Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, François-Xavier Albouy, Gilles Bénéplanc, Arnaud Chneiweiss et Daniel Zajdenweber
Risques : Comment présenteriez-vous aujourd’hui les évolutions fortes de la grande distribution ? Risques, opportunités, concurrence avec le numérique ?
Serge Papin : Il me semble bon de rappeler que le commerce n’invente rien. Il s’adapte à son époque et à la société dans laquelle il est. Première étape. Dans les années 1970-1980, il y a eu un mouvement de frénésie de consommation qui s’est traduit par la grande distribution. Après les restrictions de la guerre, la France qui se reconstruit, il y a eu une alliance informelle entre la production et la distribution. D’une part, l’agriculture se restructure, avec le remembrement, la mécanisation et l’utilisation des intrants ; d’autre part la grande distribution se développe avec la création des hypermarchés. Élément important, il y a à cette époque une urbanisation horizontale de la société. On crée de l’habitat autour des villes et on crée des centres commerciaux dans lesquels il y a une grande surface. Les gens font des courses toutes les semaines, dans ces « temples de la consommation » que sont devenus les hypermarchés. Il ne faut pas oublier que l’on était, parmi les pays d’Europe, le pays le plus rural (36 000 communes), ce qui explique la densité de magasins en France. Le mouvement des indépendants, lesquels ont créé ce que l’on appelle « la grande surface de la petite ville », était un modèle accessible à d’anciens petits commerçants, des bouchers, des boulangers, des paysans, alors que les autres pays d’Europe se sont tournés vers le modèle de l’hypermarché. L’aventure d’Intermarché, Leclerc, Système U a démarré ainsi, parce que c’était accessible à des entrepreneurs indépendants.
Cela a fonctionné jusqu’à l’an 2000. Deuxième étape. En 2000, intervient le début d’une inversion, aujourd’hui amplifiée par l’arrivée d’Internet. La société française amplifie son mouvement vers l’habitat urbain et péri-urbain, se « métropolise ». L’identité de la France est en train de se construire via ces métropoles qui captent toute la richesse. C’est d’ailleurs un enjeu politique. La fracture est plus territoriale que sociale, avec les villes qui ont un budget important en raison des impôts des sociétés implantées sur leur territoire, qui peuvent fournir des services « sponsorisés » à leurs habitants, et les autres. On assiste à une révolution : les métropoles captent toutes les richesses, les gens vont y habiter ; l’hypermarché était le champion du commerce hors les murs. Or nos concitoyens se réapproprient les villes. Et les villes, les métropoles, essaient, plus ou moins bien (on le voit à Paris) d’organiser la vie en ville, avec des écoquartiers, des vélos, des courses de proximité. Les nouveaux entrants (les Gafa) profitent de cette nouvelle façon de vivre : on peut faire de la livraison à domicile avec Internet ; c’est possible en ville, c’est plus difficile dans les zones rurales. Après avoir été dominants, les hypermarchés se retrouvent dans la situation des petits commerces qui ont été renversés par la grande distribution. La grande distribution n’est pas menacée de façon rapide, on constate un début d’érosion lente. Système U est « préservé » car nous sommes implantés dans des zones rurales, d’autant plus résilientes qu’elles sont touristiques ou qu’une industrie y est implantée.
Notre métier consiste à faire venir les clients en magasin pour créer du lien. Nous allons donc devoir être encore plus performants pour lutter contre Internet et les livraisons à domicile, en proposant des produits d’excellence. De façon surprenante, il y autant de modernité dans la présence d’un bon boucher, d’un bon caviste, que dans la présence de la technologie.
Risques : C’est très intéressant. Les gens sont autant en demande des métiers traditionnels, des savoir-faire artisanaux que des nouvelles technologies. Quelle est votre stratégie ?
