Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Pierre Bollon, Sandrine Lemery, Philippe Trainar et Daniel Zajdenweber.
Risques : Quelles sont les priorités stratégiques du Groupe Caisse des dépôts ?
Eric Lombard : J’ai été reconduit en janvier 2023 à la direction générale du Groupe par le président de la République, et les trois priorités que j’ai présentées au Parlement ont été approuvées. La première d’entre elles est de contribuer à la transformation écologique – terme que je préfère à celui de transition écologique. Il s’agit d’un mouvement massif qui consiste à transformer notre fonctionnement écologique, notamment énergétique. Nous devons privilégier les énergies décarbonées, les mobilités douces, la rénovation thermique de tous les logements et autres bâtiments. Nous devons revoir nos processus industriels et l’organisation des villes, afin qu’ils soient moins émetteurs de carbone. Il faut aussi protéger la biodiversité. Et tout cela doit se traduire par une décarbonation de tous les investissements financiers.
Une deuxième priorité est la défense de nos souverainetés. La Caisse des dépôts occupe un rôle particulier depuis l’invasion de l’Ukraine : nous travaillons avec les institutions européennes, notamment sur la question de notre souveraineté énergétique. Nous agissons concrètement en investissant dans les réseaux de transports avec le gestionnaire du réseau de transport d’électricité français RTE, dans le développement des énergies renouvelables avec Engie. L’objectif est aussi de retrouver notre souveraineté industrielle, en matière de défense.
Notre troisième priorité est de continuer d’être un acteur engagé vers l’équité territoriale et sociale. Nous contribuons à un développement plus harmonieux dans les zones littorales, rurales et de montagne. Des actions sont axées sur la formation professionnelle, le vieillissement et le grand âge, ainsi que la protection des personnes en situation de handicap.
Dans les cinq prochaines années, nous allons investir dans ces trois priorités 25 milliards d’euros en fonds propres et des centaines de milliards d’euros de prêts.
Risques : Ces investissements stratégiques correspondent-ils à des compétences nouvelles confiées à la Caisse des dépôts ?
Eric Lombard : Ce rôle n’est pas nouveau. Au 19e siècle, la Caisse des dépôts finançait le chemin de fer, au 20e siècle le déploiement des écoles, récemment le déploiement de la fibre optique dans les zones rurales, aujourd’hui les bornes de recharge des véhicules électriques, et demain le nucléaire si le gouvernement nous donne cette mission. Une commission de surveillance transpartisane composée de deux députés, trois sénateurs et de personnalités qualifiées, s’assure de la cohérence de nos actions avec les priorités de l’Etat.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est notre implication auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI). La Caisse des dépôts est devenue en décembre 2022 opérateur d’InvestEU (InvestEU implementing partner), programme d’investissement européen qui a remplacé le Plan Juncker. L’accord de garantie InvestEU signé permettra de débloquer jusqu’à 700 millions d’euros pour réaliser des investissements dans toute la France. Ces investissements seront fléchés, notamment vers la réhabilitation industrielle, le développement de data centers, le soutien au secteur du tourisme, et des priorités environnementales.
La Caisse des dépôts a désormais un bureau permanent à Bruxelles.
Risques : Quel est le poids de la Caisse des dépôts dans la gestion de l’épargne des Français ?
Eric Lombard : Selon les chiffres de la Banque de France, le patrimoine financier des ménages en France s’élevait en juin 2022 à 5726 milliards d’euros, répartis dans de multiples supports (assurance vie, actions cotées, organismes de placement collectif (OPC), livrets réglementés, dépôts à vue…) dont plus de 60 % sont des produits de taux. La Caisse des dépôts est un acteur de l’épargne réglementée, nous gérons un peu moins de 60 % des encours des livrets (Livret A, LDDS, LEP). Cela représente un peu moins de 6% soit 350 milliards d’euros de l’épargne financière des ménages français centralisée à la Caisse des dépôts.
Avec CNP Assurances, nous avons aussi au sein du groupe l’un des principaux acteurs de l’assurance vie.
Nous jouons un rôle majeur de transformation de ces fonds en investissements à long terme au bénéfice de l’économie et du pays. Par exemple, nous prêtons 200 milliards d’euros au logement social et aux collectivités, sous forme de prêts sur 80 ans pour le foncier, sur 60 ans pour les réseaux d’eau.Nous investissons aussi en actions et en produits obligataires pour financer l’Etat français et les entreprises.
Au total, nous avons 1300 milliards d’euros d’engagement dans l’économie, et 50 milliards de fonds propres dans l’établissement public.
Risques : Comment CNP Assurances s’intègre-t-elle dans la stratégie globale du groupe ?
Eric Lombard : Depuis avril 2023, l’entité CNP Assurances Holding, détenue à 100 % par La Banque Postale, regroupe CNP Assurances SA et les quatre filiales assurantielles de La Banque Postale (IARD, Santé, Prévoyance et Conseil). Cette opération fait suite à la création du grand pôle financier public, initié en 2018 avec le double rapprochement entre La Poste et la Caisse des dépôts d’une part, et La Banque Postale et CNP Assurances d’autre part. Aujourd’hui, cette dernière phase consiste à rapprocher les activités d’assurance de biens et de personnes de La Banque Postale et de CNP Assurances, pour constituer un modèle de bancassureur complet, intégré, en France et à l’international.
Risques : Nous avons vécu une remontée des taux d’intérêt plus forte que prévu, et en mars la faillite de la Silicon Valley Bank. Comment la Caisse des dépôts protège-t-elle les épargnants et contribuables français dans ce contexte troublé ?
