui permettra de décliner de nouveaux contrats comme, en chimie, on agrège des molécules pour déboucher sur un nombre incalculable de nouvelles matières.
Risques : Quelle sera la place des assureurs dans cette approche globale ?
Denis Kessler : La théorie scientifique du risque et de l’incertitude nous aidera à ouvrir des champs inexplorés, à rendre assurables des choses considérées jusqu’à présent comme impossibles à assurer. Face à cela, la menace pour l’industrie de l’assurance est de voir sa fonction classique diluée parmi d’autres approches du partage des risques, avec ce qu’on appelle les transferts alternatifs de risques. Sa fonction était de constituer des mutualités de risques et de les gérer en se référant à la loi des grands nombres ; je vous rappelle à ce sujet la définition des assurances des Lloyd’s : “The contribution of the many to the misfortunes of the few”. Demain, des acteurs nouveaux feront de l’assurance sans nécessairement utiliser d’organismes d’assurances tels qu’ils existent aujourd’hui. Nous leur répondrons en essayant de faire évoluer nos organismes, nos techniques et nos réseaux vers ces nouveaux champs de développements.
Risques : Qu’attendez-vous de la globalisation ?
Denis Kessler : La globalisation a déjà produit ses effets. Nous venons de fêter le dixième anniversaire de la chute du mur de Berlin. En plus d’un choc géopolitique, cet événement a provoqué un autre choc dont on ne décèle la trace en France qu’aujourd’hui : le succès des marchés contre les formes d’organisations étatiques des sociétés. Le libéralisme, qu’il soit tempéré ou débridé, représente la seule manière dont on envisage désormais le fonctionnement des sociétés. Pour notre industrie, qui repose sur la liberté de s’assurer et de gérer ses risques, c’est fondamental. Le terme de globalisation renvoie à des notions d’harmonisation et d’unification. Par exemple, les fonds de pension jouent au niveau mondial un rôle croissant de redistribution des ressources. La globalisation aboutira à une formidable allocation mondiale des ressources financières passant par l’assurance. En effet, le mécanisme des fonds de pension correspond à une pratique assurantielle. En France, ces mécanismes n’ont toujours pas vu le jour en raison de résistances idéologiques complètement dépassées.
Dans l’économie moderne, les fonds propres sont les armes stratégiques. Or les seuls acteurs capables de mobiliser des ressources à long terme sont précisément les assureurs ou les fonds de pension. Le problème de notre pays est d’avoir mené à terme la désintermédiation publique et le désengagement de l’Etat en oubliant de promouvoir ces organismes qui collectent des fonds à long terme et imposent aujourd’hui les méthodes de gestion et de management des entreprises. Les économies alimentées par l’offre génèrent en permanence des gains de productivité qui permettent d’absorber les hausses de prix potentielles. Il est incroyable que dans une telle conjoncture, la France soit le seul pays à ne pas avoir appelé sa population à financer ses entreprises et sa retraite de cette façon. Il est urgent de compléter les dispositifs sociaux existants par des mécanismes qui permettront de mobiliser une épargne longue orientée vers les marchés et les entreprises. Le montant du patrimoine physique et financier des Français est de l’ordre de 30 000 milliards de francs. Le montant de leur capital humain, c’est-à-dire de la valeur actualisée de l’ensemble de leurs revenus, donc de la richesse de ce pays, est d’environ 130 000 milliards de francs. Une activité d’assurance vie consiste à gérer ce capital humain, qui permet de différer des revenus d’aujourd’hui à demain. Ce potentiel extraordinaire provient de l’augmentation de l’espérance de vie, de la progression des salaires et de la productivité. L’assurance vie a donc un formidable avenir. La gestion de la santé de ce capital humain sera de même un enjeu majeur au siècle prochain.
Risques : Est-ce que l’évolution que vous appelez de vos voeux ne va pas de pair avec la déréglementation ?
Denis Kessler : La crise de l’Etat-providence ne fait que commencer et ceci nous conduira à faire face à ce défaut de protection des individus. Cette crise touchera l’assurance maladie, comme le système des retraites ou le domaine des accidents du travail. Lorsque les frontières géographiques et géopolitiques se déplacent, les frontières internes entre les différentes activités et les différents secteurs se déplacent également. Ces frontières internes ont toujours été élevées en période de crise ou de conflit. Ainsi, aux États-Unis, les activités de banque et d’assurance ont-elles été séparées en 1933 lors du New Deal. Entre 1945 et 1989, alors que « les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France », comme le disait le Général de Gaulle, nous avons organisé l’Etat-providence en nationalisant certains secteurs de l’économie – parmi lesquels l’assurance et la banque – et en mettant en place de grandes conventions collectives. Ces créations étaient des formes de gestion du risque dans lesquelles l’Etat jouait un rôle important. Aussi n’est-ce pas un hasard si aujourd’hui, dix ans après la chute du mur de Berlin, nous privatisons et nous sommes confrontés aux problèmes du désengagement progressif mais inéluctable de l’Etat. Nous assisterons, au cours des années à venir, à un recul de la segmentation des marchés. Sans cet élargissement, je ne pourrais comprendre, en tant qu’économiste, l’intérêt des concentrations auxquelles nous assistons. Le développement, l’élargissement, l’approfondissement, l’égalisation, l’unification, l’harmonisation des marchés sont en cours. Ce mouvement va se poursuivre. Demain, les contrôles d’assurance seront mondiaux. Une instance européenne puis mondiale de régulation des sociétés d’assurance sera créée à terme.
