Entretien réalisé par Pierre Bollon, Jean-Hervé Lorenzi et Daniel Zajdenweber
Risques : Vous êtes très connue en tant que navigatrice. Qu’est-ce qui a motivé votre engagement au sein de WWF France ?
Isabelle Autissier : Ingénieur agronome de formation, j’ai travaillé au début de ma carrière pendant dix ans pour Ifremer et les professionnels de la pêche. La communauté scientifique alertait déjà à cette époque les pêcheurs sur le danger d’augmenter leur capacité de pêche au regard de la baisse de la population de poissons (fonction de leur taux de reproduction, de leur taux de grossissement). Je mesurais la dissociation entre une certaine forme d’activité économique et les ressources que notre planète met à notre disposition. On peut analyser la question climatique de la même manière : nous devons reconnecter notre production de gaz à effet de serre (GES) aux capacités de la planète à les absorber sans danger pour les écosystèmes, et donc pour nos sociétés.
Par la suite, j’ai décidé de mettre ma notoriété de « marin » au service de cet engagement. L’océan fait rêver et il est un acteur essentiel du climat. Aujourd’hui, le plancton absorbe 30 % de nos gaz à effet de serre. Quand l’océan absorbe du CO2, il s’acidifie. Cette acidification nuit grandement aux organismes marins et menace la stabilité de l’écosystème océanique dont nous tirons de nombreux fruits. De plus en se réchauffant l’océan va de moins en moins jouer son rôle d’absorption de CO2, ce qui est un cercle vicieux pour la stabilité climatique. Il faut également prendre en compte la montée des eaux, liée en grande partie au réchauffement océanique et à la fonte des glaces. Allant en Antarctique depuis dix-quinze ans, j’ai pu constater que les glaciers reculent. C’est tangible.
Risques : Vous avez écrit Passer par le Nord, la nouvelle route maritime avec Erik Orsenna (Éditions Paulsen, 2014). Qu’apporte le regard spécifique de l’agronome, mais surtout du marin, par rapport à celui des scientifiques ?
Isabelle Autissier : En tant que marin, il n’est pas possible de se raconter des histoires. Quand on est en mer, dans un système de courants, de vents, de vagues plus ou moins hautes et plus ou moins agréables, notre seule arme de marin est de comprendre ce qui se passe, d’en tirer des stratégies qui vont nous permettre d’aller d’un point à un autre à peu près en sécurité et si possible vite. Notre réflexion part donc de ce qui nous entoure ; c’est de l’observation et de la compréhension. Et c’est essentiel. Un bon marin, c’est quelqu’un qui regarde beaucoup, tout le temps, et qui va essayer de comprendre, c’est-à-dire de relier les choses entre elles – la couleur de l’eau qui change, c’est parce qu’on approche de la terre. Si aujourd’hui nous travaillons avec des instruments qui prolongent l’observation des sens, le processus reste bien de partir du réel.
Risques : Pouvez-vous nous parler de l’agriculture durable et de la biodiversité ? Y a-t-il des solutions ?
Isabelle Autissier : En analysant les différents modèles agricoles, on s’aperçoit que l’agriculture « industrielle » est une agriculture très forte en empreinte carbone ; que ce soit du fait des produits utilisés, du taux de mécanisation, des engrais qui sont des émetteurs importants de carbone. Plus globalement, la délocalisation génère un coût carbone démesuré. La question, c’est d’abord d’essayer de relocaliser le plus possible l’agriculture ; ce qui aurait l’énorme avantage de favoriser la lutte contre la faim. Essayer de relocaliser également pour revenir à des consommations « de saison ». Et réutiliser davantage les processus naturels.
Quand j’étais à l’Agro, on apprenait encore à faire de l’agronomie. On commençait par apprendre le sol et le climat, et ensuite on étudiait ce qui pouvait être produit sur ce sol-là et avec ce climat-là ; pas l’inverse. Je pense qu’il faut se concentrer à nouveau sur les véritables processus agronomiques, de manière à ne pas avoir besoin – ou d’avoir moins besoin – de tous ces intrants qui ont un coût carbone et un coût environnemental global. Tout ceci commence à émerger mais le modèle est encore à une agriculture très industrielle, voire aujourd’hui totalement hors-sol. Ces modèles-là ont une empreinte excessive que nous payerons tous collectivement. Un poulet produit dans une usine à poulets, sans jamais voir le jour, n’est pas cher (environ cinq euros). En revanche, le coût environnemental de cette usine qui va se traduire économiquement est important, et à la charge de la collectivité. Ce sont des déchets, de l’effet de serre, des atteintes à la biodiversité ou à la santé.
