Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Gilles Bénéplanc, Pierre Bollon, Arnaud Chneiweiss, Emilie Netter, Ecaterina Nisipasu, Philippe Trainar et Daniel Zajdenweber.
Risques : Quel regard les assureurs portent-ils sur les risques auxquels la société française est aujourd’hui exposée ?
Florence Lustman : Nous constatons une augmentation du niveau général des risques, du fait de leur diversification et de leur intensification. En tant qu’assureurs notre métier est de gérer les risques, c’est-à-dire les cartographier, les prévoir pour les prévenir, et in fine les indemniser quand ils surviennent. Nous réalisons chaque année, avec des dirigeants du secteur de l’assurance et des spécialistes des risques, un exercice de cartographie pour obtenir une vision prospective des risques à un horizon 5 ans. Parmi l’ensemble des risques étudiés, nous retrouvons cette année en tête du classement les cyberattaques, le dérèglement climatique et l’environnement économique dégradé. Viennent ensuite en quatrième et cinquième positions le risque de pénurie de matières premières dont l’énergie et le risque politique mondial. Cet exercice est clé pour nous parce que notre ambition est d’être aux avant-postes de toutes les évolutions qui auront un retentissement sur nos sociétés, et donc sur notre activité.
Les grandes organisations internationales telles que la Banque mondiale, l’Organisation des Nations unies ou le Fonds monétaire international ont d’ailleurs bien saisi le rôle déterminant des assureurs pour aider les sociétés à gérer cette montée générale du niveau des risques, comme l’attestent leurs publications récentes sur le sujet.
Risques : Qu’entendez-vous plus précisément sur la prise de conscience des organisations internationales quant au rôle de l’assurance ?
Florence Lustman : Prenons l’exemple emblématique du dérèglement climatique. Les grandes organisations internationales réfléchissent aux conséquences planétaires du réchauffement telles que la montée des eaux ou l’intensification des sécheresses avec de probables mouvements de population rendus nécessaires par ces évolutions. Il est intéressant que leurs travaux les amènent à préconiser des solutions de type assurantiel.
Effectivement, les assureurs agissent sur les effets du dérèglement climatique via deux dimensions qui se traduisent au passif et à l’actif du bilan. Côté passif, nous sommes présents aux côtés des sinistrés lors de la survenue d’événements climatiques pour indemniser et réparer mais aussi en amont pour diffuser des messages de prévention. Côté actif du bilan, nous sommes des acteurs indispensables du financement de la transition écologique et énergétique.
Ainsi les organisations internationales telles que l’ONU ont bien conscience de l’intérêt des solutions assurantielles, que ce soit pour couvrir les risques grâce à la mutualisation ou pour la capacité d’intervention très concrète des assureurs à travers notamment la prévention, l’acculturation au risque des populations et la réparation durable. Le tout en coordination avec la puissance publique sur certains formats de type partenariat public-privé compte tenu de l’ampleur des risques à gérer.
A l’échelle nationale nous sommes mobilisés pour participer à l’évolution du régime des catastrophes naturelles, un dispositif public-privé unique au monde de couverture des risques climatiques depuis 1982.
Risques : Pouvez-vous dire un mot sur les autres défis mis en avant par la cartographie des risques de France Assureurs ?
Florence Lustman : Tout d’abord le risque cyber qui occupe la première place de notre cartographie depuis six ans. C’est un risque qui préexistait, mais dont la forme et l’intensité ne cessent d’évoluer et qui, par sa nature même, comporte un caractère systémique. Il s’agit d’un risque majeur pour notre société. Au début du conflit russo-ukrainien, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) alertait sur le renforcement de la menace cyber. Si nous n’avons pas constaté d’attaques cyber majeures à l’occasion de ce conflit, cela ne veut pas dire qu’elles soient devenues moins probables. Aujourd’hui, le risque cyber est complètement protéiforme et se transforme en permanence. Même si la majorité des attaques repose sur l’utilisation de rançongiciels, via de l’hameçonnage à grande échelle, on dénombre également de l’espionnage cyber et des attaques politiques qu’il est difficile d’analyser. C’est une des raisons pour lesquelles France Assureurs soutient la création d’un Observatoire du risque cyber.
Risques : Comment se positionne le marché sur l’assurance cyber ?
Florence Lustman : En 2021 le marché du cyber représentait 219 millions d’euros de cotisations, chiffre à mettre en perspective avec les 8 milliards d’euros de cotisations en assurance de professionnels/entreprises.