Serge Papin : Nous sommes dans une époque de paradoxes qu’il faut conjuguer et non opposer. On a pensé que le livre allait disparaître au profit de la liseuse. Non ! Les deux vont cohabiter. C’est cela qui est intéressant actuellement. Il ne faut pas avoir peur de l’avenir et avoir la capacité d’accueillir l’inconnu et de se l’approprier. C’est un challenge pour tous nos distributeurs indépendants.
Notre stratégie s’articule autour de deux axes. Tout d’abord, nous devons être de bons professionnels de notre marque, notamment dans le domaine des métiers du frais. Ensuite, nous avons une marque formidable avec nos produits U. Nous devons en faire une marque très attractive : elle sera à la fois offensive pour attirer des clients (c’est un enjeu pour toute la grande distribution) et défensive en matière de rentabilité. Ce qui nous conduit à la maîtrise et donc l’intégration du sourcing. Ainsi, nous allons être partenaires, dans la Meuse, d’une usine qui produira 50 000 tonnes de yaourts « Bleu blanc cœur » et emploiera 110 personnes. Nous achèterons du lait produit par des vaches nourries à la luzerne et en oméga 3. Nous aurons nos propres chaînes faites en fonction du profil des yaourts que nous voulons faire. Cela va nous permettre d’être plus indépendants, comme c’est déjà le cas pour certains produits (lessive, papier hygiénique, couches, etc.). Nous allons vers cette forme d’intégration contractuelle, sur des contrats longs. On ne possèdera pas mais nous apporterons le chiffre d’affaires, les volumes, les magasins, la fidélité, etc. C’est notre stratégie. Nous voulons une marque qui crée de la valeur, avec une dimension citoyenne, respectueuse de la santé… Cela me paraît être un élément essentiel. C’est un changement important pour nos commerçants indépendants. Nous allons avoir des négociations à deux niveaux : au niveau international avec de grands groupes (Coca-Cola, Unilever, Nestlé, L’Oréal, Danone ou Bel) et au niveau local pour les produits frais bio. À ces produits s’ajouteront les produits de notre marque.
Risques : Système U est un système mutualiste. Comment fonctionne-t-il ?
Serge Papin : Système U est une coopérative qui fonctionne avec une gouvernance multirégionale et est composée d’associés. Tous les associés possèdent leur magasin. Il y a très peu de permanents en comparaison avec des groupements intégrés de taille équivalente. La coopérative fait des choix de développement qui visent « au bonheur de ses membres », d’où un développement prudent.
Ce modèle a porté ses fruits. Aujourd’hui, il est à parfaire, parce que les seuls centres de profit sont les magasins. Tous les profits sont consacrés au magasin. Le reste est centre de coût : le marketing, les achats, la logistique… qui font l’objet de contrats, de plans pluriannuels d’investissement. Nous devons faire évoluer l’état d’esprit des associés et leur faire accepter le versement de cotisations que nous pourrons investir par exemple dans le digital. Un petit magasin de proximité ne prendra pas les services du non alimentaire, du bazar et du textile ; donc il ne paiera pas de cotisations sur ces produits-là. C’est une sorte de mutualisme entre les gros et les petits.
Risques : Combien y a-t-il de magasins en France ? Vous développez-vous à l’international ?
Serge Papin : 1 600 magasins en France métropolitaine et quelques-uns dans les DOM-TOM. Et nous sommes en train de nous ouvrir à l’Afrique de l’Ouest, d’une manière assez rapide : au Bénin, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Togo. Nous aurons probablement soixante à soixante-dix magasins dans les trois ans. Nous en avons une vingtaine aujourd’hui. On s’ouvre à l’international en signant des partenariats avec des familles ou des investisseurs ; l’enjeu étant la diffusion des produits U et le développement et la visibilité de la marque. Aujourd’hui, nous sommes les premiers opérateurs du port de Montoir à Nantes, en livraison DOM-TOM et Afrique.
Risques : Quels sont les principaux risques de votre secteur ? Comment les gérez-vous ?
