Après avoir été un impératif relativement creux pendant de nombreuses années, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) a récemment enregistré des progrès spectaculaires. Ces progrès résultent du jeu d’au moins trois facteurs principaux.
Tout d’abord, et c’est probablement le facteur le plus important, les entreprises sont de plus en plus soucieuses de la RSE et de leur contribution à la RSE. Elles perçoivent de plus en plus la RSE soit comme « une ardente obligation », soit même comme un impératif catégorique. Cette évolution résulte tout à la fois d’une prise de conscience interne de leur responsabilité en tant qu’entreprise, des risques judiciaires futurs liés à leurs comportements présents, et de la montée de jeunes générations aux comportements sociaux plus fluides et aux convictions plus affirmées en matière sociale et environnementale. Naturellement, cette prise de conscience comporte le risque d’effets de mode, qui sont moins dangereux au niveau du constat climatique, lequel repose sur des bases scientifiques solides, qu’au niveau du choix des solutions de transition.
Ensuite, et c’est là un facteur non négligeable, les entreprises perçoivent de plus en plus le risque d’actions concertées de leurs clients, en réaction à des campagnes agressives et ciblées sur les réseaux sociaux. Ces campagnes sont d’autant plus dangereuses qu’elles donnent de plus en plus souvent lieu à « boycott » ou « quasi-boycott » et qu’elles sont aussi de plus en plus souvent relayées par l’appareil judiciaire qui, sans avoir réellement abouti à des condamnations exemplaires, n’en sont pas moins extrêmement coûteuses pour les entreprises en termes de temps perdu et de coût réputationnel. Naturellement, on pourrait s’interroger sur les risques intrinsèques et donc sur le caractère légal des menaces d’action concertée que véhiculent régulièrement les réseaux sociaux mais il ne semble pas que la légitimité de ces menaces soit destinée à être remise en cause à court terme.
Enfin, les entreprises se voient imposées des obligations légales en matière de responsabilité sociétale et environnementale. Ces obligations vont aujourd’hui beaucoup plus loin que celle du « reporting ». De façon symptomatique, la loi Pacte crée une obligation générale de « prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux » ou de leur « raison d’être » par les entreprises. Les contours de cette obligation, qui traduit plutôt « une préoccupation générale dont on a conscience et non un but précis que l’on se donne ou que l’on doit atteindre », sont extrêmement flous. Mais, l’obligation elle-même crée une responsabilité d’autant plus dangereuse pour les entreprises que ses contours sont indéterminés, qu’elle ne s’enracine dans aucune jurisprudence connue. La volonté de l’État d’agir sans imposer de prescriptions précises lui permet de détourner les mécontentements, des mouvements écologistes ou corporatistes, vers les entreprises. Mais, on peut s’interroger sur l’efficacité de cette méthode dont les limites sont évidentes s’agissant d’un problème d’internalisation d’externalités économiques, dont nous savons pertinemment que le marché est incapable de le traiter et qui relève des fonctions traditionnelles de l’État, dans le cadre notamment de la mise en place de « taxes pigouviennes » permettant d’internaliser les coûts sociaux externes des comportements concernés.
Les progrès actuels de la RSE constituent une évolution extrêmement positive pour la transition écologique et pour la pérennité de notre modèle social. Pour autant, il ne faut pas se voiler la face : le défi climatique ne pourra pas être sérieusement relevé tant que l’État, ou plutôt les États, continueront à « jouer au chat et à la souris » avec les entreprises et n’auront pas assumé pleinement ce qui relève de leur responsabilité exclusive, notamment celle d’imposer au marché un coût pour l’émission de carbone, coût représentatif du coût social de ces émissions pour la collectivité. L’imposition de ce coût est nécessaire pour clarifier, et quantifier, les responsabilités des entreprises et leur permettre de décider rationnellement des investissements à la transition écologique, en évitant les effets de mode et en maîtrisant les effets réputationnels de leurs décisions.
Les textes et articles réunis dans le présent dossier font le point sur l’état d’avancement de la RSE dans l’entreprise et dans la (ré)assurance en particulier. Ils soulignent le chemin d’ores et déjà parcouru, qui est loin d’être négligeable, contrairement à ce que l’on dit parfois. Mais, ils insistent aussi sur ce qui reste à faire afin d’atteindre le niveau d’efficacité et de cohérence qui serait nécessaire pour satisfaire aux objectifs auxquels les États ont souscrit au niveau international. Les auteurs proposent et discutent des solutions qui permettraient aux entreprises et aux assureurs d’avancer plus rapidement et plus aisément dans cette direction.
