Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, Pierre Bollon, Philippe Trainar, Mathilde Viennot et Daniel Zajdenweber.
Risques : Vous êtes le président du directoire de la Société du Grand Paris, aujourd’hui le plus grand projet d’urbanisme en Europe. Comment arrive-t-on à la tête d’une telle entreprise ?
Thierry Dallard : Je suis diplômé de l’École normale supérieure de Paris et de l’École nationale des ponts et chaussées. Ma carrière a alterné entre secteur public et secteur privé au gré des projets, parce que je suis convaincu que les thématiques dans lesquelles j’exerce sont à cheval sur les deux secteurs. J’ai travaillé au tout début des années 1990 sur le développement du TGV du réseau ferroviaire italien Ferrovie dello Stato. Puis j’ai passé dix ans dans le grand quart Sud-Est, à m’occuper d’abord d’autoroutes, de la frontière espagnole au Pertuis jusqu’à Menton, en remontant jusqu’à Clermont-Ferrand et Lyon. Puis cinq ans dans les Bouches-du-Rhône à essayer notamment de faire accepter le principe d’un tramway, d’ajouter une ligne de métro, et de concrétiser la mise en chantier du projet de rocade L2 (dont la décision remontait aux années 1930).
J’avais déjà à cette époque esquissé quelques attentes en matière d’évolution de la sphère publique. L’une d’entre elles était d’aller vers une plus grande professionnalisation dans le domaine des infrastructures routières, domaine qui était émietté sur une centaine de directions départementales du territoire. J’avais également exprimé l’idée de faire appel aux techniques du secteur privé pour réaliser le plus rapidement possible un projet qui, une fois fini, allait créer de la richesse, en faisant appel à un emprunt fléché, plutôt que de caler le rythme d’avancement sur une programmation budgétaire incertaine. J’avais présenté ce concept à mon ministère, sans succès. J’ai donc rejoint une entreprise en partie privatisée et cotée, les Autoroutes du Sud de la France. À peine étais-je parti qu’arrivent au gouvernement Jean-Pierre Raffarin et Gilles de Robien, qui décident d’engager la dernière étape de la décentralisation des routes, et de complètement réorganiser le ministère de l’Équipement et des Transports. J’ai alors été sollicité pour participer à cette aventure, et notamment piloter la réforme que j’appelais de mes vœux quelques années auparavant. C’était une période enthousiasmante parce que cela coïncidait également avec l’époque de la loi organique relative aux lois de finance (Lolf), portée par Alain Lambert et Didier Migaud. Cela donnait la clé de la réforme de l’État, sans laquelle il ne se passera jamais rien : la déconcentration de la décision. Une entreprise privée ne fonctionne que sur ce modèle. Sans un jour de grève, nous avons transformé 100 directions départementales en 11 services inter-régionaux, avec un modèle économique copié sur le modèle de la concession privée. Nous avions dégagé des marges de productivité importantes, de l’ordre de 20 %, à la fois sur le personnel et sur les moyens. Ces gains de productivité n’ont malheureusement pas profité à la qualité des infrastructures routières nationales, et très rapidement le cadrage budgétaire a repris intégralement les gains de cette réforme.
À la fin de cet exercice, je souhaitais repartir dans le secteur privé et je recherchais un acteur qui concilie capacité capitalistique forte, capacité technique et compétence, et qui partage avec moi le modèle qui soutenait cette recherche : celui d’une maîtrise d’ouvrage déléguée réunissant les compétences pointues nécessaires, mais aussi les capacités financières. Je l’ai trouvé en la personne de Thierry Déau, fondateur de Meridiam, spécialisée dans le développement, le financement et la gestion de projets d’infrastructures publiques. Nous avons gagné le projet du vélodrome de Saint-Quentin en Yvelines (70 M€), deux projets ferroviaires avec la LGV Tours-Bordeaux (7 Md€) et Nîmes-Montpellier (2Md€), puis la rocade L2 à Marseille (enfin mise en service en 2018 !). J’ai signé ces partenariats public-privé (PPP), et j’ai fini en quatre à cinq ans quatre fois plus que mes prédécesseurs et moi-même n’avions pu faire en vingt ans en régime régulé par la programmation budgétaire.
