Patrick Artus
Chef économiste et membre du comité exécutif, Natixis
Christophe Beaux
Directeur général, Medef
François Ewald
Délégué général, Comité Médicis
Patricia Ferrand
Secrétaire confédérale, CFDT
Vice-présidente de l’Unedic et vice-présidente de Pôle emploi
Xavier Timbeau
Directeur, OFCE
Le 15 avril 2020, Risques a organisé un débat en visioconférence sur l’impact de la crise liée au Covid-19 en évoquant les conséquences macroéconomiques et sociales de l’épidémie ainsi que son impact sur la croissance. Ce débat était animé par Jean-Hervé Lorenzi, directeur de la rédaction et Philippe Trainar, membre du comité éditorial de Risques.
Risques : Peut-on dresser un premier bilan des conséquences économiques de cette pandémie ?
Patrick Artus : Nous vivons une récession particulière. Habituellement, les récessions proviennent d’une chute de la demande ; celle-ci provient d’une chute de la production, due à l’impossibilité pour la majeure partie des salariés d’aller travailler. La conséquence première, c’est que les politiques macroéconomiques que l’on met en place ne peuvent pas avoir comme objectif de redresser le PIB. La politique économique mise en place par la plupart des pays est basée sur l’idée d’empêcher les faillites d’entreprises par le biais de subventions, de garanties, de baisses ou de crédits d’impôt, etc.
Deuxième point, les conséquences sociales : les gouvernements ont pris des dispositions pour venir en aide aux entreprises, notamment les petites entreprises, avec le soutien des banques centrales qui rachètent leurs dettes. Mais dans le domaine social, il reste le problème des salariés à contrat de travail court. On observe une hausse considérable du chômage, non pas pour les salariés à contrat de travail permanent (les CDI en France), mais pour les CDD, les intérimaires, les contrats de travail courts, qui ne sont pas repris par le filet de sécurité du chômage partiel. Ainsi, au prix d’un déficit public qui correspond environ au montant de la chute du PIB, on va probablement arriver à limiter le montant des faillites, mais on aura quand même une hausse importante du chômage. Celle-ci sera très inégalitaire puisqu’elle touchera les salariés déjà précaires au début de la crise, alors que ceux qui ont des contrats de travail plus stables sont relativement bien protégés en Europe. C’est la grande différence entre la situation américaine et européenne : aux États-Unis, les entreprises ajustent extrêmement violemment leurs emplois en essayant d’empêcher la montée du chômage. Il va donc y avoir aux États-Unis une très forte hausse du chômage, qui va provoquer une forte hausse des défauts de paiement des Américains sur leurs crédits, et donc une crise financière plus grave aux États-Unis qu’en Europe.
Christophe Beaux : Notre économie est plus impactée que celle de nos voisins européens, malgré des situations de confinement à peu près similaires (si je mets de côté l’Allemagne). Sur le baromètre territorial que nous avons réalisé (voir graphique 1), on voit que, toutes régions confondues, nous accusons une baisse de 30 % à 35 % en moyenne, avec des secteurs encore plus impactés, comme le BTP. Cela touche tout le territoire du fait du confinement.
Graphique 1 – Baromètre territorial
Source : Remontées des adhérents du Medef.
Quand on regarde par secteur, on retrouve ce taux de -35 % ; des secteurs comme la chimie ou les transports, sont assez impactés. Mais en comparant avec certains pays limitrophes – l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni –, on constate des différences. Dans ces pays, la production industrielle – notamment la chimie, la mécanique – va un peu moins mal qu’en France. Tous les économistes sont d’accord : le décrochage en France est plus marqué. On peut sans doute l’attribuer au message très fort envoyé par l’État au début du confinement – « restez chez vous, sauvez des vies » – qui a été très – voire « trop » – bien compris. Par conséquent, même pour les activités qui n’étaient pas formellement interdites par les pouvoirs publics, il y a eu un fort recul de l’activité, par des droits de retrait des salariés ou exercés, curieusement, par les employeurs eux-mêmes ne voulant pas risquer de voir leur responsabilité employeur engagée ultérieurement. Notamment dans le BTP, où nombre de patrons n’ont pas voulu exposer leurs salariés. C’est ce qui explique le taux élevé de chômage partiel : actuellement, plus de 8 millions de salariés sont au chômage partiel sur la vingtaine de millions de salariés du secteur privé. C’est considérable.
