Les conflits, quelle qu’en soit la forme, sont toujours sources de destruction de valeur et de pertes. C’est évident de la guerre qui vise à détruire le maximum de bâtiments, d’équipements et de personnes, en théorie militaires, en pratique civils et militaires comme l’illustre chaque jour le conflit ukrainien. Mais, c’est aussi clair pour les autres formes de conflits.
Les sanctions économiques, qui ont eu tendance à se multiplier depuis le milieu des années 2000, au point d’affecter aujourd’hui directement ou indirectement près de la moitié des Etats, opèrent essentiellement par le biais des dommages économiques et financiers qu’elles causent aux pays sanctionnés, comme aux pays sanctionnants. Le fait qu’elles soient de plus en plus financières accroit leur capacité à détruire de la valeur en obérant insidieusement tous les échanges économiques. En outre, leur inefficacité politique croissante (i.e. leur inefficacité à atteindre leurs objectifs politiques de respect des droits de l’homme, de changement de régime etc.), loin d’en dissuader l’usage, joue plutôt dans le sens de la prolongation de leur application dans le temps et de leurs effets économiques délétères. Certes, et la guerre en Ukraine nous en fournit amplement l’exemple, les conséquences économiques des sanctions peuvent être contournées, grâce au marché mondial qui offre de nombreuses opportunités de substitution, plus ou moins licites, au niveau tant des approvisionnements que des débouchés. Mais ceci n’atténue que partiellement les destructions de valeur induites par les sanctions.
Enfin, sans aller jusqu’aux sanctions économiques et financières, les conflits sont systématiquement sources d’obstacles aux échanges et donc d’opportunités ratées. Ajoutons que les conflits internationaux ne sont pas seuls destructeurs de valeur, les conflits intra-nationaux, comme les guerres civiles ou les conflits sociaux, sont aussi destructeurs de valeur, éventuellement sur vaste échelle.
On pourrait se demander en quoi cela concerne l’assurance. La guerre n’est-elle pas une clause d’exclusion majeure dans les contrats d’assurance ? Les assureurs n’ont-ils pas aussi la possibilité d’exclure les émeutes, quel qu’en soit le motif, de leur couverture ? Il est clair que l’exclusion des actes de destruction volontaire est importante dans la mesure où elle permet de contenir l’aléa moral intrinsèque à toutes les couvertures assurantielles, i.e. l’incitation à ne pas prévenir suffisamment les risques voire l’incitation à détruire sachant qu’on sera indemnisé. Mais elle est de loin insuffisante et la multiplication des conflits, tant sur le front international que sur le front interne, inquiète de plus en plus les assureurs. Regardons chacune de ces barrières d’un peu plus près. L’exclusion de la guerre n’a plus guère d’efficacité dans la mesure où les organisations internationales ont banni la guerre, ce qui veut dire non point que les conflits avec violence physique ont disparu, bien au contraire ils ont tendance à se multiplier, mais qu’ils ne prennent plus la forme de la guerre, aucun Etat ne voulant prendre la responsabilité de faire voter une déclaration de guerre, condition nécessaire à la qualification d’un conflit en guerre. On parlera donc d’opération de police, de réaction à une agression, d’opération militaire spéciale. En substance, nous sommes bien à chaque fois dans une situation de guerre, quant à la forme juridique ce ne sont cependant pas des guerres et les destructions qu’elles entraînent ne sont pas automatiquement exclues des contrats d’assurance. De facto, les assureurs couvrent donc aujourd’hui le risque de « guerre ».
Dans le cas des émeutes, dont les frontières par rapport à des formes plus bénignes de violences ne sont pas aussi clairement délimitées que dans le cas de la guerre, ce sont finalement les juges du contrat qui en dessinent les limites. Les zones grises y sont importantes et le juge est enclin à décider moins en droit, qui reste assez ambigu par rapport aux zones grises, qu’en équité, qui permet d’appliquer des raisonnements par similitude, voire en fonction de l’existence d’une « poche profonde », dont on sait qu’elle a les moyens d’indemniser les cas ambigus. C’est ainsi que le champ de couverture des conflits a eu tendance à s’étendre de proche en proche, au cours des dernières décennies. Et l’assurance de responsabilité constitue le meilleur vecteur de cette extension. Ceci permet aujourd’hui d’indemniser les conséquences économiques et financières de conflits non-militaires qui auraient été laissés à la charge des assurés il y a un quart de siècle… et contribue à une montée des primes plus rapide que celle des prix ou des salaires. Un exemple typique est celui du risque cyber. De nombreuses attaques informatiques ont été indemnisées alors qu’elles s’inscrivaient assez clairement dans le cadre d’émeutes ou d’actes individuels se rapprochant d’actes de guerre civile (destruction de magasins avec menace sur les personnes, attentats en Corse, etc.) ou dans le cadre de conflits inter-étatiques, voire en marge de conflits militaires (attaques cyber de la Russie, de l’Iran ou de la Chine sur des objectifs « occidentaux »).