La Société du Grand Paris (SGP) n’avait jamais été dans mes objectifs personnels. J’avais suivi cependant avec beaucoup d’intérêt sa création et j’étais admiratif de ce qui avait été fait dans la loi de 2010 : elle donnait à une entreprise publique, le moteur économique qui n’existait jusqu’à présent que dans les contrats de concession et de partenariat public-privé, avec une règle aussi vieille que le capitalisme historique, qui est de dire : « si j’ai un projet qui peut créer de la valeur, je vais voir quelqu’un qui a de l’argent, il me le prête, et grâce à la valeur dégagée, je le rembourse, et je gagne ma vie ». Plus vite je réalise le projet, plus vite je crée de la valeur, moins cela me coûtera cher. Principe de base que l’administration dans son mode d’investissement ne peut pas mettre en œuvre. Or la Société du Grand Paris a la capacité d’emprunter, avec une fiscalité dédiée, protégée des aléas budgétaires. Ce moteur m’a semblé excellent, avant qu’un beau jour mon téléphone ne sonne…
Risques : Comment fonctionne la gouvernance de la Société du Grand Paris ?
Thierry Dallard : La gouvernance s’appuie sur un conseil de surveillance constitué de vingt-et-une personnes (la composition est définie par décret) : onze représentants de l’État – issus des ministères des Finances, de l’Environnement, des Collectivités locales, de la Culture…, et dix représentants des collectivités locales qui sont la présidente de la région Île-de-France, la maire de Paris, les sept présidents de départements franciliens, et un président d’Établissement public territorial, Patrick Braouezec, qui en a été désigné président par l’État – majoritaire.
Risques : Sur quelle durée est étalée l’opération du Grand Paris ? vingt ans ?
Thierry Dallard : Un peu moins que ça. Elle est étalée sur vingt ans dans la mesure où la SGP a été créée en 2010 par la loi et que l’objectif d’avoir tout fini est 2030. Mais en général, quand on parle de la durée d’une opération, on part de la déclaration d’utilité publique (DUP) qui est l’acte de naissance qui lance réellement les travaux. La période 2010-2015 est une période de gestation ; et elle a été remarquablement rapide. Quand la loi a été créée en 2010, deux projets ont été mis au débat public : le projet de la région présidée par Jean-Paul Huchon, qui s’appelait Arc Express, dont l’ambition était de desservir prioritairement les pôles urbains d’habitat et le projet porté par l’État et Christian Blanc, secrétaire d’État, exactement symétrique, qui reliait les clusters et les grands aéroports mais qui enjambait les bassins de populations, avec des interstations de plusieurs dizaines de kilomètres. La magie du débat et du consensus a fait que cela a convergé très vite, en moins de deux ans. Les deux acteurs clés de cette fusion étaient Maurice Leroy, alors ministre de la Ville, et Jean-Paul Huchon, président de la région Île-de-France, quand mi-2011 ils ont posé les bases du projet du Grand Paris. La première DUP a été obtenue en décembre 2014, pour la partie 15 Sud, dont l’objectif de mise en service est 2025. Les dernières ont été obtenues courant 2017 pour une mise en service en 2030. L’ambition est de réaliser le projet en une douzaine d’années. C’est un important défi.
Risques : Le financement est prévu jusqu’en 2030, mais sur quelle période court l’endettement ?
Thierry Dallard : Le financement sera nécessaire jusqu’au remboursement des emprunts. L’endettement court jusqu’en 2070. Nous avons fait des émissions obligataires, et cela a été un succès. Enfin, on a aujourd’hui un contexte favorable en termes de taux, ce qui donne une visibilité assez bonne.
Risques : Quels sont les plus grands risques sur un tel projet ?
Thierry Dallard : Quand on parle d’un projet de cette ampleur, on pense évidemment aux difficultés géotechniques, aux difficultés des tunneliers, des entreprises, des riverains. Si on peut regarder ce qui se passe à côté de nous : la RATP a eu un problème géotechnique durant plus d’une dizaine de mois à la gare d’Aubervilliers, entraînant un retard important pour les travaux de la ligne 12. Sur le nord de la ligne 14, d’autres difficultés liées à la construction de la station de la porte de Clichy ont conduit à un retard de plusieurs mois également. Nous n’avons pas rencontré ce genre de problème pour l’instant, mais si nous avions un appel d’offres déclaré infructueux et que nous devions en lancer un autre, ou bien une difficulté technique majeure lors de la réalisation d’une gare, cela représenterait rapidement douze mois de retard.