Risques : Que pouvons-nous dire des conséquences sociales à ce jour ?
François Ewald : J’aborderais la question par le biais des mesures prises par le gouvernement. L’idée que si l’on maintient les choses en état, si on crée une espèce de situation d’apnée, les choses vont repartir comme avant, est une manière de ne pas voir ce qui se passe. En réalité, le confinement est lié à une situation sanitaire dont on a pensé qu’elle ne serait pas socialement tolérable, et deviendrait ingouvernable. La question du confinement a une dimension politique, elle est sociale au sens du contrat social. La grande question est la nécessité de reformuler le contrat social. La question posée dans la phase de reprise dans laquelle nous allons rentrer est : comment va-t-on reconstituer un contrat social ? La notion de solidarité, qui avait disparu de notre vocabulaire, a fait son retour. D’un point de vue idéologique, cette crise va remettre en scène, comme cadre philosophique nécessaire, la notion de solidarité, le lien que l’on a les uns avec les autres. On voit cette solidarité à la fois dans des gestes individuels, mais aussi dans l’attitude des entreprises, dans l’attitude des États, ou au niveau international. La question à venir est donc de repenser la solidarité.
Patricia Ferrand : Dans la continuité de ce qui vient d’être dit, j’évoquerais les questions relatives au marché du travail. Cette crise est totalement inédite. Les politiques publiques, et notamment la mise en place d’un nouveau régime d’activité partielle, qui a été restructuré au moment de l’état d’urgence pour inciter les entreprises à y avoir recours de façon massive, sont là pour éviter les licenciements. Mais cette crise sera loin de se limiter à la seule parenthèse du confinement. Aujourd’hui se dessine une crise beaucoup plus profonde, en termes économiques, vous l’avez dit, mais aussi en termes d’emploi et de chômage. Je voudrais insister sur ce qu’a souligné Patrick Artus. Aujourd’hui, les salariés les plus protégés sont ceux qui sont en emploi stable, long, en CDI ou fonctionnaires. Le marché français est caractérisé par sa dualité et la concentration de trajectoires très hachées pour 10 à 15 % de la population active ; ce sont les premières personnes qui vont subir les conséquences de la baisse d’activité, baisse qui va perdurer. On a donc des fins de CDD. Ils ne vont pas énormément faire augmenter les statistiques d’inscription à Pôle Emploi, car pour certains d’entre eux, dès lors qu’ils sont en contrat court, ils sont déjà inscrits. En revanche, la masse d’allocations versées va considérablement augmenter, même si, globalement, la hausse du chômage dans les trois catégories A, B et C pourra apparaître, dans un premier temps, plus limitée.
Le deuxième point concerne le social. Au-delà des fractures entre personnes visibles et invisibles du marché de l’emploi, certaines fractures sont accentuées au sein des entreprises, entre ceux qui sont en télétravail et ceux qui sont au travail, au front, avec au démarrage plus ou moins d’équipements de protection individuelle et une organisation du travail qu’il fallait réinventer, mais aussi entre ceux qui sont en télétravail et ceux qui sont en activité partielle. On va avoir d’un côté des gens qui vont pouvoir épargner et qui conservent la totalité de leur salaire, et d’autres qui vont avoir des pertes de rémunération, non seulement liées à l’activité partielle qui n’est pas rémunérée à 100 %, mais aussi à l’absence de restaurant d’entreprise ou de subventions de la mairie pour la cantine… En termes de revenus, certaines familles vont avoir des fins de mois difficiles. La reprise sera également marquée par des tensions sur le temps de travail, entre ceux qui travailleront intensément et ceux qui auront perdu leur emploi.
On s’interroge sur la façon dont on va essayer de faire vivre une autre solidarité. Cette crise met en évidence une fracture entre des activités essentielles, qui sont aujourd’hui des métiers à forte valeur ajoutée sociale, mais souvent peu valorisées économiquement, socialement et en termes de rémunération, et les autres. Des tensions risquent de se créer au sein des entreprises avec ceux qui ont été un peu plus protégés, notamment par les politiques publiques d’activité partielle.
Xavier Timbeau : Nous sommes effectivement dans une situation particulière, où l’économie a été mise « sous cloche ». Deux choses sont à prendre en considération pour l’après.
