Entretien réalisé par Arnaud Chneiweiss et Mathilde Viennot1
Risques : Vous avez annoncé des réformes importantes du secteur de la santé. Les assureurs, qu’on appelle des « complémentaires » dans le domaine de la santé et qui ont trop souvent le sentiment d’être des « payeurs aveugles », sont prêts à accompagner ce changement en jouant un rôle plus actif. Pouvez-vous nous indiquer les objectifs que vous vous êtes fixés ? et comment les assureurs peuvent-ils y jouer un rôle ?
Agnès Buzyn : Nous avons tracé aujourd’hui les grandes lignes de la transformation du secteur de la santé. À cet effet, nous avons présenté le plan « Ma Santé 2022 » qui aura forcément un impact sur la manière dont les assureurs s’inscrivent dans la partie complémentaire du financement de l’Assurance maladie. Nous avons en effet beaucoup orienté « Ma santé 2022 » sur l’exercice coordonné, sur des parcours de qualité et sur le développement de nouveaux modes de tarification de la médecine.
Dans l’organisation actuelle des financements, essentiellement associés aux volumes d’actes, l’Assurance maladie et les organismes complémentaires sont des payeurs aveugles d’actes dont ils ne peuvent interroger ni la pertinence ni la qualité. Les orientations de « Ma Santé 2022 » vont forcément avoir un impact, puisque nous allons vers des modes de tarification au parcours, forfaitaires, peut-être en équipe.
On voit bien la difficulté que l’on a à imaginer la place des organismes complémentaires dans le forfait patientèle, par exemple. Si on amplifie ce mouvement d’une tarification forfaitaire, il importe pour les assureurs de déterminer comment ils vont accompagner ce mouvement. Il s’agit d’un changement de paradigme important, qui touche tout autant l’Assurance maladie, que vous, organismes complémentaires.
Si nous voulons tous collectivement améliorer l’efficience de notre système en mettant l’accent sur la pertinence des actes, il faut que nous connaissions mieux les parcours, que nous identifions les plus pertinents, que nous ayons des indicateurs de qualité et de pertinence des actes qui sont faits, et intégrer que nous allons commencer à payer différemment les acteurs de la santé.
Risques : Les assureurs complémentaires santé se sentent excessivement encadrés. Normalement, un assureur sélectionne son risque, sait ce qu’il rembourse et peut juger de la pertinence de son indemnisation. Il mène des politiques de prévention et d’éducation au risque. Quand on regarde le monde de la santé, peut-on dire qu’il s’agit d’assurance ? Certains considèrent que nous sommes plus dans l’avance de trésorerie. Les assureurs revendiquent de ne plus être des payeurs aveugles et de jouer un rôle plus pertinent, plus actif. Nous pourrions améliorer le système mais nous sommes tellement encadrés que nous avons du mal à le faire.
Agnès Buzyn : L’Assurance maladie est en droit de se poser la même question ! L’Assurance maladie est bien un système assuranciel, même s’il est universel. Aujourd’hui elle est un payeur aveugle car elle ne maîtrise pas les ordonnances prescrites ou les parcours tels qu’ils sont organisés par les professionnels.
Dans la réforme que je conduis, il y a un vrai changement de cap vers plus d’indicateurs de qualité, plus d’indicateurs de pertinence, pour faire potentiellement moins d’actes – mais envers les bonnes personnes. Ces indicateurs de qualité des actes devront être forcément pris en compte. C’est, à mon sens, le principal engagement de cette réforme. Parce que tout le monde en ressent la nécessité depuis des années mais que personne n’a jamais osé l’affronter. Parce que cela nécessite une transformation globale du système. Pour pouvoir faire cela, il faut acter que le travail en équipe est primordial par rapport au travail individuel en silo de chaque professionnel.
Cela implique d’organiser le travail en équipe sur tout le territoire. Cela passe par des formations différentes des professionnels qui doivent apprendre à travailler entre eux (d’où la réforme des études en santé), et cela passe par des modes de tarification innovants. Cela passe par des outils partagés, notamment des outils numériques. Même si tout le monde savait que c’était ce qu’il fallait faire, seule une réforme globale était capable d’adresser cette question-là. Et c’est ce que nous avons osé faire.
