Entretien réalisé par François-Xavier Albouy, Pierre Bollon, Bertrand Labilloy, Sandrine Lemery, Mathilde Viennot et Daniel Zajdenweber.
Risques : A l’occasion de la parution de votre dernier ouvrage, La grande rupture1, nous aimerions vous interroger sur la place du risque et le rôle de l’assurance d’un point de vue économique, et faire un tour d’horizon sur la protection sociale. Mais tout d’abord, vous êtes depuis vingt-cinq ans directeur de la rédaction de la revue Risques. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
Jean-Hervé Lorenzi : Permettez-moi tout d’abord d’inscrire cette interview dans la démarche du comité éditorial de la revue Risques, menée depuis de nombreuses années. Nous avons toujours souhaité marquer les moments importants. C’est ainsi que nous avons réalisé un numéro spécial pour les vingt ans. Nous sommes aujourd’hui au trentième anniversaire de la revue Risques et notre ambition est de continuer à inscrire nos réflexions dans les transformations qu’ont connues les différents métiers de l’assurance et de la gestion des risques.
La volonté de Denis Kessler et de François-Xavier Albouy, lorsqu’ils ont créé cette revue, était de faire une genèse des connaissances que l’on pouvait avoir sur le risque et sa gestion, en partant de Bernoulli, voire d’Hammurabi2… C’est cette ambition qui a donné à la revue sa notoriété. Vient quelques années plus tard, une seconde étape. Denis Kessler et François Bourguignon décident de montrer à quel point le risque est au cœur du fonctionnement de nos sociétés. C’est l’époque où se développe une série de réflexions nouvelles, dont deux ont joué un rôle particulièrement important. Il y a d’abord eu cette avancée, ou ce concept, de La société du risque d’Ulrich Beck (1986), qui se fonde sur l’idée que le risque est le produit des excès de notre société : risques technologiques, risque environnemental… Quinze ans après, tout ceci apparaît comme une évidence. Ulrich Beck va devenir le porteur d’une approche largement majoritaire. Une deuxième piste, brillamment mise en avant par Dominique Strauss-Kahn, met en lumière la fin d’un monde politique européen, fondé sur deux partis : la démocratie chrétienne et la social-démocratie. La seule différence entre les uns et les autres porte sur la répartition des richesses. Et c’est là où le risque est à l’origine d’une véritable rupture, l’apparition de ce qu’on a appelé La troisième voie de Tony Blair (2002). Elle met en lumière une confrontation entre le risque et la rente, entre l’innovation et la protection de l’individu. Le combat politique doit désormais être celui contre la rente. C’est d’ailleurs le même message que l’on retrouvera dans l’interview d’Emmanuel Macron, que nous avions réalisée alors qu’il était ministre de l’Economie3. Il faut donc développer la protection de l’individu, que les socio-démocrates ont toujours défendue, mais d’une manière nouvelle, qui définit en fait une nouvelle conception de la protection sociale. On protège l’individu tout au long de sa vie, tout en acceptant qu’il y ait une prise de risque plus forte de sa part. C’est précisément ce qu’on va retrouver dans l’approche danoise, la « flexisécurité ». On va désormais protéger l’individu et non pas son emploi. Son emploi va changer, les individus prendront des risques mais on les protégera contre les accidents de la vie. Cette deuxième phase va se prolonger jusqu’à la crise des subprimes. On va alors se concentrer sur le risque financier et les conséquences dramatiques qu’il pourra avoir sur les équilibres eux-mêmes de nos sociétés. Cette troisième phase précède alors une nouvelle étape dans notre réflexion, qui est évidemment très largement influencée par le risque sanitaire et ses conséquences sociales, politiques et économiques.
Risques : Comment définiriez-vous cette nouvelle étape ?
Jean-Hervé Lorenzi : Je constate que nous sommes entrés dans un monde d’incertitudes totales. Incertitude géostratégique, incertitude sanitaire, incertitude environnementale, incertitude sur la croissance. Lors des dernières Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, Christine Lagarde, dans une brillante intervention, a souligné que le problème fondamental résidait désormais dans l’accélération du rythme des crises. Le risque devient majeur sur tous les sujets évoqués : risques sociaux, risques géostratégiques, risques sanitaires, risques sur la croissance mondiale. Le risque devient donc l’élément de lecture clé de l’avenir de nos sociétés, plus qu’il ne l’était dans les périodes précédentes. Qui peut dire ce qui va se passer dans deux ans, trois ans ou cinq ans ? Personne n’en a la moindre idée. Dans ses derniers numéros, Risques a essayé de suivre et d’étudier tous les risques potentiels, aujourd’hui encore largement inconnus. Ne nous trompons pas, nous serons soumis à de multiples chocs et la réponse à ces chocs sera largement liée à l’assurance. Prenons l’exemple des pandémies. L’assurance va jouer un rôle déterminant dans les années qui viennent, parce qu’elle est le seul acteur qui puisse prendre en charge les risques d’exploitation liés à des chocs imprévus. Mais même là, les changements seront fondamentaux. Il y a toujours eu deux formes de mutualisation du risque : une portée par les individus, et une autre, totalement collective, que seule la société peut prendre en charge. Mais demain cette seconde mutualisation jouera vraisemblablement un rôle beaucoup plus important que dans le passé.