Mais le vrai risque – ayant des conséquences bien plus importantes – est le risque financier. Je ne parle pas de risque systémique (du type crise majeure de liquidité ou dégradation de la notation de la France), mais en tant que maître d’ouvrage, la question de risque de taux est le risque qui a, en termes d’effet de levier négatif, la plus grande importance. Ce n’est pas naturel et on n’y pense pas spontanément. Il faut savoir que nous devrons emprunter quasiment jusqu’à la fin des travaux. En termes de maturité, on a aujourd’hui une part de dettes sur cinquante ans qui est très faible, moins de 100 M€. Nos endettements les plus longs, en milliards d’euros, sont actuellement sur trente ans. Nous aurons donc des refinancements à faire aux périodes clés. Mais la période d’endettement pour faire avancer le projet, c’est jusqu’en 2030 car le rythme d’avancement du chantier est directement conditionné par la capacité à trouver de la dette à un prix acceptable. La remise en cause de notre capacité à financer le projet par l’emprunt pourrait ainsi se traduire par plusieurs années de retard – voire décennies si une telle remise en cause était durable –, soit une sensibilité bien plus grande que celle des risques techniques.
Risques : Quelle est la nature des recettes ?
Thierry Dallard : Les recettes sont fiscales, pour l’essentiel. C’est une fiscalité dédiée, principalement calculée sur la taxe sur les mètres carrés de bureau, sur les parkings, sur les équipements ferroviaires et la taxe foncière (taxe spéciale d’équipement), et depuis l’an dernier, une contribution de la taxe de séjour. On est aujourd’hui autour de 600/700 M€ par an.
Risques : La Banque européenne d’investissement (BEI) va désormais mettre 100 % d’objectifs cohérents avec l’Accord de Paris. Êtes-vous éligible à tout ce qui se passe pour le financement vert ? Y a-t-il des obligations dites « vertes » ?
Thierry Dallard : Nous avons déjà quelques financements de la BEI et nous serions éligibles à de nouveaux financements, mais aujourd’hui les émissions obligataires sur le marché ont de bien meilleures conditions financières. Par ailleurs, nous avons fait le choix dès le début d’émettre 100 % de nos obligations en obligations vertes. Nous sommes de loin les premiers, pour ne pas dire les seuls, à pouvoir dire : dans les trente ans qui viennent, 100 % de nos obligations seront vertes.
Nous aurons peut-être 350 chantiers mais c’est toujours le même objet, le Grand Paris Express (GPE), ce qui simplifie considérablement pour nos investisseurs les missions de vérification. Et pour être capable de le labelliser « infrastructure verte », il a seulement fallu mettre en ordre et expliciter les caractéristiques et les effets du projet. Le métro, par nature, en termes de transport, c’est ce qui permet de basculer du trafic routier vers les transports propres ; cela aurait pu suffire. Mais le Grand Paris Express est un vrai projet du XXIe siècle, parce qu’il va réellement restructurer l’urbanisation en permettant la reconstruction de la ville sur elle-même. Le métro de Fulgence Bienvenüe a été fait en 1900 dans un Paris haussmannien, qui était déjà bien stabilisé. Il y avait des embouteillages hippomobiles, il fallait trouver une autre façon pour que les gens se déplacent. Aujourd’hui, il y a évidemment une fonction de transport essentielle pour le GPE, mais les études socioéconomiques montrent que les effets transport ne pèsent que 30 % environ des gains socioéconomiques. Le reste c’est ce qui va permettre un développement sans avoir à créer des villes nouvelles. Ne pas créer de villes nouvelles, c’est ne pas consommer de terres agricoles, ne pas consommer de terres naturelles, c’est protéger la biodiversité, c’est transformer des friches industrielles. La friche Arrighi au bord de la Seine, c’est un potentiel de 800 000 mètres carrés qui va être développé. Il n’y avait aucune chance que ce territoire se développe sans le métro.