Nous ne pouvons donc plus considérer que les conflits se situent à la périphérie des risques couverts par les contrats d’assurance. Ils sont même aujourd’hui au cœur des risques extrêmes couverts par ces contrats, que les assureurs et les réassureurs le veuillent ou non. Le présent dossier « Assurance et conflits » essaie d’en tirer les conséquences pour l’assurance. Tout d’abord le contexte géopolitique devient un déterminant majeur de l’univers des risques en assurance et réassurance. Ensuite, il faut considérer cette situation non seulement comme une menace mais aussi comme une opportunité. Enfin, certaines branches plus exposées que d’autres méritent une attention plus particulière, comme l’ont amplement illustré les événements récents.
Jean-Philippe Duranthon dresse un tableau très peu irénique du contexte géopolitique actuel. Il souligne l’importance du retour des conflits au cœur de nos préoccupations politiques internationales, quand ces conflits semblaient avoir été remplacés par le jeu des négociations commerciales et financières internationales. Le « doux commerce » n’a pas eu les effets apaisants qu’on attendait de lui. Le nouvel ordre économique mondial laisse la place à une fragmentation économique, militaire, politique voire religieuse du monde. La violence s’invite dans les conférences internationales et les sanctions ne sont plus que la guerre continuée par d’autres moyens dans un monde en voie de polarisation. C’est en s’inscrivant délibérément dans ce nouveau contexte que l’auteur invite les assureurs à dessiner leurs stratégies.
En contrepoint des propos de Jean-Philippe Duranthon, Guy-Antoine de La Rochefoucauld invite à prendre un peu de recul pour mieux apprécier la situation actuelle des assureurs à l’aune des trois siècles d’expérience des Lloyd’s. Cela l’incite à être optimiste, pour autant que les assureurs acceptent d’être aussi souples et flexibles que l’a été le « marché des Lloyd’s ». Cette souplesse et cette flexibilité, qui ont permis aux Lloyd’s de s’adapter aux mutations de l’univers des risques au cours de cette longue période, sont la clé de la réussite de l’assurance car elles permettent de transformer les menaces en opportunités et les contraintes en ouvertures, dans une perspective où l’assurance gagne peu à peu sur la sous-assurance.
Xavier Durand recentre le débat en montrant fort opportunément que l’assurance, loin de fuir les risques de conflit, s’y est systématiquement confrontée depuis l’origine et qu’elle a tout autant été remodelée par ces conflits qu’elle les a redessinés. Dès le Moyen-Âge, l’asseurement a permis de mettre en place un mécanisme de protection contractuelle des individus contre des violences potentielles. L’assurance a été la première industrie à mettre en place des mécanismes de règlement amiable de conflits personnels apparemment insolubles. Enfin c’est la nécessité de protéger le transport contre les actes de piraterie qui est à l’origine des premières sociétés d’assurance.
Thibault de Woillemont insiste sur la dimension systémique du risque de conflit et de guerre. Comme l’ont montré les événements récents, notamment la guerre en Ukraine, les guerres sont aujourd’hui proches de constituer un perfect storm, c’est-à-dire le risque extrême absolu dans la mesure où elles n’affectent pas que les pays belligérants mais l’ensemble de la population mondiale dans presque toutes ses dimensions, déclenchant par là-même l’écheveau complexe, parfois inextricable, des assurances en responsabilité. Tous n’en meurent pas, mais tous sont affectés par le conflit armé et/ou par ses conséquences sur les économies des belligérants et leurs relations internationales, le tout amplifié et démultiplié par le jeu des sanctions. Du point de vue de l’assurance-crédit, les conflits qui dégénèrent se constituent des risques systémiques parfaits.
Pour Frédéric Denèfle, la multiplication des initiatives étatiques en vue de constituer des zones de sécurité, de contrôler les routes maritimes ou de s’approprier des portions de territoires marins en vue d’exploiter leurs ressources, ne peuvent que conduire à de nouveaux affrontements en mer. La guerre en Ukraine et ses conséquences sur le trafic maritime en Mer noire ont remis en lumière le poids et les enjeux du risque de guerre dans le cadre de l’assurance maritime. Ils vont pousser les assureurs maritimes à revoir leur analyse du risque ainsi que les outils permettant de piloter leurs engagements, avec en toile de fond un retour des tensions maritimes entre Etats, sur tous les plans.
Christophe Graber insiste sur le fait que l’assurance transport fait exception au principe d’exclusion des actes de guerre, la pratique consistant à offrir des garanties ad hoc pour couvrir les navires et aéronefs qui se trouveraient de manière imprévue dans une zone de conflit. Ce ne peut évidemment pas être le cas des immeubles et usines, qui sont des établissements fixes, tandis que, pour les personnes, les problèmes sont plus complexes et les solutions moins univoques. Dans le cas spécifique de la guerre en Ukraine, les sanctions occidentales (interdictions de survol, d’échanges commerciaux, de flux financiers et de couvertures d’assurance) et les contre-sanctions russes (confiscation des avions, etc.) ont massivement accru le coût de la guerre pour les assureurs aviation.