- Sur le plan économique, même si beaucoup de choses ont été faites pour les entreprises, nous allons sortir très abimés de cette période. Les reports de créances risquent de ne pas suffire pour absorber le choc. 30 % de baisse d’activité laisse des traces, même avec le chômage partiel. Les ménages auront beaucoup d’épargne. Auront-ils envie de consommer ? Pourra-t-on produire ce qu’ils ont envie de consommer ? Vont-ils consommer la même chose qu’avant ? ou de grandes mutations structurelles inattendues se produiront-elles une fois le confinement terminé ? Comment va-t-on faire pour absorber toutes les conséquences de cette crise ? Pour réduire la dette publique, va-t-on choisir la répression financière, l’inflation ? va-t-on choisir d’augmenter les impôts ? Tous ces choix vont conditionner ce qui va se passer.
Ce choc est à la fois symétrique et asymétrique. Il est symétrique parce qu’il touche tous les pays. Il est asymétrique parce qu’il ne va pas toucher les pays de la même façon, pour différentes raisons. Il va y avoir ce que l’on sera capable de récupérer par soi-même, il y aura aussi les conséquences des politiques suivies dans les différents pays. La trajectoire des États-Unis est différente. Que va-t-il se passer dans le monde en sortie de confinement en raison des choix des pays ? Trump a 2 000 Md$ US de clientélisme à mettre en œuvre ; cela peut conduire à des gaspillages de ressources phénoménaux, avec des conséquences assez inattendues.
- Le deuxième aspect est sanitaire. Le confinement ne va pas tuer le virus. Il l’a mis en sommeil pour éviter la saturation des urgences. Dès que l’on va déconfiner, le virus va prospérer à nouveau. Un des enjeux est d’arriver à déconfiner en modifiant nos comportements afin que la vitesse de circulation du virus soit suffisamment réduite pour que le prochain pic épidémique se produise dans suffisamment longtemps pour espérer avoir augmenté significativement la capacité des hôpitaux ou que l’on ait un remède, ou un vaccin, que l’on ait réussi à diminuer le nombre de personnes nécessitant des soins critiques, à bien protéger les plus âgés, qui n’auront pas été déconfinés. Avec l’hypothèse que le fait de ne pas les déconfiner permettra de ne pas les contaminer.
Ce que l’on sait de la grippe de 1918 est que la première vague a été terrible, la seconde et la troisième encore plus. Ce sont des éléments à prendre en compte. Le confinement est un effort considérable ; on aimerait en rester là, mais rien ne nous indique aujourd’hui que nous allons pouvoir en rester là.
Risques : Si on laisse de côté les questions sociales et la modification des comportements sociaux, qui peuvent avoir une nature structurelle dans le domaine économique, sommes-nous plutôt dans un choc de demande qui n’altère pas fondamentalement la structure économique, laquelle se retrouve, à l’issue du confinement, extrêmement productive – et tout le monde peut reprendre son travail dès lors qu’il n’y a pas de faillite majeure – ? ou y a-t-il une modification structurelle fondamentale qui intervient au cours de ces deux mois ?
Patrick Artus : Tout d’abord, les États et les entreprises vont sortir avec un endettement colossal, ce qu’on appelle le « debt overhang ». On peut considérer que les États ne vont pas essayer de réduire leur endettement ; cela n’aura donc pas d’effet restrictif sur l’économie. Pour l’endettement des entreprises, le doute s’impose. Toutes les entreprises avec lesquelles nous parlons nous expliquent qu’elles mettent en place des plans d’économie pour baisser la masse salariale, les investissements. La vraie menace pour la suite est cet héritage d’un endettement très élevé.
Il va y avoir un changement profond de la structure de la demande (observé en Chine après le déconfinement), à savoir un basculement vers les biens non durables au détriment des biens durables. Cela a du sens : si l’on a une aversion au risque, on ne s’endette pas, or l’endettement est associé aux biens durables. Ensuite, on voit en Chine un mouvement important vers tout ce qui est en ligne. Les Chinois continuent à consommer en ligne alors même qu’ils pourraient faire autrement. Il y a un basculement de la nature de la consommation vers l’e-commerce au détriment de tout le reste. Le basculement durable/non durable est très important ; cela veut dire que des secteurs comme l’aviation, l’automobile, les biens d’équipement seraient durablement pénalisés au profit de l’habillement, des services à la personne, des télécoms, etc. Cela paraît légitime : un économiste peut penser que s’il y a beaucoup d’incertitude, il y a une réticence à l’endettement, donc à l’achat de biens durables.
