Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, François-Xavier Albouy, Pierre-Charles Pradier et Daniel Zajdenweber
Risques : Tout le monde connaît les chantiers navals de Saint-Nazaire, votre cœur de métier. Quelles sont les autres activités développées par STX France ?
Laurent Castaing : Installée sur la façade atlantique depuis 150 ans, STX France est une entreprise de construction maritime et de services aux flottes. Grâce aux expertises développées par son personnel et son réseau de coréalisateurs, combinées à un outil industriel de premier plan, l’entreprise est l’un des leaders mondiaux pour la conception, la fabrication, le montage et la mise en service de navires hautement complexes et d’installations marines. STX France est composée de trois pôles d’activité : les navires, les énergies marines et les services. Elle s’appuie également sur une filiale, STX France Solutions, qui propose des prestations d’ingénierie. Quelques chiffres clefs : 6 000 personnes sur le site de Saint-Nazaire (dont 2 600 salariés STX France), 50 000 tonnes par an d’acier transformées, un site d’une superficie de 100 hectares, la plus grande forme de montage en Europe et une capacité de levage de 1 400 tonnes. Les prises de commandes de navires des deux dernières années ont porté le chiffre d’affaires annuel à plus d’un milliard d’euros. Les chiffres d’affaires dans les énergies marines et les services représentent pour chaque pôle d’activité environ 100 millions d’euros pour la période 2016-2020.
Notre pôle « navires » est composé de trois segments : 1. les navires à passagers, avec une expertise reconnue sur deux segments, les navires de grande taille (> à 140 000 UMS1 , Harmony of the Seas) et les navires de haut standing de taille moyenne (< à 50 000 UMS) ; 2. les navires militaires avec les navires de grande taille (en coopération avec DCNS, BPC classe Mistral) et les navires de taille moyenne (frégates) en propre ; 3. les navires spécialisés principalement dédiés au secteur Oil and Gas.
Notre pôle « énergies marines » avec deux segments : les énergies marines renouvelables (EMR), avec des sous-stations électriques offshore et de l’ingénierie ; l’Oil and Gas avec des quartiers de vie, des modules techniques et de l’ingénierie.
Enfin le pôle « services » avec des marchés civils et militaires pour la maintenance, la modernisation et la transformation de navires.
Risques : Les chantiers de La Ciotat ont fermé. À une époque, l’Allemagne subventionnait massivement les chantiers d’ex-Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous la pérennité des chantiers navals de Saint-Nazaire ?
Laurent Castaing : L’une des raisons en est la maîtrise de la complexité. Nous ne sommes plus que trois entreprises au monde à être capables de construire de tels navires (les très grands paquebots). Nous pouvons nous féliciter d’avoir des ingénieurs en France, des généralistes, des personnes capables de comprendre plusieurs technologies, capables de les assembler. Nous avons de bons cerveaux en termes d’organisation ; c’est un aspect qui nous permet de gagner. Nos grands concurrents sont italiens et allemands, c’est-à-dire des pays assez proches. D’autres pays et d’autres cultures ont du mal à entrer dans cette maîtrise partagée de la complexité. Il n’y a pas un cerveau qui maîtrise l’ensemble, c’est un réseau organisé de personnes qui maîtrisent la complexité, aussi bien pour arriver à la complétude de l’objet que pour en maîtriser les risques.
En allant vers des objets de plus en plus complexes et de plus en plus chers (un gros paquebot coûte un milliard d’euros), la perception du risque dans notre industrie a augmenté. C’est une des grandes difficultés, car les observateurs extérieurs nous perçoivent comme une entreprise porteuse de risques : un objet unique livré à un client unique, dans des délais très courts. Nous devons montrer notre capacité de maîtrise des risques. Les sociétés qui travaillent avec nous depuis longtemps ont compris les principaux risques, savent comment les conjurer et en rendre les limites acceptables.
Si l’on prend l’exemple des banquiers ou des assureurs, les banquiers avec lesquels nous travaillons connaissent notre secteur, les us et coutumes et les manières de limiter les risques financiers et les risques techniques. Nous leur avons montré notre capacité à maîtriser ces risques. Il en va de même pour nos assureurs et nos investisseurs.
Risques : Quels sont les risques macroéconomiques liés à votre industrie ? En premier lieu, les risques liés à vos processus industriels et leurs incidences sur vos contrats d’assurance, puis les risques liés au marché ?