Pascal Demurger vient de publier un livre manifeste dans lequel il affirme que « l’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus ». Dans l’interview qu’il a bien voulu nous accorder, il explique que la frontière que l’on a établie jusqu’à présent entre marché et politique va s’effacer pour laisser la place à un rapprochement et à une frontière floue et labile, qui reflète une internalisation des contraintes sociétales externes. C’est ainsi que Maif s’est transformé en « société à mission », dont la « raison d’être » est « une attention sincère portée à l’autre et au monde », avec pour conséquence une meilleure gestion du client. Et, témoignage que cette évolution ne concerne pas que les assurances mutuelles, Maif Avenir a été le premier fonds de capital-innovation à se transformer en société à mission.
Pour Christine Albanel, la RSE est vraiment une nouvelle frontière pour les grandes entreprises de nos pays occidentaux. Économie circulaire, neutralité carbone, énergies renouvelables, inclusion, prise en compte de la diversité, conditions de travail éthiques sont autant de déclinaisons, devenues familières, de cette responsabilité sociale et sociétale. Cette évolution est le résultat d’un long processus engagé depuis des décennies, et qui connaît désormais une accélération inédite, notamment en matière environnementale, sous la pression des impératifs de la transition écologique.
Pour Francis Claude, il faut avoir l’ambition d’une responsabilité économique, environnementale et sociétale qui intègre le risque sur le temps long et tienne compte des engagements dans une vision à l’ultime, à savoir jusqu’à leur liquidation complète, ou autrement dit, jusqu’à la fin de la période de responsabilité. C’est là, pour l’auteur, une étape incontournable pour intégrer la RSE à la gouvernance interne et externe de l’entreprise et permettre à celle-ci d’évaluer sa performance RSE, y compris en termes de rentabilité et de solvabilité à court, moyen et long terme.
Pour Dorothée de Kermadec-Courson, l’assurance, qui publiait ses engagements pour une assurance responsable dès 2009, a été le premier secteur à se mobiliser sur le sujet du développement durable. Pourtant le survol de la situation actuelle conduit à s’interroger sur l’impact réel de la RSE, alors qu’entre-temps l’urgence est devenue évidente. Pour l’auteure, une remise en cause de notre représentation de notre rapport au monde est nécessaire pour qu’elle devienne vraiment transformante et collective, et qu’elle puisse allier engagement et performance.
Pour Marie-Doha Besancenot, du point de vue de l’assurance, la COP 21 a bien formulé, en 2015, la nature véritable du défi climatique auquel nos économies sont confrontées : « Un monde à +2° C pourrait encore être assurable, un monde à +4° C ne le serait certainement plus ». Pour les entreprises, la RSE est devenue à la fois un enjeu réglementaire, concurrentiel et de confiance vis-à-vis du client-citoyen. Son caractère émotionnel, inflammable, en fait un sujet de résilience majeur. Pour l’assurance, l’enjeu est aussi celui du vrai rôle qu’elle a à jouer dans le développement de l’économie circulaire.
Pour Guillaume Levannier, L’évolution climatique récente entraîne de nouveaux risques financiers. Ces risques pèseront, à moyen terme, sur la valeur des actifs financiers. Les investisseurs, notamment les (ré)assureurs en tant qu’investisseurs institutionnels doivent donc anticiper les risques de transition et les valoriser au mieux au travers, notamment, d’un meilleur prix du carbone. L’auteur appelle de ses vœux la mise en place d’incitations pigouviennes qui permettraient d’envoyer un signal-prix correct – c’est-à-dire à mettre un prix sur les externalités négatives des entreprises par rapport au climat – et d’orienter l’ensemble de l’économie dans le sens de l’intérêt général.
Pour Pierre Valentin, le développement de l’investissement socialement responsable (ISR) auquel on assiste a provoqué un grand essor des travaux de recherche sur l’utilisation de critères extra-financiers (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans la gestion d’actifs. Les résultats sont de plus en plus concordants et établissent généralement que la gestion ISR enrichit la gestion des risques. Le développement de l’ISR devrait se poursuivre. Pour l’auteur, il serait maintenant intéressant de mieux comprendre quels sont les critères extra-financiers les plus déterminants pour la performance et la minimisation du risque.
Pour Jean-Brieuc Le Tinier, le secteur de la distribution n’est pas le vecteur d’une consommation débridée, principale responsable de l’épuisement des ressources de notre planète, que certains dénoncent. Il estime que l’on doit dépasser ces caricatures de la « société de consommation » en promouvant la réparabilité des produits dans le cadre d’une véritable démarche RSE. Un tel engagement comporte des risques car c’est l’entreprise qui assume finalement les conséquences de son obligation contractuelle de réparer, ce qui appelle de nouveaux équilibres dans l’économie et dans la distribution plus particulièrement.