Les assureurs sont prêts à jouer leur rôle dans la couverture du risque cyber mais cela suppose que les entreprises soient suffisamment préparées face à ce risque. Or aujourd’hui, notamment dans les TPE et les PME, le degré de préparation et de protection est trop faible pour permettre le développement d’une assurance de masse. Pour faire un parallèle, le niveau de préparation des entreprises équivaudrait en assurance vol à laisser nos habitations portes et fenêtres ouvertes. L’enjeu majeur est donc celui de la prévention. C’est la raison pour laquelle France Assureurs a signé un partenariat avec la Gendarmerie nationale et avec les agents généraux d’assurance, qui mobilise 19 000 personnes sur tout le territoire pour aller au contact des TPE et des PME, leur prodiguer des conseils, les former à ce risque, leur expliquer qu’il faut organiser la sauvegarde de ses données, se doter de pare-feu ou encore utiliser des systèmes de double authentification.
Ce risque est aussi potentiellement un risque systémique – nous avons tous en tête des scénarios catastrophe où le pays pourrait être bloqué durablement. La solution réside alors dans un partenariat public-privé de type cat. nat., ce type de situation ne pouvant être couvert par la seule (ré)assurance privée.
Risques : La rubrique « Analyses et défis » de ce numéro aborde le thème de l’assurance face aux chocs macroéconomiques. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?
Florence Lustman : L’assurance est en prise directe avec tous les secteurs économiques. Elle est donc sensible aux chocs macroéconomiques, quand bien même son fonctionnement est par nature contracyclique. Cela étant le secteur est robuste, en témoignent les niveaux de solvabilité actuels avec des ratios de solvabilité de 241 % en assurance vie et de 269 % en non-vie à fin 2021. Ces ratios sont bien supérieurs à l’objectif de 100 % du capital de solvabilité requis (SCR) que les travaux de conception de Solvabilité II avaient fixé.
Mais il est évident que le retour de l’inflation change radicalement la donne en assurance non-vie. Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, l’a d’ailleurs reconnu dans la conférence de presse que nous avons tenue conjointement en septembre dernier puisque l’inflation se répercute directement sur le coût de la réparation en auto, en habitation, ou en risque industriel.
Risques : Le FMI vient de publier un rapport sur la fragmentation du monde. Une partie de la rentabilité des assureurs a été liée à leur capacité à se développer sur des marchés externes. Certains sont-ils frappés par ce risque de démondialisation, de fragmentation du monde, qui a eu tendance à s’accélérer l’année dernière ?
Florence Lustman : Je l’exprimerais autrement. Les assureurs sont, par les mécanismes de réassurance en particulier, reliés à l’assurance mondiale. La mutualisation mondiale des risques que réalisent les assureurs, les réassureurs et les rétrocessionnaires, rend le marché plus résilient, et protège in fine l’assuré.
Risques : La fragmentation éventuelle peut-elle perturber le mécanisme de mutualisation ?
Florence Lustman : En tout état de cause elle l’influence. Nous évoluons dans un monde assez paradoxal : les risques augmentent mais les capacités de couverture des risques ont plutôt tendance à se restreindre. Cela peut varier en fonction des marchés, des réglementations, mais au global la configuration est celle-ci. Et c’est une préoccupation partagée par tous mes homologues en Europe et en Amérique du Nord. La conclusion que j’en tire est que nous devons accélérer en matière de prévention. C’est le moyen le plus efficace de repousser les limites de l’assurabilité car le meilleur sinistre c’est encore celui qui ne survient pas parce qu’on a su l’éviter par la prévention. Et cela va de pair avec les réflexions plus générales sur les partenariats publics-privés en matière de gestion des risques car il s’agit d’un effort collectif à mener.
Risques : Dans ce contexte, que penser de la révision de Solvabilité II ?
Florence Lustman : Différentes propositions ont été mises sur la table, dont une de l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (EIOPA) qui aurait abouti à augmenter encore les niveaux d’exigence de solvabilité. Là, il faut revenir à la genèse du projet. Le passage de Solvabilité I à Solvabilité II avait déjà rehaussé très significativement les exigences prudentielles mais avec un objectif de couverture du SCR à 100 %. Or compte tenu des exigences des superviseurs et de la volatilité du ratio, le taux de couverture du SCR oscille plutôt désormais aux alentours de 200 %, très au-delà de l’objectif initial.
