Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi, François-Xavier Albouy, Gilles Bénéplanc, Arnaud Chneiweiss, Philippe Trainar et Daniel Zajdenweber
Risques : Voiture autonome, révolution dans les usages, dans les relations avec les clients, taux bas en assurance vie, le monde de l’assurance subit de profondes modifications. Comment les appréhendez-vous ?
Jacques Richier : C’est la première fois que l’on assiste à une telle accumulation d’incertitudes. Le premier constat est que nous sommes dans un environnement « triple zéro » : pas d’inflation (ce qui pose problème à un assureur IARD1 dont l’évolution tarifaire s’appuie parfois sur des indices) ; pas de taux d’intérêt (comment un assureur vie ou IARD de risques longs provisionne-t-il ses engagements longs ?) ; et pas de croissance. Deuxième constat, on assiste à une révolution permanente de la technologie. À la croisée de ces deux facteurs naît l’économie du partage, avec de nouveaux comportements. Petit à petit, l’assureur n’assure plus la propriété mais l’usage ; non plus le véhicule mais la mobilité ; non plus par abonnement, mais « à la demande ». C’est un bouleversement ! Troisième constat : une nouvelle réglementation, Solvabilité II, s’applique depuis cette année. Rappelons qu’elle a pour but de mieux gérer les risques (même si on a beaucoup parlé de ses aspects « impact sur l’économie », en particulier sur le bilan et la gestion d’actifs). En ce sens, on peut considérer qu’elle intervient au bon moment.
Ces trois constats font que nous évoluons aujourd’hui – avec notre bilan et notre compte d’exploitation – dans un environnement mouvant : d’un côté, le monde se recompose autour de nouveaux modes de consommation ; de l’autre, des ruptures successives renversent le monde économique, financier, voire politique. En un sens, c’est enthousiasmant ! D’un point de vue « bilan », c’est un défi d’adopter Solvabilité II avec des taux d’intérêt à zéro. D’un point de vue « compte d’exploitation », les nouvelles habitudes de consommation redistribuent les cartes et interrogent notre modèle. Passer à une assurance de l’usage, c’est une nouvelle façon de gérer son compte d’exploitation, alors que nous étions habitués à gérer de l’abonnement sur de la propriété ou du bien. De ce point de vue-là, c’est une période fantastique.
J’aimerais surtout insister sur les usages. Nous sommes entrés dans ce que j’appelle la « selfie-sation » du monde, où liberté d’accès, immédiateté et besoin de reconnaissance sont des exigences capitales. L’individu veut être reconnu pour ce qu’il est, distinct des autres. Certes, il est aussi investi dans l’économie du partage ; il considère qu’il appartient simultanément à quelque chose de plus global, mais le selfie l’emporte. Dans le même mouvement, l’ubérisation interroge notre modèle opérationnel et la façon dont on l’exerce.
Risques : En automobile, quels sont les grands bouleversements ?
Jacques Richier : L’automobile est un vrai sujet, car quand on est assureur, on est souvent assureur automobile ! C’est là que tous les enjeux se croisent, à commencer par la technologie et l’accès aux données. Le véhicule doit être pensé en lien avec ses nouveaux usages : comme outil de mobilité et non plus de propriété. Assurer des véhicules, c’était assez simple : l’on crée un portefeuille de contrats et dispose d’un stock. Mais si, demain, nous assurons plutôt des transits de A à B, de Périgueux à Nice, ce ne sera plus le même métier. Nous commencerions l’année sans stock. D’autant que cette assurance serait accordée à la demande. C’est un changement majeur de paradigme, qui va se faire en l’espace d’une génération. La science assurancielle évolue aussi, grâce aux données, qui rendent possible la tarification au comportement. Puisque l’assuré demande à être reconnu en tant qu’individu, nous devons rechercher des critères centrés sur son comportement. À terme, il s’agit de tarifer l’assuré non plus en fonction de qui il « est », mais de ce qu’il « fait ». C’est tout l’objet du « pay-how-you-drive ».
Parallèlement, l’avènement de la voiture semi-autonome ou autonome lance un débat entre constructeurs automobiles, sous-traitants automobiles, Gafa2 et assureurs : qui accède aux données ? Comment les utilise-t-on pour faire évoluer la tarification ? Sur la voiture semi-autonome, les assureurs restent présents, mais c’est une étape intermédiaire. La voiture autonome signifie pour eux la fin d’un mode de distribution purement retail. Aussi, il y a fort à parier que ce débat concernera quatre ou cinq acteurs mondiaux qui feront globalement de la RC.