Eric Lombard : Notre fonctionnement est basé sur la gestion actif-passif, aussi dénommée par son acronyme anglais ALM (Asset and Liability Management), qui a pour objectif le pilotage du couple risque/rendement. Nous sommes protégés de la remontée des taux de 0,5 à 3 % en un an. Le système est robuste, même si ce n’est pas une période facile pour les gestionnaires d’actifs. Pour preuve, nos excellents résultats 2022 : 4,2 milliards d’euros.
Risques : De nombreux pays étudient des projets de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), laquelle impliquerait notamment l’adoption par le grand public d’une nouvelle forme de monnaie numérique. Comment vous situez-vous par rapport à cette perspective ?
Eric Lombard : Notre activité de banque de dépôt est marginale, sauf en ce qui concerne la Banque postale. Etant spécialisée dans l’épargne et les marchés financiers, la Caisse des dépôts est moins concernée par l’impact des évolutions des modalités de paiement, que les banques classiques qui peuvent se sentir menacées par la fintech.
Notre rôle de recueil de l’épargne du public, des dépôts des notaires, ainsi que notre mission de transformation de ces fonds en investissements à long terme, sont complexes et durables.
Risques : La Caisse des dépôts vient de prendre le contrôle d’ Orpea avec des assureurs. Quel est l’objectif de ce sauvetage ?
Eric Lombard : Nous sommes un acteur du grand âge, et investissons 400 millions d’euros par an dans le développement des Ehpad. Avec La Poste, nous développons le service « Veiller sur mes parents » et nous soutenons le réseau associatif Arpavie qui accompagne au quotidien les personnes âgées.
Sans parler de certaines pratiques pouvant relever du pénal, les difficultés d’Orpea étaient prévisibles. Ce groupe a connu un développement très rapide avec un millier d’implantations dans le monde (dont 350 en France), financé par de la dette à taux variable. Lors de la procédure de sauvegarde, il est apparu que la Caisse des dépôts, accompagnée de CNP Assurances, Maif et MACSF, était la seule à pouvoir proposer un plan de sauvetage. Orpea a signé un accord en février, qui prévoit d’effacer 3,8 milliards d’euros de dettes du groupe sur un total de 9,7 milliards, en les convertissant en capital, et d’apporter 1,55 milliard d’euros d’argent frais.
Orpea, c’est aujourd’hui 270 000 résidents et 70 000 salariés. Nous allons augmenter le taux d’encadrement des personnes âgées, baisser le taux de marge et remettre l’objectif éthique beaucoup plus au centre du projet.
Risques : En matière d’investissement immobilier, quelle est la stratégie de la Caisse des dépôts ?
Eric Lombard : La situation immobilière est préoccupante. La construction neuve a connu un brutal coup d’arrêt mi-2022, sous l’effet de l’envolée des coûts de construction et des taux d’intérêt, qui bloque des acquéreurs dans leurs projets. La capacité d’achat des ménages a baissé, le nombre de prêts s’est effondré et les vendeurs tardent à ajuster leurs prix. La construction de logements sociaux a chuté de 40 % au premier trimestre 2023, ce qui pose un problème très sérieux d’accès au logement. L’immobilier de bureaux est également en crise, en partie parce que les entreprises ont besoin de 20 % de mètres carré de moins avec les organisations post Covid.
Face à la crise, la Caisse des dépôts assume son rôle contracyclique. Nous allons financer un plan à hauteur de 3,5 milliards d’euros pour acheter des programmes immobiliers à différents acteurs, donnant ainsi à ces derniers l’oxygène pour en construire d’autres. Nous avons notamment augmenté de 650 millions d’euros le capital de notre filiale CDC Habitat, chargée de la gestion du patrimoine immobilier, qui va acheter 15 000 logements dans les mois qui viennent. Ces logements concernent des programmes immobiliers en cours de construction. L’achat de ces programmes donnera aux promoteurs qui les ont engagés les moyens d’en lancer de nouveaux.
Risques : La transformation écologique pourrait impliquer de nouvelles réglementations pour la construction, dans les années qui viennent. Cette incertitude réglementaire contribue-t-elle à freiner le secteur ?
Eric Lombard : Pour moi, cet argument n’est qu’un prétexte. On sait déjà construire des bâtiments à zéro carbone, voire à énergie positive. Le logement social, qui regroupe 750 acteurs, a déjà fait sa révolution en matière écologique, plus vite que le privé.
Nous savons qu’il faut diviser par deux le rythme d’artificialisation des sols. Mais les maires, souvent réticents au rehaussement des bâtiments, continuent de construire sur les friches.
La construction en hauteur, en deuxième vie du bâtiment sur des fondations existantes, c’est possible. Les appartements peuvent être plus grands, plus sympas, coûter moins cher à chauffer. Un loyer un peu plus élevé est alors envisageable.
Risques : Quel avenir voyez-vous pour l’assurance vie ? Doit-elle se transformer ?
Eric Lombard : L’assurance vie est appréciée, même avec des taux d’intérêt faibles en ce moment. Les fonds en euros sont encore bien placés, même s’ils sont actuellement moins compétitifs. Les unités de compte restent utiles pour booster les rendements.
L’achat plus massif d’actions, ou la retraite par capitalisation, ne sont pas encore des options qui rencontrent beaucoup d’écho. Les Français sont attachés à l’assurance vie et au livret A. Dès lors, il faut tenir compte de cet attachement des épargnants.