Risques : Et la technologie, quel rôle joue-t-elle dans les grandes évolutions ?
Denis Kessler : Pour nous, la technologie englobe notamment toutes les nouvelles techniques de l’information et de la communication. Elle joue un rôle déterminant, lié d’ailleurs à la globalisation et à la déréglementation que nous venons d’évoquer. C’est la technologie qui bouscule les clivages traditionnels et ouvre des marchés globaux. C’est elle encore qui peut entraîner une désintermédiation de l’assurance, comme elle a permis celle de la finance – mais je n’y crois pas trop. Enfin, elle permet des choix individuels que ne permet pas l’Etat-providence. À ces divers titres, la technologie détermine largement notre contexte de développement. Plus directement, elle va agir sur nos clients, donc sur nous et notre organisation. Je suis convaincu qu’Internet constitue une sphère de développement dans un horizon de dix à vingt ans. Grâce à lui, nous pourrons ajouter sans cesse de nouveaux services à valeur ajoutée à nos prestations de base. Dans le domaine des actifs, tout se met en place pour que soit constitué un marché mondial des obligations et des actions, qui seront libellées, dans un premier temps, en euros et en dollars. On ne peut d’ailleurs exclure qu’un jour l’euro et le dollar ne fassent plus qu’une seule monnaie mondiale, ce qui changerait radicalement la donne en matière de partage des risques au niveau mondial.
Risques : Comment voyez-vous évoluer la demande des ménages ?
Denis Kessler : Les consommateurs sont aujourd’hui mieux éduqués et le seront sans cesse davantage – mieux informés, moins fidèles, infiniment plus exigeants en termes de prix, de qualité, de service. Un événement que nous n’avons pas remarqué s’est produit : le phénomène du vieillissement qui affectera les régimes de répartition à partir de 2005 touche d’ores et déjà l’ensemble de notre industrie et la demande sociale. Ces grandes générations n’ont en effet aucune raison de se comporter comme les précédentes. Les effets de génération sont massifs, et se manifestent par une modification significative de la demande en matière d’assurance. Cette demande sera amenée à s’intensifier, ce qui constitue pour nous, mais aussi pour tous les autres « offreurs d’assurances », un véritable challenge. La relation d’assujettissement aux organismes sociaux que nous avons jusqu’à présent connue semble progressivement rejetée par les citoyens, chacun ayant des besoins spécifiques. L’offre de sécurité uniforme est aujourd’hui poussée vers diverses formes d’individualisation. Sans ces transformations, l’offre et la demande seront à terme désajustées. Dans tous les pays, il existe une demande de rente visant à gérer un cycle de vie au cours duquel la période d’inactivité est relativement longue. Nous répondons actuellement à cette demande individuelle par des produits d’assurance vie qui n’ont pas été élaborés dans ce but et des régimes de retraite par répartition mal adaptés en période de vieillissement.
Le secteur de l’assurance maladie devrait aussi fortement évoluer au cours du XXIe siècle. Je pense que les remboursements « aveugles » de la Sécurité sociale perdront de l’importance, et que nous assisterons à l’intégration de l’offre, de la demande de soins et de son financement. Ce défi technologique, dont les balbutiements peuvent être observés aux Pays-Bas et aux États-Unis, est totalement nouveau. L’idée selon laquelle une unité produit des services médicaux, gère les soins et trouve les financements est révolutionnaire. Elle rompt avec le système actuel, selon lequel un malade consulte un médecin, envoie sa feuille de soins et est remboursé par la Sécurité sociale puis par son assurance complémentaire. Le projet nommé “Garantie des accidents de la vie” participe de la même idée, puisqu’il vise à offrir aux ménages une garantie tous risques, qui réunira notamment les garanties concernant l’accident individuel, le conducteur responsable ou l’accident médical, mais aussi la gestion, après l’accident, des adaptations nécessaires à la vie d’un assuré handicapé, en matière de logement, d’emploi ou de déplacements. Cette intégration entre le service, l’indemnisation et la couverture me semble être l’avenir de notre profession, alors que nous avons longtemps pensé que l’indemnisation financière était suffisante.
Risques : Et l’évolution de la demande des entreprises ?