Patricia Ferrand : Nous allons être en tension permanente entre la reprise et le business as usual, et ceux qui voudront modifier complètement le modèle. Il faut trouver une voie de passage entre ces deux grandes postures. Des évolutions étaient certainement déjà en cours, mais ce qui est certain, c’est que le virus sera toujours là ; donc dans tous les cas, les responsabilités propres des uns et des autres seront en jeu. Les expériences vécues pendant le confinement pourront nous aider à imaginer la suite en termes de nouvelles actions collectives. Vous avez parlé des modèles de consommation, de la santé. Il y a d’autres axes de réflexion à développer, j’en citerais trois :
- un premier axe autour du modèle de production d’un point de vue macroéconomique (Patrick Artus a rapidement cité les filières stratégiques). Au sein des organisations productives, il y aura des enjeux d’organisation du travail, de santé au travail, de gestion des compétences, qui vont être réinterrogés et réimpulsés. Toute l’expérience du télétravail en masse et les nécessités de santé vont aussi conduire à des réorganisations ;
- un deuxième axe autour du modèle de protection sociale que l’on veut construire. Nous allons passer la crise en nous endettant, mais il faudra s’interroger sur le sens de tout cela. Je parle notamment du régime d’assurance chômage. La réforme annoncée pour le 1er septembre n’a plus de sens dans le contexte actuel. Il ne faut pas oublier que l’activité partielle, même si c’est un dispositif d’État, est payée à 30 % par le régime de l’assurance chômage ; cela coûte aujourd’hui au régime d’assurance chômage 1 milliard d’euros par semaine. C’était un régime qui allait enclencher son désendettement. Avec 15 ou 20 milliards supplémentaires d’endettement, il faudra se réinterroger sur le sens du régime et son financement ;
- le troisième grand axe tourne autour d’un modèle de gouvernance démocratique, notamment la place des partenaires sociaux, avec d’autres acteurs de la société civile, dans cette reconstruction. Il me semble qu’il y a pour eux une place à réinventer et à infléchir des orientations limitant les débats qui préexistaient avant la crise.
Risques : Certaines caractéristiques des économies mondiales ont toujours été présentes : guerres commerciales, contrat social, tensions entre catégories d’emplois. De votre point de vue, la trajectoire des économies mondiales est-elle déterminée par la pandémie ou était-elle déterminée par des structures, des éléments déjà présents dans l’histoire de l’économie ?
Xavier Timbeau : La pandémie révèle des peurs et des craintes, comme celles du consommateur chinois : le commerce en ligne, par exemple, va être préféré au commerce direct. La peur du consommateur va probablement intervenir. Je pense qu’il va y avoir un autre choc structurel sur le tourisme, qui va être très fortement réglementé et régulé.
Avant d’imaginer le monde d’après, il faut imaginer la période intermédiaire, qui sera celle du bilan de la crise, un bilan à la fois sanitaire et économique. Cela va être redoutable pour chacun des États. Chaque pays devra expliquer pourquoi il a une moins bonne performance économique en termes de dette, en termes de faillite, en termes de décès. La crise qui va suivre sera construite sur ce bilan ; et elle va être éminemment politique, et morale.
François Ewald : De ce point de vue, il est intéressant de voir comment les pays d’Asie n’ont pas réagi face à l’épidémie comme les pays occidentaux. Un pays comme la Corée du Sud ne s’est pas laissé prendre par l’idée de l’immunité collective, qui consiste en principe à laisser le virus diffuser le plus vite possible, malgré tout le mal qu’il peut faire dans la mesure où seule une minorité serait vraiment affectée, pour en être débarrassé ensuite. Elle a considéré que le virus ne devait pas pénétrer dans son pays, et s’est organisée économiquement, sanitairement et politiquement dans cette perspective. Les Occidentaux ont eu une position tout à fait différente, celle de l’immunité collective, jusqu’au moment où elle n’a plus été supportable politiquement, ce qui a produit le confinement, qui est une impasse complète. Il fallait ne pas avoir à confiner. Les vrais humanistes, ceux qui combattent le mal, ceux qui n’acceptent pas les calculs utilitaristes sont aujourd’hui en Orient. On oppose, en Occident, l’économique et le sanitaire. Comment penser la place d’un système sanitaire dans l’organisation économique ? Une charge ou un investissement ? On considérait que c’était plutôt un coût. Ce que l’on découvre à travers cette pandémie, c’est que la qualité d’un système sanitaire est le garant en dernier ressort du système économique et financier. On aura peut-être à l’avenir une autre considération sur ce type de dispositif, d’un point de vue économique même.