Risques : Réforme de l’organisation, innovation technologique, cela nous conduit à évoquer la télémédecine où les assureurs complémentaires ont déjà lancé des chantiers et où ils estiment avoir une valeur ajoutée.
Agnès Buzyn : Aujourd’hui, pour l’Assurance maladie, l’acte de télémédecine est un acte de médecine, pas une innovation technologique. En conséquence, l’acte relève exclusivement de la relation médecin/malade, dans le même cadre que celui admis aujourd’hui : une relation individuelle avec son médecin traitant. Clairement, nous développons un outil au service de la relation médecin/malade, et pas un nouveau service de soin.
Ainsi, nous facilitons la capacité à joindre son médecin quand on est dans un Ehpad, sans avoir forcément à se déplacer, ou la capacité qu’ont deux professionnels (un généraliste et un spécialiste par exemple) à échanger sur des images, de façon à gagner du temps. C’est un outil d’accélération et d’amélioration des relations médecin/malade ou entre médecins. Nous ne promouvons pas un autre mode d’interaction médecin/malade, avec des plateformes de service.
Risques : À quel horizon voyez-vous les premiers effets de cette réforme ? Par exemple, sur la levée du numerus clausus, il faut que toute la cohorte de médecins sorte des études avant de voir un changement sur les déserts médicaux.
Agnès Buzyn : Le numerus clausus n’a pas pour objet de lutter contre les déserts médicaux. Il s’agit de lutter contre le désespoir de jeunes lycéens brillants, qui se voient fermer la porte des études de médecine en raison d’un concours classant extrêmement sélectif, avec un mode de sélection qui, pour nous, n’est pas approprié. C’est très bien de sélectionner les gens sur le « par cœur » et sur le bachotage, mais à l’arrivée, ce sont des médecins, avec une dimension humaine, qu’il nous faut recruter. La fin du numerus clausus vise à diversifier le mode de recrutement des futurs médecins, éventuellement à en augmenter le nombre, parce que aujourd’hui nous formons déjà 9 000 médecins par an.
Aujourd’hui, nos services hospitaliers ne sont plus en mesure de tous les former. Les cohortes sont en effet très importantes. Il faut savoir que dans les années 1980/1990, on formait 3 800 médecins par an. On en forme plus du double aujourd’hui. Ces médecins vont sortir des facultés dans les années 2025. En réalité, l’enjeu n’est pas le nombre ; le nombre va être réglé par le fait que l’on a largement ouvert le numerus clausus en 2005. Nous avons à passer une période de désertification médicale très difficile, en raison de décisions prises il y a trente ans, mais tout cela s’inversera à partir de 2025. Le numerus clausus a pour objectif d’avoir des professionnels de santé avec des compétences diverses.
Certains médecins sont ingénieurs, certains font de l’éthique, on a des médecins de santé publique, on a des chirurgiens ; il faut recruter plus largement, et faire en sorte que les professionnels de santé se croisent plus au cours de leurs études. En effet, aujourd’hui, aucun médecin n’est capable de vous dire ce que fait réellement un ergothérapeute, qui est un professionnel de santé. Quand on doit prescrire un acte d’un autre professionnel de santé (un psychomotricien, un ergothérapeute, un orthophoniste), si l’on ne connaît pas son métier, on est moins à même de rendre service aux malades. Nous voulons donc former les professionnels de santé avec des modules communs au cours de leurs études ; tous les métiers de la rééducation ont intérêt à se connaître, pour prendre en charge les troubles du neurodéveloppement, par exemple. La réforme des études en santé vise donc à diversifier les profils et à améliorer les coopérations interprofessionnelles, parce que la médecine de demain sera profondément pluridisciplinaire.
En matière de coopération interprofessionnelle et de coordination des professionnels au sein des communautés professionnelles territoriales de santé, afin de parvenir à une véritable médecine de proximité organisée, les effets sont attendus dans les deux ans. Les assistants médicaux commenceront à être déployés dès l’année prochaine. On espère que d’ici 2022 la transformation aura bien avancé.