Allianz France vient de lancer une offre pour les véhicules semi-autonomes. Basée sur quelques critères, comme l’aide au freinage brutal, elle va nous permettre d’évaluer leur impact sur le comportement du conducteur. Par exemple est-ce que l’aide au freinage brutal influencera positivement son comportement ? Avoir la réponse à cela nous permettra demain d’affiner notre tarification. Pour conclure sur l’automobile, je dirais que c’est le secteur de toutes les opportunités, mais aussi de tous les risques, parce que c’est le cœur de métier des assureurs, et que ce marché ne va plus se jouer entre assureurs uniquement, mais entre tous les acteurs de l’automobile (constructeurs, Gafa, sous-traitants, etc.). La bataille qui se dessine peut donc sortir les assureurs du jeu.
Risques : Ces changements vont-ils également s’appliquer au domaine de l’entreprise ? Dans quelles proportions ?
Jacques Richier : Oui, l’assurance au comportement, les objets connectés et l’analyse des données (à la fois en matière de prévention et de gestion du risque), joueront un rôle important dans la façon dont on tarifera et gèrera nos risques entreprise.
Risques : Ces changements conduisent inévitablement à la robotisation de certaines fonctions, notamment en comptabilité, en actuariat. Peut-on s’attendre à des turbulences dans les sociétés d’assurance ? Peut-on parler de disruption ?
Jacques Richier : Pour l’instant, nous en sommes au stade de l’étude, mais certains robots sont déjà capables aujourd’hui de faire des traitements d’écriture de façon assez fiable. L’intelligence artificielle, dans notre métier, devrait avoir des applications intéressantes, pour la souscription, la tarification, et même la finance. Dans le domaine de l’asset management, beaucoup de choses se font déjà de façon automatique. La gestion profilée est déjà un modèle d’intelligence artificielle : on parvient à gérer des profils de risques en s’appuyant sur des systèmes automatiques pour la vente, l’achat et le rééquilibrage.
Mais au fond, ce changement me semble moins majeur que celui que j’évoquais sur l’automobile ou les comportements du client. Il me semble que la vraie réflexion aujourd’hui porte sur « ce que sera le métier d’assureur demain ». L’intelligence artificielle va certainement impacter la question de la productivité, mais en restant un outil mis à disposition du modèle choisi. L’enjeu, pour les sociétés d’assurance, est de créer un business model autour de trois axes : la transformation digitale, le client, l’intelligence technique. En gardant en mémoire que tout en innovant, nous, assureurs, devons d’abord rester capables de garantir la confiance.
Risques : Si les taux restent durablement à zéro, quel business model peut-on envisager en assurance vie ? Quel produit proposer au consommateur ?
Jacques Richier : Nous aurons à aborder la question de l’offre produit. L’euro, au sens « produit », n’est plus un produit. C’est éventuellement un ingrédient d’une solution. Mais il faut revenir à l’assurance vie ; il faut proposer d’autres produits et des durées fermes. Dans cette logique, Allianz propose des contrats en unités de compte et inclut systématiquement la prévoyance sur tous les produits. Nous avons par exemple lancé une offre en unités de compte avec un plafond de risques (le client choisit s’il accepte de perdre 5 %, 10 % ou 20 % maximum). Nous militons pour tout ce qui favorise le long terme. Avec des produits de type « bonus de fidélité », nous entendons allonger la durée et mettre en face des actifs longs. Nous allons sans doute voir revenir des produits qui avaient disparu, mais qui peuvent faire sens dans l’époque que nous allons traverser.
En vie, nous devrons aussi nous interroger sur la distribution et son modèle actuel. Pour un épargnant qui va chercher des solutions dans un environnement incertain, les devoirs de conseil et d’accompagnement sont essentiels. Cela doit valoriser les réseaux de proximité. Nous pourrons retrouver de la marge de manœuvre commerciale en offrant à nos clients une palette de solutions diversifiées, qu’elles soient assurancielles ou pas.
Risques : En assurance IARD, nous sommes dans un cycle baissier des prix. Cela peut-il encore durer ?