La biosphère, ce sont tous les phénomènes de la vie depuis le virus jusqu’à l’hippopotame et jusqu’aux rosiers de votre jardin. On est sur une planète vraiment extraordinaire, avec de la vie, avec une diversité et une complexité incroyable. Il n’y en a pas d’identique à des milliards d’années-lumière. Si la vie est résiliente aujourd’hui sur notre planète, c’est parce qu’elle est extraordinairement complexe, et que chaque espèce – qu’elle soit animale, végétale, etc. – est en relation trophique, de prédation, de coévolution avec des centaines, parfois des milliers d’autres. Et c’est cela qui la rend stable. Si on en retire une, les autres se débrouillent différemment, les petits oiseaux vont manger autre chose… mais si on en affecte trop, le système s’appauvrit, ne remplit plus son rôle, voire s’écroule. Il faut absolument garder cette diversité des espèces et faire en sorte que notre utilisation des moyens naturels n’aille pas les hypothéquer. On voit bien qu’en France aujourd’hui, les oiseaux communs ont diminué de 70 à 80 % à cause des pesticides. C’est une bêtise, parce que l’ensemble des oiseaux d’un territoire a un rôle écologique considérable pour justement manger des prédateurs !
Toutes les espèces disparaissent un jour. Mais aujourd’hui, cette disparition va presque cent fois plus vite que sur la moyenne géologique. Environ 60 % de nos mammifères sont en danger d’extinction. Non seulement les espèces mais les génomes. Et ceci, sur l’agriculture par exemple, est dramatique. On vit sur dix espèces de riz, cinq espèces de blé, deux espèces de bananes. S’il y a une attaque sur une espèce de banane, on ne mangera plus de bananes. Ce n’est pas dramatique en soi, on pourrait manger autre chose. Mais nous nous sommes placés en situation de fragilité génomique extrême en détruisant ou en arrêtant de multiplier certaines espèces.
Nous avons les moyens d’agir, d’une part, en diminuant notre empreinte écologique, c’est-à-dire en diminuant notre prédation globale, et surtout les conséquences de notre prédation globale ; et d’autre part, en gérant les réserves, les parcs, les zones naturelles, etc. qui sont des points de résilience à partir desquels on peut en quelque sorte réensemencer. On le voit très bien dans le domaine marin. À chaque création de réserve marine, les pêcheurs font part de leur mécontentement, pour finalement s’apercevoir, quatre ou cinq ans plus tard, qu’ils pêchent 10 ou 15 % de plus à côté de la réserve. Ils se rendent bien compte que le poisson n’a pas de frontières. WWF s’est beaucoup intéressé aux réserves et aux parcs. Nous savons que la biomasse augmente de 121 % par exemple sur une zone de réserve par rapport à la zone limitrophe. Cette biomasse, elle s’exporte en mer. Il est très important de comprendre qu’on peut avoir un développement humain et économique sans hypothéquer la nature et que l’on peut arriver à faire les deux. C’est exactement la même chose quand on compare le coût économique de la protection d’un kilomètre de mangrove et le coût économique de ce qu’elle produit quand elle est exploitée correctement. Il y va de notre intérêt de la protéger car sont en jeu la densité de poisson, de nourriture, le bois, la fixation du sol, la fixation de l’arrière-pays, l’épuration de l’eau… c’est tout un ensemble. Et cela tout en utilisant ce dont on a besoin. Nous travaillons également beaucoup avec les entreprises sur ce sujet.
Risques : Cette année, les thématiques environnementales sont au cœur de l’actualité avec la tenue de la COP 211 à Paris. Comment en appréhendez-vous les risques et les opportunités ?
Isabelle Autissier : La première question environnementale est le réchauffement global de la planète qui engendre un dérèglement climatique. Le développement de l’homme est principalement dû à une période de stabilité climatique depuis quelques dizaines de millions d’années, qui a permis une stabilisation du paysage et des espèces. Le climat est un acteur majeur de la vie des humains et tout le monde a bien compris que ce climat était fortement déstabilisé du fait de l’action de l’homme.