Serge Papin : Il y a deux types de risques : sur les biens et les personnes, en un mot la sécurité ; et les risques alimentaires. En matière de sécurité, pour le moment, nous ne sommes pas impactés par le terrorisme. Je n’ai pas conscience de choses qui s’aggravent mais nous avons fait beaucoup de progrès sur les normes de sécurité dans les magasins, notamment en matière de risque incendie.
Ensuite, sur les risques alimentaires. En 2009, j’ai commis un ouvrage avec Jean-Marie Pelt : Consommer moins, consommer mieux1. Il ne m’a pas valu que des amis dans mon métier. C’était déjà une anticipation de ce que je pressentais sur l’évolution de notre société. Il est certain que l’excès de consommation ne rend pas toujours heureux. Il y a une perte de confiance de la part des consommateurs et certains professionnels de l’alimentation ont une image déplorable. Parfois injustifiée, parfois à juste titre. Les défis en matière d’alimentation sont importants, avec des problèmes d’obésité et de diabète à des niveaux complètement anormaux. Si on modifiait certains processus de production, et j’y ajoute la transformation, on pourrait régler 80 % des problèmes de santé. Si l’on fait œuvre de pédagogie sur la façon de se nourrir, de se comporter par rapport à sa consommation, par rapport à soi ; encourager, par exemple, les gens à bouger, à faire du sport, cela donne des résultats probants. Je crois que quasiment un Français sur deux (si on cumule l’obésité et la surcharge pondérale) est concerné. C’est complètement anormal, et en tant que spécialistes de l’alimentation nous avons une responsabilité. C’est un changement d’époque.
Il y a aujourd’hui dans les produits ce que l’on appelle des ingrédients controversés. Ce n’est parfois pas très compliqué de les enlever, de produire mieux, de diminuer les intrants. On sait aujourd’hui que l’excès de pesticides entraîne des risques médicaux, autant s’en affranchir même si les enjeux financiers sont importants. Système U commence à le faire, modestement, sur tout ce que nous commercialisons.
Risques : Comment géreriez-vous aujourd’hui un risque comme celui des œufs infectés ou les lasagnes Spanghero ?
Serge Papin : Ces deux cas sont malheureusement des cas de fraude difficilement décelables. En revanche, nous avons des ingénieurs qui effectuent des contrôles, avec des cahiers des charges qui doivent être respectés. Les produits subissent des tests. Nous sommes une marque. Nous avons une responsabilité et une obligation de résultat.
Risques : Comment vous positionnez-vous par rapport aux marques « bio » ?
Serge Papin : Nous sommes très engagés dans le bio. C’est un secteur que nous développons. Nous sommes à 15 % de parts de marché versus 10 % pour les produits conventionnels. Nous sommes aussi engagés sur une troisième voie, un peu stratégique, avec de grands groupes de l’agroalimentaire, pour conjuguer production « productive » et non-utilisation d’intrants. Et donner des signes aux consommateurs. Par exemple, nous travaillons avec l’agroforesterie. Nous nous sommes aperçus que de grandes exploitations reboisent, remettent dans la terre du broyat de bois. Les vers de terre reviennent. On obtient une terre qui n’a pas besoin d’être traitée de la même manière, tout en ayant une grande productivité. Ce mouvement nous intéresse beaucoup. Ce n’est pas du bio, mais on sort du conventionnel pour aller vers cette troisième voie. Je ne sais pas ce que cela va donner, mais nous allons y investir. Nous travaillons avec des industriels de l’agroalimentaire pour avancer sur ce terrain qui nous paraît être une alternative à l’élitisme financier du bio… et donner accès à des produits plus sains au plus grand nombre et ainsi leur redonner confiance. Cet enjeu est une des clés du développement. Je contrôle scrupuleusement la marque U à titre personnel. Je m’y intéresse beaucoup. Je vais en Bretagne, à Loudéac où nous avons une production de haricots