Patrick Artus : Une vision positive des choses consiste à dire que l’on va recommencer à s’occuper du long terme, et que cette crise est communément interprétée comme résultant de notre refus de nous occuper du long terme. On a considéré que les systèmes de santé étaient des coûts budgétaires à court terme, on n’a pas regardé à long terme. Même chose pour le système d’éducation, pour le climat, pour les délocalisations. De cette crise il pourrait sortir un bien, le retour à une programmation longue de nos besoins, des activités stratégiques, du rôle de l’État qui serait recentré sur ces questions de long terme.
On peut s’attendre effectivement à ce qu’il y ait une tension sociale extrêmement forte en sortant, parce que l’on va reprocher aux gouvernements successifs de ne pas avoir eu cette préoccupation du long terme, et parce que c’est une remise en cause des hiérarchies sociales. Les plus utiles dans la société ne sont pas ceux qui ont les rémunérations les plus élevées ; cela peut aller assez loin en termes de tensions sociales en sortie de crise.
Risques : Que peuvent nous dire le Medef et la CFDT sur la période de transition pour sortir du confinement ?
Christophe Beaux : Les déclarations publiques ont permis de passer un cap, mais elles ont eu l’inconvénient de créer certaines ambiguïtés, en particulier sur le port du masque, sur les tests, sur le tracking, dont les conditions d’application ne sont pas précisées aujourd’hui. Au moment du déconfinement, si l’on veut que les gens reprennent le travail dans la confiance, et ne pas déclencher une seconde vague de contamination, il faut que les conditions du déconfinement soient extrêmement claires. Or, on voit dans les sondages faits après l’intervention du président de la République le 13 avril qu’il y a une bonne compréhension sur la prolongation du confinement d’un mois mais une incompréhension sur la réouverture des écoles, les enfants pouvant être des porteurs asymptomatiques du virus, tandis que deux millions d’étudiants n’auront pas le droit de reprendre les cours. De même, des tests réservés seulement aux personnes symptomatiques, qui ne permettent pas de faire un tri, ne permettront pas de détecter les porteurs asymptomatiques. Une autre ambiguïté concerne les activités autorisées à reprendre le 11 mai, et celles qui ne le seront pas, comme les restaurants, les cinémas, etc.
Même si comparaison n’est pas raison et si le passé n’est en rien prédictif, il est intéressant d’observer la courbe de mortalité de la grippe espagnole (voir graphique 2), qui a connu plusieurs vagues étalées sur deux ans : cent ans plus tard, sommes-nous dans la partie gauche du graphique, et nous acheminons-nous vers un deuxième pic beaucoup plus grave ? Ou bien sommes-nous déjà à cette deuxième vague et allons-nous vers un ultime soubresaut puis la sortie de l’épidémie ? La grippe espagnole a eu trois vagues successives. Nous devons être extrêmement prudents dans la façon dont nous allons nous déconfiner, pour éviter d’avoir à nous confiner une nouvelle fois. Toutes les stratégies dont nous sommes en train de parler pour « l’après » risquent de ne pas voir le jour si nous n’arrivons pas à sortir du déconfinement dans de bonnes conditions.
Graphique 2 – Mortalité de la grippe espagnole
Source : London Business School.
François Ewald : Si pendant la crise la nation tient par son système sanitaire (le héros est le médecin), pendant la reprise, l’institution qui va jouer le rôle du système sanitaire, ce sera l’entreprise. Toute la question est de repenser l’entreprise : dans sa dimension sanitaire, dans sa solidarité avec les parties prenantes, mais aussi dans sa dimension politique de garant de l’indépendance nationale. C’est un enjeu fondamental qui va complètement renouveler la notion de la responsabilité de l’entreprise. Ce qui est passionnant, l’enjeu pour lequel nous devons être un peu militants, est de voir comment l’organisation sociale va se modifier à travers l’entreprise. L’institution clé – avec l’État –, c’est l’entreprise. Toute la question pour les pouvoirs politiques dans la période qui s’ouvre est de faire en sorte que l’entreprise soit en mesure de jouer son rôle. Mais c’est aussi aux entrepreneurs de se penser comme l’institution à travers laquelle la société va se réinstituer.