Laurent Castaing : : Nous avons un métier à grand risque. Nous faisons des prototypes et de l’ingénierie, générateurs de risques sur le résultat technique et de risques liés à la construction. Nous avons donc développé une méthodologie de gestion des risques, qui est l’une des composantes de notre système de management qualité, hygiène, sécurité et santé au travail. Lorsqu’on parle des risques, il faut avoir en tête que pour construire un navire de 170 000 UMS, nous gérons environ 1 000 étapes clefs, 100 000 tâches. Nous coordonnons 100 métiers. En matière de conception, nous gérons 1 million d’heures de travail. Nous travaillons sur environ 25 000 documents techniques. Nous travaillons avec environ 500 coréalisateurs et fournisseurs. Nous gérons 3 millions de composants. Lorsque l’on parle des ateliers de fabrication, de montage, cela représente environ 1,5 million d’heures de travail, environ 300 000 pièces métalliques, 700 panneaux, 50 blocs. L’armement : 3,5 millions d’heures de travail, et jusqu’à 1 800 personnes à bord.
De façon très classique, nous procédons à l’identification des risques, à leur analyse. On les évalue en termes de probabilité d’apparition et de gravité, puis on travaille sur des plans de réduction de risque. Nous avons défini une grille avec une probab ilité qui va de l’événement le moins probable à celui qui apparaît de façon systématique. Les gravités sont mesurées en termes d’impacts financiers, d’images, réglementaires, humains, environnementaux, en termes de délais, de rapidité à remettre en conformité… avec un seuil d’acceptabilité.
Pour chaque contrat ou construction d’un paquebot, les équipes « affaire » identifient l’ensemble des risques inhérents à l’affaire. Ils sont classés en catégories : risques techniques, risques fournisseurs, risques contractuels… et évoqués au cours de revues mensuelles par affaire, en présence du groupe de direction. Ce dernier statue sur la pertinence des plans de réduction des risques et peut débloquer des situations de façon accélérée si nécessaire. Au-delà de la revue mensuelle, au niveau de la direction générale, il y a une revue de contrats, où l’on examine le risque financier, les coûts, les délais et la qualité. Il y a bien évidemment un point risque, sachant qu’en tant que directeur général, je dois m’assurer que la note de risque, par affaire, a globalement diminué depuis le mois précédent. Si ce n’est pas le cas, des actions supplémentaires sont déclenchées.
L’un des risques principaux au cours de la fabrication est le risque incendie. Nous sommes assurés et nos assureurs regardent avec nous nos propres analyses de risque incendie, nos plans d’action de réduction des risques. Nous allons même plus loin. Ils envoient leurs inspecteurs, une fois tous les trois mois (en début de navire, pratiquement une fois tous les mois), constater que les mesures décidées sont mises en place. Ils comparent leur grille d’analyse des risques avec les nôtres pour le cas où nous aurions des vues divergentes sur l’endroit où se situent les risques. Parallèlement, depuis quelques années, lorsque nos clients nous le demandent, nous établissons une analyse de risque et de traitement des problèmes en commun.
En matière de risques environnementaux, notre industrie en présente peu car nous ne manipulons pas, ou très peu, de produits chimiques.
Risques : Comment gérez-vous les risques liés à la sécurité au travail ?
Laurent Castaing : Nous avons une organisation totalement dédiée à la sécurité : des équipes d’animation autour de nos règles de sécurité, de leur évolution et de leur bonne application, une équipe de pompiers, des PC de surveillance pour l’ensemble du site et un pour chaque navire. Le PC de surveillance est d’abord à terre, puis on l’emmène à bord, au fur et à mesure de l’installation des systèmes destinés à la sécurité pour le navire.
Je voudrais souligner que la sécurité et la qualité sont intégrées dans tous les processus. Nous avons des centaines de managers qui ont, indépendamment de leur propre métier, une fonction sécurité et une fonction qualité. Nous considérons qu’il est souhaitable, dans la perspective d’une évolution de carrière vers un poste opérationnel de construction d’un navire, d’avoir passé un, deux ou trois ans, dans le service de sécurité. C’est la même chose pour la qualité. Elle doit être au cœur des opérations.
Les responsables sécurité des différents chantiers navals européens se connaissent et ont des échanges immédiats de retour d’expérience. La sécurité est un domaine où tous les intervenants des différents chantiers sont conscients qu’il y a un intérêt commun à échanger l’information. En tant que directeur général, j’effectue deux inspections de sécurité chaque mois. Plutôt que de faire des visites de sécurité générales où l’on ne voit rien, je préfère regarder un ou deux aspects précisément. Ce matin, lors de notre visite, je m’étais donné comme objectif de vérifier l’évacuation des déchets. C’est un point majeur en termes d’incendie. Je n’ai vu aucun amoncellement de déchets. C’est tout à fait satisfaisant.
Risques : Peut-on parler de protection sociale, notamment pour vos coréalisateurs ?