verts, de courgettes, etc. Nous n’utilisons plus d’herbicides, presque plus d’azote. Les jeunes paysans photographient les espaces avec les drones, pour déterminer l’endroit exact qu’il faut traiter. C’est très intéressant. Notre agriculture évolue. Il faut aussi savoir valoriser les bons exemples pour arriver à une cohabitation entre une agriculture qui sort du conventionnel un peu douteux, un peu inquiétant, pour aller vers des choses beaucoup plus intéressantes, qui ne sont pas du bio en tant que tel, parce qu’il y a sans doute besoin d’une agriculture industrielle de bonne qualité. Et en parallèle on peut faire cohabiter des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), du bio. On ne peut plus dire que l’agriculture sera conventionnelle ou industrielle ou bio. Nous allons vers une cohabitation. L’enjeu majeur est de mieux rémunérer les agriculteurs. Pour y arriver il va falloir donner des signes d’une qualité justifiant cette meilleure rémunération. Il y a un projet « Fermes d’avenir », où il est question de créer des ceintures vertes autour des grandes métropoles, de les recréer. Parce que sur quatre hectares de maraîchage bio, on peut faire vivre trois ou quatre personnes. Cela pourrait créer des milliers d’emploi, mais ce n’est pas simple de dire à des salariés travaillant dans la banque, dans l’assurance ou à La Défense, « vous pouvez créer une ferme d’avenir » parce que leurs emplois vont être détruits par l’utilisation des algorithmes et de l’intelligence artificielle.
Un autre exemple. Près de La Sainte-Baume, l’ancien patron de Chanel, Thierry Dufresne, s’est lancé dans la défense des abeilles. Il a créé l’Observatoire français d’apidologie (OFA). Il aide à sauver les abeilles, à fortifier les reines, etc. C’est très intéressant. En France, 50 000 tonnes de miel sont consommées chaque année. Nous en importons 40 000 tonnes. Si nous le voulions, nous pourrions être autosuffisants en miel ; c’est possible et assez simple. Cela pourrait créer environ 3 000 emplois.
Risques : L’organisation en coopérative de Système U vous semble-t-elle pérenne ?
Serge Papin : Cette organisation, c’est à la fois la force des hommes et la fragilité des liens. À l’origine, l’organisation de Système U était basée sur des contrats de droit de suite de sept ans qui auraient pu nous fragiliser face à une concurrence féroce. Aujourd’hui, nous avons mis en place des liens contractuels entre les adhérents, les associés et la coopérative. Cela a été voté en assemblée générale, puis les associés devront signer individuellement, sur la base de contrats de huit ans qui devraient nous protéger contre les départs de certains de nos associés négociés avec nos concurrents. Je voudrais mettre ce système en place avant mon départ en 2018. Si on peut s’affranchir de ce risque-là, Système U a une pérennité immense.
Risques : Vous partez en 2018. Comment gérez-vous votre succession ?
Serge Papin : Nous organisons un séminaire à la fin du mois de septembre pour préparer l’avenir mais c’est le dernier conseil d’administration, la veille de la fin de mon mandat, qui élira le président pour un mandat de six ans, ce qui correspond à un mandat d’administrateur. Le président est révocable ad nutum. Il n’y a ni parachute, ni stock-options. Il reçoit une indemnité et il exploite son magasin. En ce qui me concerne j’ai réduit mon implication dans l’exploitation de mon magasin pour n’avoir plus que 30 % de parts avec ma sœur. Mais mon successeur est un homme de magasin. Si son mandat de président s’arrête, le magasin est son parachute. Chez Système U, c’est toujours un homme de terrain qui est aux commandes. C’est très important. Je resterai disponible pour le nouveau président autant qu’il le voudra, comme l’a été Jean-Claude Jaunait avec moi.
Notes
- Serge Papin et Jean-Marie Pelt, Consommer moins, consommer mieux, Éditions Autrement, 2009.
Crédit photo : © 2019 Agence France-Presse