Denis Kessler : Nous pouvons également observer une modification du comportement des grandes entreprises face aux risques industriels et commerciaux. Ces entreprises ont compris que la gestion de leurs risques avait une influence sur leurs profits, puisque des études ont démontré que les entreprises réputées bien assurées étaient mieux cotées que les autres. La gestion des risques d’une entreprise industrielle est l’une des conditions de sa rentabilité. Nous pouvons par conséquent observer le développement du « préventionisme », de l’identification des risques, de la gestion des rétentions, de l’intégration de tous les risques au processus de production. Je considère pour ma part que le mouvement de concentration auquel nous assistons accentuera ce phénomène de gestion explicite des risques dans les entreprises, en interne ou avec l’aide de courtiers. Le fait que les entreprises puissent décider de s’auto-assurer, de passer directement au marché de la réassurance ou à la titrisation de leurs créances d’assurances, pourrait avoir de très lourdes conséquences sur notre secteur d’activité.
Risques : Qu’est-ce qui caractérisera les nouveaux risques ?
Denis Kessler : Les risques du XXIe siècle seront de plus en plus complexes. Quelle est la responsabilité de la personne qui a ou non accompli les actes de prévention ? Comment assurer les laboratoires qui se livrent à des expériences biologiques et génétiques ? Comment, notamment, prévoir les incidences du clonage sur le long terme ? Les phénomènes de responsabilité qui apparaissent peuvent également poser un certain nombre de problèmes : comment par exemple couvrir le fait qu’une entreprise soit obligée de retirer une part importante de sa production du marché, alors que celle-ci ne présente aucune anomalie ? L’éventualité selon laquelle une entreprise pourra nous demander d’indemniser de tels actes de prévention ou de précaution suscite des interrogations tout à fait nouvelles. Nous connaissions jusqu’à présent des risques accidentels, nous aurons demain des risques progressifs. Les risques étaient jusqu’à présent limités dans le temps, et correspondaient à un événement. Les risques de demain seront durables : certaines maladies peuvent par exemple produire des effets tout au long d’une vie, certaines atteintes à l’environnement peuvent être irréversibles. Les risques seront de plus en plus endogènes : si un passant n’était pas responsable du pot de fleurs qui lui tombait sur la tête, un individu présentant une surcharge pondérale pourra être en partie considéré comme responsable des maladies cardio-vasculaires dont il souffrira… De plus en plus intégrés les uns aux autres, les risques seront de moins en moins spécifiques. Ainsi, une catastrophe naturelle peut avoir des conséquences sur l’activité des différentes industries d’un pays. La dernière évolution est certainement la plus importante : les risques vont devenir de plus en plus prévisibles dans une multitude de domaines. Ainsi, dans le domaine de l’assurance maladie, la recherche permettra de prévoir l’apparition de certaines maladies génétiquement programmées. Idem pour certaines catastrophes naturelles qui seront prévisibles.
Risques : Quelles seront les conséquences de toutes ces évolutions sur notre industrie ?
Denis Kessler : Les réseaux de distribution actuels ne disparaîtront pas, ce qui est une chance pour notre secteur. Ceux qui parviendront à réduire leurs coûts et à accroître leur valeur ajoutée survivront. Il est évident que tout le monde veut faire de l’assurance, secteur en pleine expansion : courtiers, agents, notaires, fabricants d’automobiles, agents immobiliers, chaînes de grande distribution, Internet et autres, tous veulent faire de l’assurance. Les réseaux de distribution seront soumis à une très forte concurrence, et ceux qui parviendront à renouveler leur approche du marché et leurs relations avec les clients seront les vainqueurs. Les coûts d’intermédiation devront être réduits dans le secteur de l’assurance comme dans ceux de la grande distribution et de la banque. Les tarifications seront par conséquent modifiées. A terme, la tarification dite « à la prestation” sera certainement préférée à celle dite « à la commission », et elle pourra être définie en fonction de la valeur ajoutée de l’opération.
Une autre interrogation, d’une importance capitale, concerne l’intégration ou la désintégration des entreprises d’assurance. L’assurance est un intégrateur de services, puisque ses activités incluent la gestion financière, la collecte de cotisations, la statistique et le règlement de sinistres. II est donc intéressant de se demander si la tendance doit être à une intégration des nombreuses fonctions qui servent à l’assurance, ou à une séparation de ces activités, l’assureur ne conservant alors qu’une activité de portage de risques. La question est ouverte et il est probable que les deux modèles “intégrés » et « articulés » coexisteront.
Enfin, notons que l’exigence de rentabilité, observable dans tous les secteurs et provenant notamment des fonds de pension, s’appliquera à l’évidence au nôtre. Tous les acteurs doivent rechercher la rentabilité, sociétés anonymes, mutuelles, institutions de prévoyance, mutuelles 45, etc… afin de disposer de fonds propres, donc d’être solvables et en mesure de tenir leurs engagements sur le long terme.
Je conclurai en disant que les assureurs doivent rassurer. Le monde sera plus incertain que jamais, l’intégration des économies engendrera des chocs économiques et des variations boursières. Dans un tel contexte, les clients n’accepteront de nous confier la gestion de leurs risques que si nous n’en présentons aucun. Pour rester des assureurs, nous devrons devenir des « rassureurs ».