L’enjeu majeur pour l’Europe c’est de lutter contre le réchauffement climatique en adaptant notre modèle productif et économique aux nouvelles conditions climatiques. Pour ce faire, il faut financer des investissements colossaux pour lesquels les assureurs sont incontournables, ce qui nécessite la libération de capital. Selon la Commission européenne, sa proposition pour la révision de Solvabilité II dégagerait 90 milliards d’euros de fonds propres. A l’échelle de l’ensemble du marché européen, cette libération de capital est très faible, d’autant qu’il s’agit d’un relâchement temporaire : elle estime en effet qu’à moyen terme les exigences de capital conduiront à un niveau proche de celui d’aujourd’hui, en fonction des conditions de marché.
Risques : En parlant d’environnement réglementaire européen, les assureurs français craignent-ils une concurrence du marché de Londres qui, lui, voit ses règles s’assouplir ?
Florence Lustman : Au moment du Brexit nous avions indiqué que l’un des enjeux était de maintenir un level playing field par rapport aux assureurs britanniques et de fait nous suivons avec attention les récents développements sur le sujet. Dans les dossiers bruxellois d’aujourd’hui, ce qui nous préoccupe le plus c’est la retail investment strategy (RIS) avec la menace d’un « ban on inducements » qui bouleverserait notre système de distribution de l’assurance vie, mettant en danger l’équilibre actuel du marché français mais également des marchés allemand et italien. Pourtant, notre marché fonctionne bien. Aujourd’hui nous proposons des produits et du conseil associé à tous les profils d’épargnants, et ce, quel que soit le montant que les assurés sont prêts à investir. Des études menées par la Commission européenne montrent qu’aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, pays ayant banni les commissions, quand un prospect veut souscrire un contrat d’assurance vie, sauf à investir un montant très important (+ de 100 000 € ), il ne bénéficie d’aucun conseil mais est renvoyé vers un site Internet. Je ne vois d’ailleurs pas comment ce modèle pourrait être étendu à la France, qui a fait le choix de la protection maximale de l’assuré avec le devoir de conseil pour tous dans la transposition de la directive distribution de l’assurance (DDA). N’oublions pas que les conditions de marché, les produits, les réglementations diffèrent d’un pays à l’autre. L’assurance vie est le produit d’épargne préféré des Français. Il répond à leurs besoins de sécurité et de liquidité. Et la sécurité c’est aussi l’adéquation du produit aux besoins de l’épargnant, ce que permet le conseil.
Sur le marché français nous sommes également confrontés à la proposition de loi Husson-Montgolfier avec une disposition sur la portabilité fiscale de l’assurance vie d’une compagnie à l’autre. Cela signifierait qu’un assuré pourrait racheter son épargne à tout instant et resouscrire un autre contrat ailleurs en conservant son antériorité fiscale. En termes de gestion actif-passif, la duration moyenne du passif de douze ans aujourd’hui baisserait significativement. Cela entraînerait une baisse du rendement des contrats et la contraction du financement de l’économie à long terme.
Risques : On parle depuis longtemps de l’assurance dépendance. Où en sommes-nous ? Les besoins qui s’accroissent sans cesse peuvent-ils être couverts dans un horizon proche ?
Florence Lustman : Le vieillissement de la population et ses conséquences en matière de retraite et de protection sociale au sens large constituent un véritable défi pour nos modèles de société. Ce sont des sujets majeurs, dont on voit bien à quel point ils touchent nos concitoyens et sur lesquels il nous faut anticiper.
Sur la dépendance il y a une urgence à proposer des solutions et si possible proposer un chemin. Ainsi avec la Mutualité française (FNMF), nous avons coconstruit une proposition de prise en charge de la dépendance, solidaire, accessible à tous et à moindre coût. Nous considérons que si nous mutualisons suffisamment ce risque, par exemple en l’incorporant dans une nouvelle complémentaire santé responsable, cela le rend assurable par la seule assurance privée. En outre, notre projet qui couvre les GIR 1 et 2, c’est-à-dire une dépendance lourde, ne mobilise pas d’argent public et apporte une vraie réponse à un problème de société.
Risques : Vous avez dit que le marché français était l’un des plus compétitifs d’Europe, voire du monde. Comment va-t-il évoluer ? Y a-t-il de nouveaux entrants, éventuellement ne venant pas du monde de l’assurance ?
Florence Lustman : La compétitivité du marché français de l’assurance repose sur la diversité de ses acteurs, et notamment sur leur positionnement commercial, leurs modes d’interaction avec les assurés ou encore leurs modèles de gestion des risques. Plus d’une centaine d’assureurs sont présents sur le marché auto, plus d’une centaine en santé. Il y a bien entendu de nouveaux entrants mais il y a de la place pour tout le monde, avec des produits diversifiés pour le consommateur. Le consommateur a le choix, il arbitre, et finalement tout le monde coexiste, et c’est bien ainsi.