Laurent Castaing : Nous réalisons des audits sociaux, conjointement entre notre direction des achats et notre direction juridique pour nous assurer que les coréalisateurs respectent réellement la réglementation : toute personne travaillant sur les chantiers doit avoir un contrat de travail, avec un salaire minimum correspondant au Smic. Depuis vingt ans, nous faisons appel à des sociétés extérieures et nous appliquons ces règles, donc bien avant les dernières dispositions législatives. Notre charge de travail est extrêmement fluctuante. Ainsi, vers la fin de la construction d’un navire, il peut y avoir jusqu’à 1 000 personnes qui travaillent à bord et, en l’espace de quinze jours, il y a 1 000 emplois qui disparaissent. Ne vaut-il pas mieux que ces 1 000 salariés retournent chez eux, plutôt que de créer du chômage en France ? Pour les métiers du métal, ce sont principalement des gens de l’Europe de l’Est. Pour les autres métiers, nous avons plutôt des Espagnols, des Italiens, des Allemands, des Finlandais.
Risques : Qu’en est-il des risques de marché ? Le marché de la croisière peut-il encore se développer ?
Laurent Castaing : Oui, c’est un marché assez peu risqué, dans la mesure où il connaît une croissance ininterrompue depuis quarante ans. C’est un marché où tous les grands clients font des bénéfices et sont, pour la plupart, cotés en bourse. Dans la construction navale, le grand risque est d’avoir un client qui est dans l’incapacité de payer au moment de prendre livraison de son navire. Pour limiter ce risque, mais aussi pour créer un avantage compétitif, nous proposons à nos clients des solutions de financement des navires avec un montage « navire + financement », ce qui est une façon d’améliorer nos offres, mais aussi de réduire le risque puisque nous savons que le client aura le financement le jour de la livraison du navire. Nous avons ainsi une direction des financements qui travaille avec les banques en amont des contrats. Nous utilisons largement les facilités qui nous sont offertes par les crédits export et la couverture Coface, qui est un des grands outils de la politique d’exportation. Avoir des industries qui exportent, cela se joue aussi autour du financement, et cela se joue aussi de manière cruciale autour des agences de crédit export. Cependant, nous avons en France, par rapport à d’autres pays, un désavantage. Une fois obtenue l’assurance de notre couverture crédit export, il faut monter le pool bancaire, alors que les Allemands, avec la KFW, apportent la garantie et les liquidités. C’est ensuite la KFW qui monte son pool bancaire par opération. Nous devrions nous en inspirer pour limiter le risque de voir le client partir ailleurs.
Pour en revenir au développement du marché, aussi surprenant que cela puisse paraître, il y a encore 2 à 3 % de croissance annuelle sur le marché de la croisière aux États-Unis, marché qui existe depuis 40 ans. En Europe aussi, bien que la santé économique de l’Europe soit moins bonne. Cela est dû principalement à des changements d’habitudes culturelles autour des loisirs, qui conduisent de plus en plus de gens à la croisière. Parmi les leviers, il y a aussi la situation en Afrique du Nord, qui était un grand lieu de loisirs, et qui est perçue aujourd’hui comme risquée. En Asie, même s’il reste difficile de la définir (en Chine et dans d’autres pays), il y a bien l’émergence d’une classe moyenne qui, ayant de plus en plus de pouvoir d’achat, a envie de profiter de loisirs. Un marché s’ouvre, incontestablement.
Par ailleurs, le modèle de vacances européen change. Les vacances dans la maison de famille, en location ou en camping ne sont plus le modèle qui attire les nouvelles générations. Quelque chose est extrêmement favorable à la croisière – et à ce que l’on appelle le loisir au forfait – c’est le travail des femmes. Elles exigent maintenant d’avoir de vraies vacances, où l’on n’a plus à faire, de fait, même si on prétend le contraire, les courses, la cuisine et la vaisselle. Cela change le modèle sociologique et conduit à ce qu’il y ait de plus en plus d’acheteurs de loisirs à forfait, dont la croisière.
La croisière est un loisir de classe moyenne, moyenne supérieure. Dans beaucoup de pays, la classe moyenne supérieure était plutôt la classe âgée, mais petit à petit, et notamment quand il y a deux salaires dans les familles de la classe moyenne supérieure, ce sont de plus en plus des gens jeunes. Cela fait partie des raisons du succès des grands navires de croisière : les gens viennent en croisière en couple, mais aussi en famille.