Nous sommes dans une dynamique. Les modèles mathématiques et les études actuellement menées permettent aux scientifiques de dire que même en stabilisant l’augmentation de la température à +2°C, les modifications sur la planète – et donc de la vie sur la planète – seront importantes et qu’elles coûteront extrêmement cher. La mer va continuer à monter quelle que soit notre action aujourd’hui à hauteur des gaz à effet serre que nous avons déjà produits. Le message des scientifiques à la COP 21 est de dire que c’est le dernier moment pour que la communauté internationale – et donc les entreprises, les citoyens, les États, les collectivités, etc. – s’engage dans une dynamique extrêmement forte de « décarbonisation » (le mot est terrible) de l’économie. Ce qui veut dire schématiquement arrêter d’utiliser des énergies fossiles, passer d’une économie carbonée, qui utilise le pétrole, le gaz et le charbon, à une économie qui laisse dans la terre le gaz, le pétrole et le charbon, et qui prenne l’énergie ailleurs. Heureusement, il y a beaucoup d’énergie non carbonée partout, on sait comment la chercher et elle coûte de moins en moins cher. Les scientifiques disent donc logiquement que si on veut faire évoluer notre modèle, on dispose de tout ce qu’il faut pour le faire évoluer.
Après, il y a la question des stratégies économiques. Il est difficile pour les pétroliers, les constructeurs automobiles… de changer leur modèle économique fondé sur le carbone, tout comme pour les bénéficiaires historiques – la personne lambda dans sa voiture, etc. S’ils n’arrivent pas à percevoir – ou s’ils ne s’intéressent pas – aux conséquences in fine dramatiques de la modification climatique, il n’y aura pas de solutions miracles.
En ce qui concerne la COP 21, je crains que le résultat ne soit pas satisfaisant. Mais plus on ira loin pendant la COP, plus cela sera facile par la suite dans la compétition planétaire, car nous partirons de bases communes pour entraîner les plus réticents. La COP 21 est avant tout un signal politique fort.
Risques : L’idée de ces conférences est de faire collaborer tous les pays afin de limiter les risques et de permettre à chacun, individuellement, de tirer son épingle du jeu si les autres font l’effort. Y a-t-il beaucoup de pays réticents ?
Isabelle Autissier : Un exemple d’évolution, WWF est très présent en Chine. Le pouvoir chinois a observé que l’essentiel des révoltes en Chine est lié à des questions environnementales et non aux conditions de travail ou aux salaires parce que les gens ne peuvent plus boire d’eau, qu’ils ne peuvent plus respirer ou cultiver leurs terrains. La Chine a compris que sa stabilité politique repose en grande partie sur sa capacité à offrir aux Chinois des conditions de vie à peu près raisonnables. Ils ont donc beaucoup avancé dans leur réflexion, même si aujourd’hui ils ont encore des mines de charbon.
Le Canada, au contraire, résiste parce qu’il exploite énormément de schistes bitumineux, qui sont la pire énergie qui soit en termes d’empreinte.
Les négociations seront donc plus compliquées avec certains pays. Mais depuis Copenhague nous avons commencé à payer un peu le prix du réchauffement climatique et les gouvernements se rendent compte du coût économique et donc du coût politique. Je ne pense pas malheureusement que cette négociation nous permettra d’arriver à quelque chose de totalement satisfaisant. Mais lorsque nous ferons la somme des efforts de chacun, il faudra que nous nous approchions le plus près possible d’une hausse limitée à 2°C.
Risques : Qu’en est-il de l’Afrique ?
Isabelle Autissier : Il y a deux éléments de réponse. Tout d’abord, ces pays peuvent se développer en évitant toutes les erreurs que nous avons commises. De même qu’ils sont passés directement au téléphone satellite (en évitant la téléphonie filaire), ils peuvent passer directement à l’énergie décarbonée. Ils ont en général du soleil, ils ont souvent du vent, ils ont parfois de la biomasse. Toutes ces énergies primaires doivent être utilisées. Il faut donc que nous les aidions financièrement. Ce sera l’un des sujets de la COP 21 car les aider financièrement c’est également exporter nos technologies. De plus, cela aidera à leur stabilité économique et politique.
Ensuite, je suis convaincue que le développement de ces pays passe par l’éducation des filles. La courbe démographique diminue au fur et à mesure que les filles sont éduquées. Sur ce sujet essentiel on va peut-être pouvoir faire bouger les choses.
Risques : Comment WWF et les autres ONG s’organisent-elles pour accélérer la prise de conscience des différents acteurs concernés en matière de risque climat ?
Isabelle Autissier : WWF a accès à une centaine de pays, à une centaine de gouvernements et à l’ONU. Nous négocions avec nos gouvernements respectifs pour qu’ils s’engagent sur le meilleur accord possible. C’est un lobbying politique à l’échelle mondiale.
