La réforme en profondeur de l’ensemble des systèmes de retraite français a longtemps été reportée par les précédents gouvernements. C’est qu’il faut beaucoup de courage politique pour détricoter l’écheveau des nombreux systèmes qui se sont accumulés depuis plus de soixante-dix ans et pour les remplacer par un système unique tout à la fois lisible et équitable au sens où un euro cotisé donnerait droit à la même retraite, quel que soit le cotisant – salarié du privé, fonctionnaire ou indépendant. L’objectif est louable mais sa simplicité apparente se heurte à d’importantes difficultés (le diable se cache dans les détails) provenant, d’une part, de la complexité des systèmes actuels, et d’autre part, des préférences des Français quant au financement des retraites et à leur mode de sortie. Préférences que l’on peut résumer ainsi : la répartition et la sortie en capital. L’une comme l’autre ont des origines historiques et la réforme en cours ne pourra pas s’en affranchir facilement, tant elles sont ancrées dans le conscient et l’inconscient des Français.
La répartition représente la partie principale du système actuel. La capitalisation, certes non négligeable, mais sans aucune mesure avec les systèmes étrangers comme celui des Pays-Bas, est surtout logée dans des placements en dehors des systèmes de retraite : l’immobilier et l’assurance vie. Cette préférence a une origine historique : l’euthanasie des rentiers. Entre 19OO et aujourd’hui le franc (remplacé par l’euro) a vu son pouvoir d’achat divisé par 2800 environ alors qu’au cours de la même période le pouvoir d’achat du dollar des États-Unis n’a été divisé que par 28 environ, soit cent fois moins ! Autrement dit, le franc-or d’avant 1914 équivaut aujourd’hui à quatre euros environ (rappelons qu’en 1960, le nouveau franc a remplacé l’ancien franc en supprimant deux zéros). Toute l’épargne constituée en vue d’une future retraite a donc été anéantie. En voici un exemple concret. Les dernières tranches encore existantes des emprunts perpétuels émis avant 1914 ont été amorties par l’État français il y a quelques décennies. Chaque titre qui servait de base pour constituer la retraite des épargnants aisés avait pour valeur nominale 500 francs-or. Ces titres ont été amortis cinq francs (nouveaux). Voici le détail de cette étonnante division : en 1914, le franc-or a disparu remplacé par le franc tout court, lequel après la guerre ne vaudra déjà plus que 20 % du franc-or. Puis, en 1960, après plusieurs décennies d’inflation, 500 ont été divisés par cent. Ainsi, le pouvoir d’achat d’environ 2 000 euros actuels (= 500 x 4) s’est réduit à moins d’un euro. Quatre générations (au moins) d’épargnants ruinés suffisent pour expliquer la grande méfiance des Français envers la capitalisation. Il en va de même pour la sortie en rente. Malgré le fait que la plupart des systèmes de retraite (Cnav, Agirc, Arrco) ne prévoient que la sortie en rente, quand ils ont le choix, les Français préfèrent la sortie en capital. D’où les avantages fiscaux sur les cotisations des plans d’épargne retraite avec sortie obligatoire en rente, susceptibles de compenser le peu d’appétence pour la rente. L’argument démographique de l’allongement significatif de l’espérance de vie à 65 ans observée aujourd’hui, par rapport à l’espérance observée dans les années 1940, qui devrait favoriser la sortie en rente, est semble-t-il de peu de poids face à la crainte de perte de pouvoir d’achat due à une inflation qui pourrait réapparaître dans le futur. On n’efface pas d’un seul trait la mémoire douloureuse de plusieurs générations d’épargnants ruinés. Quant à l’argument médical d’un risque aggravé de dépendance liée au grand âge, qui devrait lui aussi peser en faveur de la rente, il est souvent balayé par le déni. Bien que semblable au déni de la mort, le déni du risque de dépendance est en partie justifié par le fait qu’il n’est pas certain.
Ces préférences pour la répartition et pour la sortie en capital ont deux conséquences fâcheuses pour le financement des entreprises. D’une part, elles sont privées d’une grande partie de l’apport des épargnants, dont les cotisations servent à verser les pensions. D’autre part, la duration des passifs des caisses de retraite et des fonds de pension s’en trouve raccourcie par le risque d’une sortie en capital au début de la retraite – duration logiquement plus longue dans un système viager –, ce qui limite évidemment leurs placements en actions.
La tâche des réformateurs n’est à l’évidence pas simple, d’autant plus qu’il leur faut aussi conserver la redistribution sous une forme ou sous une autre comme par exemple le minimum vieillesse. Les huit articles de la rubrique rassemblent treize auteurs de la société civile représentatifs de toutes les parties prenantes à la réforme. François-Xavier Albouy présente les idées directrices d’un système de retraite moderne où le risque viager et le risque de dépendance sont les deux risques menaçant son équilibre. Claude Tendil expose bien sûr le point de vue des chefs d’entreprises, mais aussi et surtout les sept principes de base de « toute retraite future ». Frédéric Sève donne le point de vue de l’un des principaux syndicats de salariés. Didier Weckner analyse la fusion prochaine des deux systèmes de retraite complémentaire par points, l’Agirc et l’Arrco, fusion qui préfigure la réforme en cours. Arnaud Chneiweiss et Mathieu Gatineau présentent un produit de retraite supplémentaire nouveau : Revavie, conçu pour faire face au risque de longévité et de dépendance liée au vieillissement. Mathilde Viennot analyse finement l’importance du couplage entre la phase de constitution et la phase de liquidation d’un plan de retraite. José Bardaji et Jean Malhomme présentent un projet de retraite supplémentaire qui offrirait un supplément de revenu viager en plus des retraites de base et complémentaires actuelles. Enfin, Antoine Bozio, Simon Rabaté, Audrey Rain et Maxime Tô proposent le plan de réforme le plus original, bien que déjà expérimenté en Suède, celui d’un système par points notionnels.