Parallèlement, nous avons réfléchi à d’autres sources de croissance, et nous avons ciblé les énergies marines renouvelables. Puisque tout se passe dans le Nord de l’Europe, nous pourrions nous implanter industriellement là-bas, pour être un peu plus citoyen de ces pays, et pour retrouver des capacités industrielles. Malheureusement, la situation de l’actionnariat m’empêche aujourd’hui de faire toute opération capitalistique. Par ailleurs, il pourrait y avoir un intérêt, y compris dans la construction de navires, à aller chercher des capacités de construction ailleurs. Vous l’avez compris, nous sommes de grands assembleurs de petits et de gros morceaux. Si nous trouvions des entreprises pour construire des morceaux et que nous étions capables de les ramener économiquement ici, ce serait susceptible de nous intéresser.
Risques : Quel risque pourrait vraiment affecter votre industrie ? Un accident en mer ? Le piratage ?
Laurent Castaing : L’affaire du Costa Concordia a eu un effet immédiat mais qui n’a duré que quelques mois. Il est apparu que c’était un accident dont les causes avaient peu de chance de se reproduire, et le nombre de personnes blessées ou tuées était restreint, comparé au nombre de passagers. Le sentiment d’être en sécurité sur un navire a prédominé. En ce qui concerne le piratage, l’attentat terroriste sur l’Achille Lauro a été possible car il s’agissait d’un petit bateau. Sur un paquebot, l’équipage est nombreux, la coque est fermée jusqu’à bonne hauteur ; il est donc plus difficile de monter à bord. Mais c’est bien sûr un risque que nos clients nous demandent de prendre en compte. Je citerais deux grandes séries de protections : 1. ne pas laisser entrer d’armes, d’explosifs ou de gens armés à bord. Nous avons des systèmes de fouille, tels que ceux employés dans les aéroports, avec une difficulté pour la croisière car ce sont des milliers de gens qui montent et qui descendent chaque jour. Il faut donc être capable de gérer ces flux ; 2. à bord, sont installés de vrais « services de renseignement », des caméras, des personnels habitués aux techniques de recherche et d’investigation des services secrets, avec sur un paquebot, un énorme avantage puisqu’on peut surveiller l’ensemble des communications. À partir de ce maillage assez fin, on peut assez vite repérer si, parmi l’équipage ou les passagers, se trouvent des gens que l’on pourrait qualifier de suspects. Les actions nécessaires sont ensuite déclenchées.
Risques : Vous êtes dans une période particulière puisque vous allez changer d’actionnaire. Quels en sont les enjeux ?
Laurent Castaing : Ce n’est pas le directeur général qui choisit les actionnaires, mais les actionnaires qui choisissent le directeur général ! Ceci étant précisé, la première chose dont STX France a besoin, c’est de stabilité. En raison des risques encourus, des sommes considérables qui peuvent être mises en jeu dans notre chantier, les clients qui passent commande veulent savoir qui sera aux commandes du chantier dans trois ans, quand ils vont prendre livraison de leur navire ou de tout autre engin maritime.
Deuxième point : il faut trouver un investisseur dont l’intérêt stratégique ne puisse pas être contraire aux intérêts du chantier nazairien. Actuellement, il y a du travail pour tout le monde, mais demain, s’il y a un retournement de marché, le repreneur aura-t-il le même intérêt à garder le chantier de Saint-Nazaire ? En tant que management, nous nous sommes lancés dans les diversifications, vers les énergies marines, vers les services, de manière à apporter de la stabilité au chiffre d’affaires et au résultat du chantier, voire pour l’améliorer. Si le nouvel actionnaire peut nous apporter de nouveaux éléments de stabilisation, nous sommes bien sûr intéressés.
Troisième point : je pense qu’aujourd’hui la place de l’État français à un tiers de notre actionnariat est la bonne place. J’aurais tendance à dire : ni plus, ni moins. Nous sommes une entité stratégique pour la France, tant par notre poids économique que par ce nous représentons dans le domaine militaire. L’État ne peut perdre une partie de sa maîtrise, mais d’un autre côté, nous sommes clairement une entreprise industrielle, et tout le monde sait que les États ne sont pas de bons dirigeants industriels. Plus d’un tiers, cela pourrait être gênant.
Risques : Pour conclure, votre savoir-faire, c’est l’organisation, la logistique, la capacité à construire des systèmes complexes. Est-il envisageable de l’exporter, en Afrique par exemple dont la population va doubler dans les vingt prochaines années ?
Laurent Castaing : L’ingénierie des navires et engins maritimes, c’est pouvoir construire un engin qui va être capable de remplir une mission en mer, avec des performances de plus en plus pointues, dans des conditions très diverses, parfois difficiles, et dans la durée. C’est le premier risque, le risque de l’ensemblier, que nous maîtrisons bien. On pourrait apprendre à d’autres à monter des chantiers navals et à réaliser cette ingénierie, mais nous serions alors immédiatement en concurrence.
Note
- Universal Measurement System, unité de mesure du volume d’un navire
Crédit photo : © 2019 Agence France-Presse