Jacques Richier : Je crois que l’on va vers une hausse des tarifs, en raison notamment de la mise en œuvre de Solvabilité II, de la baisse de rendement des actifs et des taux bas qui impactent les provisions techniques. Par conséquent, un ratio combiné inférieur à 100 doit devenir la règle. Je crois beaucoup à la moralisation du marché par Solvabilité II. J’espère que la sortie du cycle bas sera douce ; nous le verrons d’ici dix-huit ou vingt-quatre mois.
Risques : En matière d’accès aux données, quelles sont nos marges de manœuvre ?
Jacques Richier : La question de la confiance est centrale. Les assureurs ont toujours considéré que la confiance des assurés était fondée sur la solidité financière. Cela reste vrai, mais ce n’est plus suffisant. Désormais, la confiance comprend l’éthique et la manière dont on traite les données. Sur les données, notons que les Français ne sont pas par essence opposés au partage des données. Il y a neuf mois, nous avons lancé « Allianz conduite connectée », qui propose aux conducteurs volontaires une analyse de leur conduite à travers un boîtier situé dans la voiture. Il qualifie la conduite à partir d’informations simples comme l’accélération et la décélération. Résultat, en neuf mois, nous en avons vendu 15 000 ! Cela signifie que les assurés nous font confiance sur l’utilisation que nous ferons de leurs données. Nous ne faisons pas de géolocalisation. Le véhicule est géolocalisé uniquement en cas de choc brutal. Comment expliquer le succès de ce service ? Parce que les utilisateurs veulent être reconnus comme de bons conducteurs. Et en échange, ils ont droit à un rabais tarifaire.
Tout le défi pour nous est de trouver l’équilibre qui nous permettra de répondre au besoin de tarification personnalisée tout en ayant la sécurité sur l’utilisation par des tiers de ces données. Dans le même temps, notre métier est de traiter des données ! Rappelons-le au moment où les Gafa en font leur seul business model.
Risques : La guerre des talents est-elle un facteur clé par rapport à la force financière ? Comment fait-on pour que le meilleur data scientist aille chez Allianz plutôt que chez Google ou Facebook ?
Jacques Richier : Ces évolutions touchent l’ensemble du corps social. C’est un champ majeur pour l’entreprise, car si on veut réussir la transformation, il faut que l’on ait les talents mais aussi un exercice managérial adapté. Il faut créer de la confiance émotionnelle. Cela fait partie de l’attrait de la marque aujourd’hui : il y a toujours la technicité et la modernité, mais aussi la modernité managériale, qui comprend que chacun souhaite se réaliser en tant qu’individu.
Cette question des talents, intimement liée à un impératif d’attractivité, pourrait bousculer les petites entreprises. Dans une grande entreprise comme Allianz, cela passe par de la mobilité géographique et fonctionnelle, des façons de travailler, des méthodes managériales innovantes. C’est un long chemin. En même temps, nous simplifions notre structure pour être plus agiles, nous développons les modes de travail collaboratifs, en créant des plateaux, mélangeant les équipes, etc… Le leadership aujourd’hui consiste de plus en plus à « savoir faire vivre une équipe » plus que tout autre chose. Il ne faut pas avoir peur de casser les codes.
Pour conclure sur la question du recrutement : oui, nous recrutons des profils de haut vol, parce que nous avons une histoire intéressante à leur raconter, celle de l’automobile et de ses bouleversements, celle des nouveaux usages, celle de la gestion des risques proactive… L’attractivité aujourd’hui vient beaucoup de ce que dit la marque en termes de modernité, d’engagement sociétal, d’éthique, et mais aussi du sens du métier d’assureur, profondément en phase avec la société dont il est le reflet.
Google a attiré les talents, c’est une réussite, mais ne se pourrait-il pas que l’aventure soit chez nous à présent ? Je le crois, pour peu que nous sachions valoriser le sens de notre métier et fassions la preuve de notre capacité à mettre des moyens en œuvre pour réinventer des mutualités ! Les assureurs s’ouvrent au monde extérieur. Ils nouent de nombreux partenariats technologiques avec des start-up et sont présents dans l’écosystème des « fintechs » : cela les fait connaître et les rend attractifs !
Notes
- Incendie, accidents et risques divers.
- Google, Apple, Facebook, Amazon.