Ce projet est avant tout un projet urbain. Si on prend l’espace que l’on parcourt en dix minutes à pied autour d’une gare et que vous les additionnez sur les 68 gares, la surface totale, c’est une fois et demie Paris. Ce n’est pas un quartier, ce n’est pas la création d’une ville nouvelle, c’est une fois et demie Paris, qui va connaître une accessibilité en transport comparable à celle du métro parisien, et qui va donc connaître une densification et un développement importants. Enfin, le GPE augmente également la résilience du réseau actuel : les pénétrantes actuelles (métro ou RER) ne seront plus un simple corridor unique dont les aléas techniques plongent les territoires desservis dans une absence de solution autre que l’automobile ; le GPE permettra de contourner par exemple une difficulté sur un axe, pour rejoindre un autre axe. C’est l’effet maillage.
Paris ne semble pas concerné par ce projet ; pourtant il y a 15 à 20 % du trafic qui est en fait du trafic banlieue-banlieue mais qui traverse Paris. Le Grand Paris Express va sortir du métro parisien une part importante du trafic et rendre donc aux Parisiens de la capacité dans le métro historique.
Risques : Pour rester sur le thème de l’environnement, que fait-on des gravats produits par les tunnels ?
Thierry Dallard : Il y a une dizaine de solutions. D’un point de vue juridique, cela entre dans la catégorie des déchets de chantier, mais c’est de la terre, de l’argile, du calcaire, du sable, ce sont des matériaux nobles qui sont réutilisables, de façon très variable. Cela peut être dans la construction. Il existe ce que l’on appelle la valorisation positive : la fabrication de briques en terre crue par exemple. Il y a aussi un usage qui est beaucoup plus volumique : le comblement de carrières. Vous avez sur le Bassin parisien de nombreuses carrières de gypse utilisées pour le plâtre qui, une fois leur exploitation terminée, laissent des cavités gigantesques entraînant des problèmes de sécurité dans le temps. On remplit donc ces cavités. Vous avez aussi des projets d’aménagements paysagers autour de certaines opérations immobilières d’ampleur ; c’est le cas près de Chelles où tous les matériaux venant des tunneliers qui vont creuser la section Aulnay-Clichy-Montfermeil vont être mis en dépôt définitif, ce qui va modeler le terrain – comme les Buttes-Chaumont ou les plages du Prado à Marseille. Voici les principales utilisations. Il faut toujours en trouver de nouvelles. Aujourd’hui la cible est que 70 % des déchets soient réutilisés. Le reste va en dépôts mais cela revient cher. On a donc intérêt à continuer à trouver des valorisations.
Risques : Nous avons évoqué l’environnement. Peut-on élargir à l’aspect social sur les chantiers, la sous-traitance ?
Thierry Dallard : C’est évidemment un sujet important, sur lequel les entreprises sont très mobilisées. Je ne vais jamais sur un chantier sans rappeler que le premier de mes objectifs, avant les coûts et les délais, c’est la sécurité. Les entreprises ont fait beaucoup d’efforts, chacune à leur niveau. On voit d’ailleurs assez vite sur place celles qui en ont fait un élément majeur, et celles à qui il faut rappeler que c’en est un. Même si je n’ai pas de raison d’être inquiet, il faut être sans cesse extrêmement vigilant et ne jamais perdre le sens des priorités.
Il y a ensuite un autre travail majeur. Nous sommes dans des territoires qui, pour une partie d’entre eux, sont soumis à un chômage plus ou moins important. Ce n’est pas tant une question de volume qu’une question de nature. Certaines personnes sont éloignées de l’emploi depuis très longtemps. Il est intéressant de constater que les entreprises atteignent les objectifs que nous leur avions fixés : nous avions un objectif de deux millions d’heures d’insertion ; deux ans à peine après le début du chantier, alors qu’il y a encore plus de la moitié du temps à faire, on a dépassé le million au mois de septembre. Pour essayer de faciliter tout cela, nous avons démultiplié nos partenariats avec les territoires. Nous avons notamment une convention avec chacun des établissements publics territoriaux dans lesquels nous finançons plusieurs personnes à temps plein pour assurer un guichet unique et être capable de coordonner les différentes actions sur le terrain. C’est une machine qui demande des efforts parce qu’il y a beaucoup d’acteurs, mais qui donne satisfaction, à la fois à la SGP, aux entreprises et aux élus des territoires.