Christophe Beaux : Je suis d’accord mais il ne faut pas oublier qu’en droit français l’employeur est responsable de la santé du salarié au travail. Dans cette période difficile, le concept n’a pas été modifié sur le plan législatif. Il a été explicité par la ministre du Travail, dans une circulaire qui précise que cette responsabilité est une « obligation de moyens », et non pas de résultats. Mais cela n’a malheureusement pas de valeur légale. Ce sera au juge souverain d’apprécier, dans six mois, dans un an ou dans trois ans, si le responsable d’un décès par coronavirus est l’employeur. Les employeurs ne souhaitent pas se retrouver dans la situation de l’amiante ou du plomb. J’entends le discours dans lequel l’entreprise doit être « le cadre de rapports sociaux réinventés », mais il faudrait aussi que les pouvoirs publics, qui ont le pouvoir d’édicter le droit, avec le conseil du corps médical, puissent émettre des règles claires, pour que la responsabilité des employeurs soit encadrée de façon précise. Or, nous en sommes assez loin aujourd’hui.
Patricia Ferrand : Ce débat est particulièrement intéressant, notamment sur le rôle de l’entreprise. Il faut redéfinir ce qu’est l’entreprise : des actionnaires mais aussi une communauté, avec l’ensemble de ses parties. Cela ouvre de nouveaux axes de réflexion.
Risques : Très rapidement, que souhaitez-vous pour les années qui viennent ?
Patrick Artus : Premier point, je ne reviens pas sur ce que j’ai dit sur le long terme. C’est extrêmement important. Reste à savoir quels seront les moyens. On va avoir des États et des entreprises extrêmement endettés. Toutes ces ambitions de long terme sont onéreuses ; il y aura un problème de financement.
Deuxième point : les économistes doivent réfléchir sur la chaîne de réassurance dans cette crise. Sans l’aide massive des États aux entreprises, leur taux de faillite aurait été catastrophique. Le secteur privé n’aurait pas passé la crise. Les États ont assuré les entreprises, mais ils n’ont eux-mêmes pas été capables de fournir cette assurance. Sans aide, la France ne pourrait pas émettre 9 % du PIB de déficit public sur les marchés financiers sans faire exploser ses taux d’intérêt. Un second étage est la Banque centrale européenne (BCE) ; en achetant les dettes des États, les banques centrales ont permis aux États de jouer leur rôle d’assureur vis-à-vis des entreprises. Une question est très importante : est-ce un repas gratuit (free lunch) ? A-t-on trouvé en dernier ressort un assureur sans aucun coût pour cette assurance ? La monétisation massive des dettes permet aux États de faire face à la crise, au moins pour cette année. Que va-t-on payer comme coût de cette pratique ? Il y a trente ans, nous aurions tous répondu : il y aura de l’inflation, parce qu’une énorme création monétaire amène de l’inflation. Mais aujourd’hui, on sait qu’il n’y a plus de lien entre la création monétaire et l’inflation, il n’y a qu’à regarder le Japon pour s’en convaincre. Donc, quel coût allons-nous payer pour avoir monétisé ces énormes déficits publics ? C’est peut-être de l’instabilité financière, des bulles sur le prix des actifs, de la volatilité des marchés financiers, de la volatilité des capitaux ? Cela a forcément un coût. Cette pratique de réassurance en chaîne a abouti à la BCE. Je ne peux pas croire qu’il n’y ait pas de coût collectif à payer pour avoir fait cela, et pour avoir laissé exploser la quantité de monnaie.
Christophe Beaux : Sur le graphique 3, on voit que le ratio de dette/PIB de 100 % – frontière dangereuse qu’il ne faut pas franchir – a en réalité été déjà franchi plusieurs fois dans l’histoire récente de l’humanité, notamment au XIXe siècle, et bien sûr au milieu du XXe siècle, après la Grande Dépression et la Deuxième Guerre mondiale. Finalement, notre ratio d’endettement public moyen, qui est proche de 100 % du PIB dans la zone euro, laisse en théorie des marges de manœuvre !
Graphique 3 – Une marge pour s’endetter encore ?