Risques : Pouvons-nous aborder un autre sujet qui intéresse beaucoup les assureurs, le droit à l’oubli à propos de l’assurance emprunteur ? C’est-à-dire la possibilité de ne plus déclarer dans le formulaire de souscription qu’on a surmonté, par exemple, un cancer, car il est considéré guéri. Il y a un engagement du président de la République de réduire de dix ans à cinq ans la période permettant de considérer que l’on est guéri. Les négociations doivent s’ouvrir dans le cadre tripartite de la convention Aeras2, qui réunit pouvoirs publics, associations de malades et assureurs.
Agnès Buzyn : J’étais en charge de ce dossier dans mes précédentes fonctions, à l’Institut national du cancer (Inca). Je considère que le droit à l’oubli est une nécessité parce qu’il correspond à la réalité que vivent les malades. Quand on a vécu quelque chose de difficile, que l’on en est guéri, et que l’on en a la preuve scientifique, je ne trouve pas normal de garder toute sa vie des stigmates de la maladie. Il était important pour moi d’acter le droit à l’oubli ; je l’ai toujours fait en disant que l’on apporterait petit à petit la preuve du niveau de risque des malades. J’ai vu des surprimes faites pour des malades dont j’avais la charge, sans commune mesure avec le niveau de risque de rechute qu’ils avaient. Des surprimes à 400 %, pour des malades dont je savais pertinemment qu’ils étaient guéris ! Cela m’a heurtée. Les assureurs avaient pris un retard considérable par rapport à la réalité scientifique et médicale. C’est cela que j’ai porté.
Risques : Pourtant en matière d’assurance emprunteur, c’est un dialogue entre médecins, ceux de la Sécurité sociale, des associations de malades, des assureurs.
Agnès Buzyn : En tant que présidente de l’Inca, lors des réunions j’ai pu apporter des preuves scientifiques. Les médecins des assureurs partaient du principe qu’en cas de diagnostic de cancer, on avait autant de probabilité de mourir ou de guérir à cinq ans. Ce qu’a apporté l’Inca, c’est de dire : oui, si on prend la totalité des malades au moment où on les diagnostique. En réalité, quand un malade va emprunter pour monter sa société ou acheter un appartement, il est à distance de la maladie, en général deux ou trois ans après. Or, dans une maladie cancéreuse, les rechutes surviennent dans les deux premières années. Si vous êtes guéri et que vous avez passé le cap des deux, trois ou cinq ans (tout dépend de la maladie), votre risque de rechuter et d’en mourir après est infinitésimal. Et cela change toutes les statistiques.
Risques : Il faudra regarder les cas de cancers pour lesquels les données scientifiques sont là, et les autres maladies ou cancers pour lesquels c’est plus compliqué.
Agnès Buzyn : Je pense qu’il faut comprendre où était le biais de raisonnement.
Risques : Pouvez-vous nous expliquer vos objectifs en matière de prévention ?
Agnès Buzyn : En ce qui concerne la prévention, il y a aussi un changement de paradigme. Je considère que la prévention ne peut pas être totalement déconnectée de la prise en charge des malades par les professionnels. On a longtemps pensé la prévention comme un sujet à part du soin. Dans « Ma santé 2022 », la prévention fait partie de la prise en charge au même titre que le soin curatif. Cela change un peu la façon dont la prévention sera financée. Ces modes de financement nouveaux que je veux mettre en place, forfaitaires, en parcours de soin, incluront la prévention. Nous ne pouvons plus découpler la prévention et les professionnels, notamment les médecins, doivent s’engager dans la prévention. Si vous incluez la prévention dans la façon dont vous tarifez la médecine ou les soins, vous générez chez les professionnels un réflexe, celui de parler prévention à leurs malades.
Risques : Les assureurs complémentaires santé investissent depuis longtemps dans la prévention. C’est un outil de différenciation.
Agnès Buzyn : Je ne sais pas quelle place vont prendre les complémentaires, mais je veux que l’Assurance maladie, via les financements des parcours qu’elle va proposer, se mette de facto à financer plus : certainement la prévention secondaire, et probablement la prévention primaire.