Il y a également quelque chose qui me tient à cœur. Nous avons une responsabilité à faire découvrir dans les quartiers, auprès des jeunes, les métiers qui entourent la réalisation d’un métro ; ce n’est pas seulement être compagnon sur un chantier, c’est être contremaître, ingénieur, urbaniste, architecte. Si on peut par la même occasion donner envie à des jeunes filles et à des jeunes garçons – qui sont dans des milieux sociaux qui n’ont pas les codes – de faire des études longues pour être ingénieurs, je pense que nous n’aurons pas perdu notre temps.
Ce sont des actions périphériques aux missions traditionnelles – sécurité, intégration emploi – mais qui ont une importance pour réaliser notre objectif : faire le métro. Parce que faire connaître le métro positivement à travers les jeunes, c’est le faire connaître à leur famille, c’est être capable d’emporter l’adhésion du plus grand nombre. Parce que, même si dix ans c’est rapide pour un chantier, c’est dix ans de bruit, de poussière, de trafic de camions, ce sont des commerces qui sont moins accessibles, ce sont plein de nuisances. Nous avons donc vraiment intérêt à ce que le territoire porte le projet. Il le porte politiquement ; encore une fois la rapidité avec laquelle nous sommes passés d’une loi de 2010 aux premières DUP en témoigne : quasiment pas de recours, tout cela est allé très vite. Mais le chantier, ce sont aussi des périodes où l’on travaille la nuit, ou lorsqu’il fait 40 degrés pendant les deux semaines de canicule, cela met les nerfs à vif. Et c’est là que les deux objectifs se rejoignent : faire adhérer les habitants au projet et donner des perspectives.
Nous avons un espace à Saint-Ouen qui s’appelle la Fabrique du métro. C’est à la fois un lieu d’exposition et un lieu de travail. Vous y verrez une station à l’échelle 1, un voussoir, des maquettes. C’est en même temps un lieu où l’on travaille : on a fait tester par des représentants d’associations de malvoyants le premier plan en braille ; on fait tester à des personnes en fauteuil roulant l’ergonomie du dispositif pour aller acheter son billet directement. On a fait travailler les ergonomes… Et la maquette 3D, qui peut servir pour des présentations au grand public, est utilisée par les techniciens afin de s’assurer que la conception des gares tient la route.
Je suis intimement convaincu que ce projet peut être dupliqué dans d’autres métropoles comme Marseille, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Milan, Turin, Rome : l’enjeu de traiter la périphérie pour lui permettre de se densifier sans aller encore agrandir la tâche d’huile est un enjeu majeur pour toutes nos métropoles. Je suis convaincu que lorsque nous allons expliquer à tous nos jeunes ce que nous faisons, nous leur donnons aussi une perspective professionnelle. Mais pas pour les dix ans du Grand Paris Express, pour les trente ans qui viennent. Le monde est un monde de métropoles, et les enjeux environnementaux sont universels.
Risques : Quels sont vos cocontractants ? des entreprises françaises ? étrangères ? Pour la construction d’un réseau aussi important, trouve-t-on en France l’ensemble des compétences, l’ensemble de la capacité de production ? À quoi cela ressemble-t-il ?
Thierry Dallard : Vous touchez du doigt un vrai risque, celui de la ressource pour tenir les délais. L’enjeu du modèle économique est de pouvoir caler le planning sur les contraintes techniques. Mais les contraintes techniques, ce n’est pas seulement la géologie, c’est la capacité d’acceptation par les riverains, et la capacité des entreprises à fournir des ressources. Autant on est capable de trouver toutes les compétences nécessaires pour un projet comme celui-ci dans l’industrie française, autant la question du calendrier nous a amenés à nous tourner très vite vers l’Europe, et donc à faire connaître le projet au-delà de nos frontières. Il ne s’agit pas seulement de faire connaître le projet (tous ceux qui travaillent dans ce secteur en ont entendu parler), mais il faut les rassurer en leur disant que s’ils viennent, nous jouerons le jeu. Salini Impregilo, une entreprise italienne, a gagné un grand lot de la ligne 16, parce que son offre était la meilleure. Elle est mandataire, associée à des entreprises françaises. Le marché est donc ouvert et nous avons besoin de ces compétences pour éviter les problèmes de délai mais aussi éviter d’être pieds et poings liés à des valeurs de marché qui exploseraient en l’absence de concurrence. La maîtrise des coûts passe aussi par une ouverture.