Source : Ellison-Scott, 2020.
Tout va dépendre du scénario de sortie. Nous avons tous vu les scénarios du Haut Conseil des finances publiques (HCFP), rendus publics hier (figure 1). Va-t-on vers une « courbe en V », avec une reprise assez rapide et un taux de croissance identique à celui précédant la crise ? Ou au contraire, sera-t-on durablement sur un plateau plus bas, pour des raisons évoquées par d’autres sur les changements de consommation ou d’habitude, notamment vers la consommation en ligne ?
Figure 1 – Trois scénarios de reprises
Source : Avis rendu par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) le 14 avril 2020.
Si l’on regarde à plus long terme, dans son discours du 13 avril 2020, le président de la République a proposé quatre axes intéressants :
- la relance conjoncturelle et sectorielle avec l’annonce d’un plan de soutien des activités impactées. À quelle hauteur ?
- la souveraineté : il a annoncé une démarche pour retrouver une certaine souveraineté de la France, à l’échelle du pays et à l’échelle européenne, dans les matières agricoles, dans les industries de santé… On a vu par exemple que 80 % des principes actifs des médicaments provenaient de Chine, ce qui est inacceptable. Également indépendance industrielle et technologique. Tout cela n’est évidemment possible que si nous sommes capables de changer de paradigme et de délaisser l’impérium de la concurrence par les prix. Cela concerne le prix du travail : si on continue à se battre avec des ateliers en Chine ou ailleurs, qui ont un coût du travail beaucoup plus faible, et que le prix final pour le consommateur est l’alpha et l’oméga des règles de compétition mondiale, on ne pourra pas s’en sortir. On ne pourra pas rapatrier des secteurs ou des morceaux de secteurs entiers en Europe. C’est un vrai enjeu de savoir ce que nous voulons faire en termes de relocalisation industrielle, pour retrouver cette souveraineté.
- l’environnement : ce doit être l’occasion de franchir une étape supplémentaire dans la politique de verdissement et de décarbonation de l’économie ;
- la cohésion sociale (déjà évoqué par Patricia Ferrand) : le chef de l’État a fait une allusion très explicite à l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Comme l’a dit Patrick Artus, nous avons devant nous un débat sur la hiérarchie des rémunérations par rapport à « l’utilité sociale » de nos concitoyens, qui apparaît de façon différente de celle dont nous avions l’habitude.
Si ces quatre questions restent à l’agenda du chef de l’État, elles vont se heurter à des bouleversements économiques assez profonds.
Comme l’a dit Patrick Artus, des changements vont intervenir dans la hiérarchie du prix des actifs. La politique monétaire va-t-elle déclencher de l’inflation ou pas ? Des bulles financières vont-elles apparaître ? C’est probable. Nos concitoyens vont-ils en profiter pour accentuer cette tendance de déconsommation que l’on observe depuis quelque temps ? C’est aussi une question. L’augmentation des déficits publics et de la dette va-t-elle avoir pour effet d’assécher les liquidités, ou est-ce qu’au contraire, cela va déclencher une épargne de précaution ? Nous n’avons pas la réponse aujourd’hui à ces questions, qui vont structurer le paysage pendant un certain temps, et vont rendre possible ou pas le fait d’atteindre les objectifs franco-français que le président de la République a assignés. Il faudra vérifier ce qu’il en advient à l’échelle européenne.
Il y aura des bouleversements sociaux importants, liés par exemple à l’isolement des gens qui vont continuer à être confinés ou qui vont être reconfinés, sans doute une croissance de la pauvreté ou des inégalités salariales, en raison du chômage, et donc des sollicitations encore plus importantes des finances publiques via les transferts sociaux.
Le télétravail va aussi provoquer des bouleversements entre ceux qui peuvent être en télétravail et les autres ; une polémique s’est créée ces dernières semaines entre les cols bleus et les cols blancs. Cela peut accentuer les disparités sociales.
Pour terminer, on peut se poser la question sur les effets de ces bouleversements dans la sphère politique et géostratégique : on pense à la montée des populismes, à l’ébranlement de la construction européenne, et à d’autres effets plus lourds de rééquilibrage de pouvoir entre les grands blocs dans le monde. Nous sommes à l’orée de très grands changements.