Risques : Comment envisagez-vous l’évolution de la revue ? Quelle sera la quatrième étape ?
Jean-Hervé Lorenzi : Risques souhaite modifier son approche. Transversaliser les risques, totalement associés aux territoires et aux populations concernées, et surtout, aux politiques de la collectivité. Si on prend les quatre grands risques, on va les retrouver, présents sous d’autres formes, dans l’approche qui structure nos sociétés. Il y a d’abord ce risque de conflit intergénérationnel – jamais évoqué en tant que tel. Personne ne s’est jamais demandé s’il y avait un risque qu’un jeune ne puisse jamais trouver sa place dans la société. Et pourtant nous sommes déjà plongés dans cette perspective, celle d’une société qui, au-delà de l’incertitude, va devoir envisager des angles d’attaque nouveaux. Ce sera nouveau, intergénérationnel : la dépendance, la retraite, l’exclusion sous toutes ses formes de la jeunesse. Quelles solutions devront être envisagées, en s’appuyant sur l’assurance et la réassurance, privée et publique ?
Le deuxième risque, nouveau, c’est à l’évidence celui du risque d’entreprise, au sens de choc, tel que la pandémie. Il y a toujours eu des risques de perte d’exploitation, mais c’est l’extension de la perte d’exploitation qui est importante. Les pertes d’exploitation peuvent être analysées par tous les acteurs de l’assurance, que ce soient les courtiers, les agents d’assurance, les personnels des sociétés et mutuelles d’assurance… Ce sont eux qui connaissent extrêmement bien, mieux que quiconque, la perte d’exploitation des petites entreprises locales. En revanche, les assureurs ne pourront pas, dans certains cas, prendre en charge les conséquences d’un choc majeur qui devront être transférées à la réassurance publique.
Le troisième risque, qui paraît essentiel, est le risque technologique. Les innovations sont porteuses de progrès, mais pas exclusivement. Quand on remplace des petits commerçants par des salariés d’Amazon, il ne s’agit pas d’un progrès pour l’humanité. Les manipulations génétiques posent des problèmes scientifiques absolument majeurs, qui doivent être analysés à travers le prisme du couple éthique-assurance. L’assurance a toujours joué un rôle de gardien de la paix des évolutions de nos sociétés, la limite de l’assurabilité ne devant pas être un frein absolu à toute innovation.
Le dernier risque est celui de l’exclusion sociale, liée à l’explosion des inégalités dans nos sociétés. Mais là, on entre dans un terrain à la fois incertain et inconnu. Nos sociétés ne peuvent pas continuer à avoir ce double impact, qui rend aujourd’hui probables les risques majeurs. Les divergences de revenu et surtout de patrimoine rendent à un moment le dispositif ingérable.
Risques : Patrick Artus affirme que l’intervention des banques centrales a permis de ne pas creuser les inégalités de revenus, mais a fait exploser les inégalités de patrimoine. Qu’en pensez-vous ?
Jean-Hervé Lorenzi : Effectivement, le vrai sujet ce sont les inégalités de patrimoine et non les inégalités de revenu. En France, l’épargne financière est à 60 % entre les mains des plus de soixante ans. Les retraités, à 75 %, sont propriétaires de leur logement, ce qui n’est pas négligeable. Lorsque les banques centrales fournissent des quantités très importantes de liquidité, elles permettent aux détenteurs de patrimoine d’accroître leurs investissements sur les marchés, qui de ce fait se valorisent. C’est ainsi qu’on entre dans un cercle vicieux d’augmentation des inégalités entre ceux qui détiennent un patrimoine et les autres.
Risques : Comment peut-on canaliser les surplus d’épargne vers l’investissement productif ?