Risques : Quels sont les points sur lesquels vous estimez avoir les risques de dépassement budgétaires les plus importants ? géologiques ? juridiques ? des grèves ?
Thierry Dallard : La géologie, indiscutablement, est un risque important. Bien souvent on ne sait ce à quoi on aura à faire que lorsqu’on a le nez dessus. Nous réalisons des sondages souterrains mais parfois nous avons des surprises. Ensuite, il y a le risque d’interface, le risque entre deux contrats. Nous sommes en train de faire un retour d’expérience des premiers lots. C’est pourquoi pour le bouclage de la ligne 15, nous allons réaliser plutôt des contrats de conception-réalisation qui ont le mérite d’associer l’entreprise beaucoup plus tôt dans le processus de conception. Elle sera donc beaucoup plus responsabilisée sur les choix de conception. Par ailleurs, s’il y a des adaptations en cours de projet parce que la conception initiale ne convenait pas, ce sera son risque. Alors que dans le schéma de la loi MOP1, qui est peut-être très bien pour des projets simples, vous avez en permanence ce dialogue à trois qui n’est pas des plus efficaces en termes de maîtrise de risque. Nous ne pouvions pas faire autrement en démarrant le projet mais nous allons procéder différemment pour les tronçons de lignes qui restent à venir : 15 Est et 15 Ouest. Enfin, le troisième risque – mais que l’on arrive à gérer relativement bien –, c’est l’acceptabilité des riverains, des élus. Il ne faut jamais laisser une situation s’envenimer, il faut toujours être capable d’anticiper les difficultés ; s’il y a un point de fixation, être capable de le traiter, trouver un consensus, une indemnisation, un relogement… Cet environnement peut être très réactif ; si vous avez un blocage de chantier parce que 2 000 personnes viennent manifester, cela peut coûter très cher.
Le risque financier reste pour moi le méta-risque. Pour donner un ordre de grandeur d’impact, nous sommes en train de travailler sur la mise en place de swap, d’outils de protection contre la hausse des taux. Puis il y a les risques habituels de chantier, couverts par des contrats d’assurance. Comme le projet est le plus grand, nous avons le plus grand contrat d’assurance sur une très longue durée. Gras Savoye est notre courtier.
Risques : L’une des conséquences de ce grand projet est le risque foncier, la hausse du prix des logements et le non-accès à la propriété des populations locales, avec un risque de gentrification au-delà de la petite couronne. Calculez-vous ce risque ?
Thierry Dallard : Ce risque existe. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place un observatoire spécifique autour des gares. Concernant une explosion supposée des prix en lien avec une spéculation, nous n’avons rien mesuré de différent du reste de l’Île-de-France. Aujourd’hui il n’y a pas d’effet Grand Paris. Il faut rappeler que nous parlons d’un espace qui fait une fois et demie Paris. On n’est pas sur une rareté telle que l’on aurait déjà des effets. En revanche, la question de l’évolution des quartiers est un vrai enjeu pour la gentrification. Il y a un équilibre de trois types d’usage : le secteur tertiaire, le logement en parc privé et celui dans le parc social. C’est là qu’il y a un travail pour lequel nous ne sommes pas directement partie prenante.
Ces questions du développement des quartiers de gare sont majeures et constituent le cœur de l’acte II : le vrai projet in fine, ce n’est pas le métro, ce sont les 80 milliards d’euros d’investissements autour. C’est deux fois le métro. Et cela va durer dix, vingt, trente ans.
Note
- Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée.
Crédit photo : Société du Grand Paris / Marco Castro