Si Paul Valéry proclamait que les civilisations étaient mortelles au lendemain de la Première Guerre mondiale, il ne les avait pas vu vieillir. Le processus est en train de s’accomplir sous nos yeux, entraînant de grandes incertitudes et des risques insoupçonnés. Les mécanismes démographiques qui conduisent au vieillissement sont divers : on pense à l’effondrement de la fécondité, comme dans le cas du Japon présenté par François-Xavier Albouy, mais il pourrait également procéder d’un allongement de l’espérance de vie, voire de l’âge maximal au décès. Et nous n’avons pas de certitudes sur l’évolution de la mortalité aux grands âges, comme le montre Hippolyte d’Albis, ni d’ailleurs sur l’évolution générale de l’espérance de vie. En témoigne la crise démographique que traversent les États-Unis, dont Isabelle Albaret nous rappelle que personne ne l’avait anticipée. Au-delà de la seule espérance de vie, André Renaudin nous invite à réfléchir sur l’écart avec l’espérance de vie en bonne santé, et il semble renouer avec Jean Monnet et Pierre Massé, qui nous ont appris que le meilleur moyen d’apprivoiser l’avenir était de le faire advenir par des actions soigneusement coordonnées. Toutefois Pierre Pestieau et Grégory Ponthière montrent la difficulté et les paradoxes de l’action publique face aux risques du vieillissement.
François-Xavier Albouy ouvre ce dossier par un constat vertigineux : l’effondrement de la natalité au Japon a entraîné un vieillissement accéléré de la population, dissous les solidarités intergénérationnelles et modifié profondément la structure productive du pays. Si la trajectoire japonaise semble liée à des facteurs culturels spécifiques, d’autres pays et d’Europe réunissent aujourd’hui les conditions pour la reproduire, si la démographie observée à l’heure actuelle s’y maintenait pendant trois décennies. Il convient donc de tirer les leçons de l’expérience japonaise pour les pays qui en prennent le chemin.
Le vieillissement pourrait aussi provenir d’une dynamique propre à l’espérance de vie. Hippolyte d’Albis propose une évaluation des tendances récentes en la matière. Après avoir défini précisément l’espérance de vie « du moment », l’auteur montre que celle-ci augmente tendanciellement depuis le XVIIIe siècle, avec néanmoins des épisodes de baisse liés aux guerres ou à des circonstances exceptionnelles. Depuis les années 2000, on observe toutefois une hausse de la mortalité aux États-Unis dans les populations n’ayant pas fait d’études supérieures. Partout ailleurs, l’espérance de vie continue de croître tendanciellement. Sans limite ? La poursuite d’un accroissement de l’espérance de vie dans les pays à indice de développement humain (IDH) élevé est liée à l’augmentation de l’âge au décès, ou du moins à la stabilisation de la mortalité aux âges élevés : malgré une recherche démographique intense sur ce sujet, on n’a pas encore acquis de certitudes.
Isabelle Albaret documente la crise sanitaire majeure que traversent les États-Unis, en se concentrant sur la question des opiacés. Après avoir chiffré le phénomène et son effet sur l’espérance de vie, elle montre comment il résulte de la conjonction de deux modes de consommation différents : d’une part, une erreur fondamentale des politiques de santé publique qui ont soutenu le développement d’antalgiques fortement addictifs, et d’autre part la diffusion plus récente de ces mêmes antalgiques comme drogues. Analysant les causes de l’épidémie, l’auteur montre que l’érosion des relations sociales dans les régions désindustrialisées est plus vraisemblablement à la racine du mal que la conjoncture liée à la crise financière. La prise de conscience des coûts sociaux de l’épidémie n’est même pas terminée, et les moyens de lutte restent à élaborer car c’est toute une organisation sociale qu’il faut soigner.
Si l’Europe ne connaît pas, ou peut-être pas encore, la situation alarmante des États-Unis, l’espérance de vie y progresse néanmoins plus vite que l’espérance de vie en bonne santé. Comme l’indique André Renaudin, cet écart constitue une source de risques sanitaires avec des conséquences possibles en termes de bien-être. La communauté médicale s’accorde aujourd’hui à considérer qu’une réponse efficace doit mobiliser des actions de prévention tout au long de la vie. À cet égard, les dépenses de prévention en France sont inférieures, en proportion du PIB, au niveau optimal de nos voisins européens. En revanche, l’organisation de la prévention est remarquable car il existe un réseau d’acteurs conscients des enjeux collectifs, notamment les mutuelles et les institutions de prévoyance, qui obéissent à d’autres logiques que celle du bénéfice annuel. Reste que la prévention ne peut être entièrement déléguée aux bonnes volontés : elle est l’affaire de tous, depuis les organisations internationales et les institutions européennes jusqu’aux acteurs de terrain.
Pierre Pestieau et Grégory Ponthière s’intéressent plus précisément aux réponses apportées à ces risques qui pèsent sur les populations vieillissantes, en particulier les risques microéconomiques. Même si ces risques menacent les individus, ils peuvent faire l’objet de politiques publiques. Ainsi par exemple, les politiques de prévention permettent-elles d’atténuer le risque de mort prématurée, avec ce paradoxe qu’elles sont plutôt régressives, et donc qu’un souci d’équité pourrait conduire à les modérer. Si l’existence d’un système de retraite public a permis de limiter le risque d’une vie « trop longue » parce que non financée, la prise en charge sociale de la dépendance est insuffisante pour cause d’instruments encore inadaptés. Les auteurs montrent que les politiques publiques ne se limitent pas à mobiliser des financements, mais encore que leur conception et leur administration sont cruciales pour limiter les risques de maltraitance ou d’impécuniosité.
Malgré les incertitudes sur l’évolution de l’espérance de vie et de la vie aux très grands âges, les politiques publiques sont aujourd’hui d’une grande subtilité pour identifier les objectifs pertinents et coordonner les acteurs divers avec une attention constante… qui doit s’affirmer face à l’urgence généralisée.