Patricia Ferrand : Au-delà de ce que j’ai dit précédemment, de grandes questions se posent à nous. Le choix a été fait d’investir massivement pour qu’il y ait une protection maximale pendant cette crise, dans l’objectif d’un rebond très rapide de l’économie, et avec le moins de changements possibles. Des investissements sont faits, qui se traduisent d’abord par un endettement majeur, alors même que se posent des questions redoutables de changements structurels extrêmement importants, de nouvelles solidarités à créer. De nouvelles tensions sont à venir parce que le futur va être en partie contraint par ces investissements de court terme, au risque de limiter les modifications structurelles à entreprendre.
Xavier Timbeau : Je crains que le monde d’après soit un monde de tensions, de choix et de situations très difficiles ; tensions entre le besoin de préparer le long terme, donc de préparer le changement climatique, et de structurer nos sociétés autour de ce projet… Passer d’une espèce de consumérisme excessif à la recherche de l’efficacité économique, et la moduler par le souci du long terme… Mais nous allons aussi rencontrer des problèmes de court terme : la question de la gestion des dettes, de la politique monétaire et de la gestion de l’après-crise. Il va être très difficile d’articuler ces deux dimensions.
On peut craindre que ces tensions conduisent à des effondrements : impossibilité de l’action politique, retour à un individualisme encore plus forcené, qui sera justifié par une forme de xénophobie, qui associera l’étranger à celui qui apporte les maladies, avec leurs coûts et leurs conséquences.
Risques : Cette crise a révélé l’impréparation de beaucoup de pouvoirs publics, dont ceux de la France, et une absence de risk management public. De plus, au moment où la crise, que l’on n’a pas su prévenir, explose, comme nous n’avions pas énormément de moyens pour la gérer, nous nous sommes immédiatement tournés vers la politique monétaire. N’est-ce pas le grand défi à venir de l’État providence ? Dernier point, on voit que les politiques vont apporter des crédits. Quels seraient les moyens pour apporter des fonds propres ou transférer des subventions ?
Patrick Artus : Travaillant en entreprise et présidant quelques comités d’audit, je suis frappé du temps que nous passons à établir la cartographie des risques, à essayer d’identifier (à court, moyen ou long terme) ce qui peut être un risque pour l’entreprise, dans tous les domaines : financier, économique, environnemental, social, de ses produits, de son environnement, de ses concurrents… Les États devraient s’inspirer des comités d’audit et faire une cartographie des risques pour essayer de comprendre ce qui peut être dangereux pour la société, à tous les horizons, et essayer de prévoir une réponse à l’avance, si quelque chose se réalisait. C’est la grande différence entre le monde de l’entreprise et le monde public dans la réflexion sur les risques.
L’État va crouler sous les besoins : il va devoir supporter l’économie, dépenser plus pour la santé, augmenter les salaires d’un certain nombre de fonctionnaires, dépenser plus dans l’éducation. Il y aura des requalifications majeures ; il y aura un changement de la structure sectorielle de l’économie, certains devront changer complètement d’activité, il faudra les aider à le faire, payer pour les nouvelles technologies, financer une partie des relocalisations. Tout ceci ne pourra pas être fait dans le long terme, en présentant la facture à la Banque centrale. Ceci ne peut être fait que dans une crise. La Banque centrale a vocation à monétiser les déficits cycliques en cas de crise, elle n’a pas vocation à monétiser les déficits structurels qui viennent des politiques économiques.
Une question importante va se poser pendant cette politique de reconstruction : les choix de l’État. Il va falloir que l’État arrête de prendre en charge certains services. S’il veut faire du stratégique, il va falloir qu’il arrête de dépenser de l’argent dans d’autres domaines. Une des réflexions post-crise va être : où l’État est-il le plus utile ? où peut-il arrêter ? où n’a-t-il pas investi suffisamment ? La technique consistant à envoyer la facture à la BCE ne peut fonctionner que pendant quelques trimestres de crise. Cela ne peut pas être une technique du long terme.
Il faut aussi comprendre que les projets d’investissement à long terme qui sont nécessaires exigent des financements de coûts faibles pour être réalisés. On peut alors imaginer, soit des subventions de l’État aux entreprises concernées (ce qui a été fait pour les batteries électriques), soit un financement mixte avec des fonds publics de taux d’intérêt faibles et des fonds propres venant des entreprises.
Notes
- Mouvement des entreprises de France
- Confédération française démocratique du travail
- Observatoire français des conjonctures économiques