Risques : Un mot du tiers-payant ?
Agnès Buzyn : Ce sujet fait partie de la modernisation et de ce que l’on doit aux Français en termes d’accès aux soins. Il y a encore trop de gens aujourd’hui pour qui l’avance de frais est difficile, et qui, de ce fait, renoncent aux soins. Quand quelqu’un a 200 euros pour vivre en fin de mois, avancer 20 euros peut être très compliqué. Il est donc important que l’on avance sur ce sujet. On constate beaucoup de retards de diagnostic, de retards de prise en charge, en raison de ces difficultés d’avances de frais. Cela explique en grande partie l’engorgement aux urgences, où il ne faut pas payer, contrairement à la consultation chez un médecin spécialiste ou généraliste. Il est pour moi indispensable d’aboutir à ce tiers-payant généralisable.
Risques : On compte de plus en plus de personnes âgées dépendantes. Comment entendez-vous traiter le sujet de la dépendance, grande réforme annoncée pour 2019 ?
Agnès Buzyn : Vous l’avez compris, nous avons d’abord et avant tout choisi une méthode de travail. C’est cela que nous portons : une méthode qui passe par une large concertation citoyenne, par des groupes de travail thématiques et une coconstruction d’un plan dans lequel on veut d’abord faire apparaître le modèle de société que l’on décide pour l’avenir, en termes de prise en charge du grand âge et de la perte d’autonomie. Dans un deuxième temps, on définit le mode de financement. Aujourd’hui, nous n’avons pris aucune décision ; nous ne privilégions aucune piste par rapport à une autre ; nous laissons la consultation se déployer. J’ajouterais : il est important que les organismes complémentaires participent comme les autres acteurs à la consultation en cours, cela ne préjuge en rien du modèle que nous choisirons.
Risques : Comment percevez-vous les risques émergents en santé ? Avec le réchauffement climatique, des risques de transformation plus rapide sont à craindre : risque pandémique, apparition de nouvelles maladies…
Agnès Buzyn : Des risques infectieux reviennent sur le devant de la scène. On a eu cette grande période des maladies chroniques, ces trente dernières années, liées à nos comportements, à nos modes de vie, au vieillissement de la population. On a un peu oublié les maladies infectieuses grâce à la vaccination, grâce à une hygiène de l’alimentation, et à des comportements permettant d’échapper beaucoup plus aux maladies infectieuses que dans les années 1950. Vous avez raison, la crainte est de voir émerger des pathologies infectieuses d’un autre type : des pathologies tropicales, tout d’abord. On le voit avec l’arrivée de virus tropicaux dans le Sud de la France, chikungunya, dengue… et il est vraisemblable qu’avec la remontée du moustique tigre vers le nord de la métropole, nous serons tous soumis à ce type d’épidémie dans les années qui viennent. Il y a des virus émergents, que l’on connaît mal, il y a des virus mutants, comme le H1N1. Je pense que l’avenir va être marqué par de grandes épidémies. C’est mon inquiétude.
En ce qui concerne les pathologies chroniques, nous avons tous bien conscience qu’en modifiant nos comportements, nos régimes alimentaires, nous allons peut-être pouvoir inverser la courbe, notamment en mettant en place des politiques de prévention plus efficaces. À l’inverse, en ce qui concerne les pathologies infectieuses émergentes, avant que nous ayons tous les vaccins et que nous soyons préparés, nous risquons de traverser des années un peu compliquées.
Risques : C’est un sujet qui préoccupe assureurs et réassureurs.
Agnès Buzyn : Ils ont raison. L’industrie pharmaceutique n’avait pas investi ces questions de maladies infectieuses tropicales. On a pris du retard, et il s’agit désormais de rattraper ces trente ans de retard.
Notes
- Conseiller macroéconomie et prospective chez France Assureurs.
- Aeras : s’assurer et emprunter avec un risque aggravé de santé.
Crédit photo : © Ministère Sociaux/Dicom/Jacky d.FRENOY