Par ailleurs, aujourd’hui il y a trois grandes catégories d’acteurs. Il y a le grand public, le monde économique – qui évidemment a un rôle majeur dans ce domaine –, et puis toutes les autres collectivités – la société civile organisée – qui, à un moment ou à un autre, ont des décisions à prendre. Nous essayons de travailler de manière différente avec ces trois grands groupes d’acteurs. Avec le grand public, cela passe par des campagnes de mobilisation, d’explications2. Une partie des entreprises, notamment les grandes mais pas seulement, a compris que la stabilité du modèle économique dépendait en grande partie de la stabilité du climat. Certaines viennent nous voir pour que nous les aidions à réfléchir sur les grandes thématiques, principalement sur leur façon de produire et de s’organiser pour baisser de la manière la plus rapide et la plus efficace leur empreinte carbone.
Risques : Avez-vous également ce débat avec les assureurs ? Parce qu’ils ont un rôle à plusieurs facettes : ils assurent le risque mais ils sont aussi investisseurs. L’actif et le passif de leur bilan sont impactés.
Isabelle Autissier : Les assureurs sont un très bon révélateur. Ce sont eux qui paient aujourd’hui les dégâts liés à un certain nombre de risques climatiques. Ils sont conscients de ces questions-là et les ont déjà analysées car ils s’appuient sur des constats et sur des probabilités ; tout comme les ONG, qui se basent sur la science. Nous avons donc des relations assez faciles. Vous faisiez allusion au rôle important des assureurs comme acteurs de la Bourse, acteurs des investissements puisqu’il y a des dépôts importants. Le fait, par exemple, que les assureurs « décarbonent » leurs fonds d’investissement, c’est extrêmement important, c’est un signal fort de leur part pour indiquer qu’ils préfèrent investir dans ce que sera demain, plutôt que s’en tenir à hier…
Risques : À aucun moment vous n’avez parlé de décroissance. Quelle est la position de WWF sur ce sujet ?
Isabelle Autissier : Nos indicateurs économiques sont inquiétants mais ils seraient pires s’ils tenaient compte de l’érosion de la richesse naturelle des pays. Ceci est vrai d’ailleurs pour les entreprises autant que pour les individus ou les États. Il faut introduire dans nos indices économiques les services écologiques rendus par la nature. WWF, comme d’autres chercheurs ou ONG, a déjà publié beaucoup de travaux sur ce sujet, mais il faut maintenant que cela devienne opérationnel, pour que nous puissions prendre les bonnes décisions, éclairés par les bons indices. Il y a certains types de consommation qui sont devenus totalement excessifs, irrationnels (partir un week-end aux Seychelles par exemple). Il faut faire évoluer nos standards pour que tout le monde puisse les adopter sans détruire notre planète.
Risques : Dans le domaine de l’environnement, où le néophyte a du mal à se faire sa propre opinion, les scientifiques, les femmes et les hommes qui ont un regard comme celui du marin, ont une responsabilité et un rôle très importants. Comment l’expliquez-vous ?
Isabelle Autissier : D’une part, les enjeux de pouvoir nous sont étrangers. Moi, je ne veux pas le pouvoir et je fais tout cela bénévolement. Cela me donne donc une certaine sérénité, comme peuvent l’avoir un certain nombre de scientifiques. D’autre part, je ne suis pas dans le domaine de l’idéologie. Je peux avancer des arguments scientifiques, vérifiables, ce qui rend le discours simple et étayé. Dire que si le climat n’est pas stable, l’agriculture en souffrira ne nécessite pas de grands développements. Tout le monde voit ce qui est en jeu. Et quand je dis cela, je n’ai aucun intérêt personnel à le dire, je ne suis pas d’un côté ou de l’autre de la barrière.
Risques : Quel est votre programme dans les mois qui viennent ?
Isabelle Autissier : Je viens de publier un roman (Cf. bibliographie ci-contre) qui marche bien. Au titre du WWF, nous sommes en train de lancer au niveau mondial une campagne « océan », donc je vais m’occuper. Puis il y aura la COP 21. Et je pars cet été naviguer dans les glaces, sur la côte Est du Groenland, la plus glacée. Naviguer fait partie de mon ADN personnel.
Notes
- COP 21 : 21e conférence des parties de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Elle se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015.
- Parution du livre Le réchauffement climatique pour les nuls qui explique ce que c’est, comment ça marche, pourquoi, comment, les conséquences, etc.
Bibliographie
AUTISSIER I. ; ORSENNA E., Passer par le Nord, la nouvelle route maritime, Éditions Paulsen, 2014.
AUTISSIER I., Soudain, seuls, Stock, 2015.
WWF ; NOUAILLAS O., Le réchauffement climatique pour les nuls, First, collection Pour les Nuls, 2014.
Crédit photo : © 2019 Agence France-Presse