Jean-Hervé Lorenzi : C’est là tout le problème de la croissance à venir. On l’a vu, ce sont les seniors qui détiennent l’essentiel de l’épargne et du patrimoine. Il est clair que si l’on propose à des retraités d’investir dans des opérations risquées et à termes assez lointains, ils seront très réticents. C’est la raison pour laquelle il faudra, pour utiliser l’épargne disponible, fournir des garanties publiques dans lesquelles la collectivité s’engage à protéger et à rentabiliser ces investissements.
Risques : Ces propos nous conduisent à évoquer votre dernier ouvrage – La grande rupture – et le rôle de l’assurance. Vous faites le parallèle entre le rôle des banques centrales au cœur du financement de l’économie et son pendant, du côté des grands risques auxquels est exposée la nation. Dans ce livre, vous dites qu’il y a un problème de réglage macroéconomique, qui n’est pas simplement une question de répartition des revenus entre salariés et actionnaires, mais également entre dépenses sociales et dépenses privées, entre profits et salaires. Quel pourrait être le rôle de l’assurance (privée ou publique) dans ce réglage macroéconomique ?
Jean-Hervé Lorenzi : Peut-être juste un mot sur les trois principes sur lesquels, avec Alain Villemeur mon co-auteur, nous nous sommes appuyés pour bâtir une démarche qui conduit à définir six répartitions clés. Ces six répartitions, celles entre les salaires et les profits, celles entre les générations, celles entre les investissements de rationalisation et d’expansion… sont les conditions nécessaires et suffisantes pour rétablir une croissance forte et inclusive.
- Le premier principe est celui de la nécessité de la croissance qui pousse à la prise de risque. C’est là où l’on retrouve le rôle premier de l’assurance.
- Le deuxième principe est celui de la demande effective, une reprise de Keynes qui est fondamentale et parfois oubliée dans une période où ce sont les politiques de l’offre qui priment, sous le vocable simplifié de compétitivité.
- Le troisième principe est celui des rendements croissants, liés aux innovations. Là aussi il y a une vulgate de ce principe, traduite par l’utilisation abusive de la destruction créatrice de Schumpeter. Pour nous, les équilibres macroéconomiques dépendent fondamentalement de la répartition entre innovations créatrices ou destructrices d’emplois. Dans notre ouvrage, nous chiffrons la part maximale des entreprises dites de rationalisation, par nature destructrices d’emplois, à 40 % de l’investissement dédié aux innovations.
Risques : En quoi l’assurance est-elle au cœur de cette nouvelle croissance ?
Jean-Hervé Lorenzi : En fait elle est sur tous les sujets que nous avons évoqués. Tout d’abord, sur la production de la demande. Revenons au mode de développement fordiste, celui que nous avons connu pendant un demi-siècle. Il se fonde sur l’idée que nous pouvons tous connaître des accidents de la vie, être au chômage, être malades, et pourtant, tout au long de la vie on assure à toutes et à tous un revenu décent, qui consolide la demande. On peut rappeler que la demande effective est consolidée par des mécanismes de protection sociale. Peut-être sont-ils à modifier, dans cet environnement nouveau, mais ils sont là.
L’assurance protège également le risque d’innovation. Elle peut protéger du risque d’innovation comme on l’a vu, mais sous des formes nouvelles d’association entre la mutualisation privée et la mutualisation collective.
L’assurance enfin, est évidemment au cœur de l’équilibre de nos sociétés dans toute l’évolution démographique ; le vieillissement crée de nouveaux risques. On pense évidemment à l’explosion des formes multiples de dépendance et de leur prise en charge qui pose de terribles problèmes à la quatrième génération.
Dans l’avenir, l’assurance va donc avoir à inventer des formes d’association de socialisation, des groupes de mutualisation nouveaux. Paradoxalement, on a parfois l’impression que la technologie permet d’assurer chaque individu pris isolément, ce qui conduirait à une démutualisation. Je pense au contraire que l’assurance est un rempart contre l’individualisation de nos sociétés. Elle va être le lien entre les générations, entre les dépendants et les aidants, entre les actifs et les seniors, entre les retraités et les jeunes. C’est une perspective nouvelle, où toutes les formes de solidarité prendront des formes inédites évidemment. Ceci est rendu nécessaire par la situation sanitaire actuelle et les incertitudes qu’elle crée.
L’assurance y joue un rôle majeur, au cœur de toutes les innovations, en matière de santé, de retraite, de formation, de transferts entre générations. Mais elle va aussi stimuler une redéfinition de la finance, évidemment dans l’investissement social, responsable et inclusif.
Notes
- Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur, La grande rupture : Réconcilier Keynes et Schumpeter, éditions Odile Jacob, 2021.
- Voir Risques, n° 81-82, numéro spécial 20 ans, mars-juin 2010.
- Voir Risques, n° 105, mars 2016.