Et si l’assurance était vraiment mondiale, quels en seraient les contours les plus marquants ? Elle aurait une stratégie mondiale et utiliserait le monde comme un champ de diversification des risques qu’elle porte à son bilan. Elle exercerait son activité dans un cadre prudentiel unifié assurant un « level playing field » 1 mondial. Elle opérerait à partir de plateformes techniques permettant d’offrir ses produits sur une base transfrontalière. Elle utiliserait une main d’œuvre recrutée sur les différents marchés du travail locaux en fonction des capacités d’offre de ces marchés et des spécificités culturelles dont ils sont porteurs. Elle aurait des organes dirigeants mondiaux et une stratégie d’investissement strictement internationale. Elle maintiendrait aussi peu de filiales nationales que possible et privilégierait la succursalisation par rapport à la filialisation quand une présence nationale s’impose.
Naturellement, cela ne veut pas dire que les sociétés d’assurance et de réassurance devraient être mondiales dans toutes leurs dimensions. Tant qu’il existera des nations souveraines, il est difficile d’imaginer une fiscalité de l’entreprise et des produits d’assurance qui soit mondiale sachant que la fiscalité demeure la marque de la souveraineté nationale. De même, le recrutement multinational de la main d’œuvre impose un ancrage social dans plusieurs marchés nationaux du travail. L’offre de produits, surtout en assurance directe, doit s’adapter à de nombreuses caractéristiques culturelles et sociales qui sont et resteront locales, par nature (comportement en matière d’héritage, de conduite automobile…) ou par construction lorsqu’elle suppose une articulation avec des systèmes ou pratiques qui relèvent de la souveraineté nationale (systèmes de santé par exemple). Plus généralement, même si la législation le permet, le client peut être réticent à s’adresser à des acteurs dont la gestion des sinistres échappe aux compétences des juridictions locales ou qui mutualisent des comportements en lesquels, à tort ou à raison, il n’a pas confiance.
Une assurance vraiment mondiale combinerait donc des dimensions authentiquement mondiales avec d’autres dimensions strictement nationales. Dans la réalité, certaines sociétés d’assurance ou de réassurance peuvent se rapprocher de ce modèle, dans certaines de leurs caractéristiques majeures, notamment chez les très grands groupes d’assurance et, surtout, chez les réassureurs. Mais, il n’en demeure pas moins qu’elles restent beaucoup plus nationales que l’archétype mondial que nous venons de dessiner. Les raisons principales en sont la fiscalité, la régulation prudentielle et la régulation des produits ainsi que des contrats d’assurance, qui dessinent largement les contours des produits et restent nationales. En Europe, la réforme Solvabilité II, pas plus que le marché unique, ne remet en cause ce constat dès lors que cette réforme affirme le principe d’une régulation des entités solos, qui va obliger les assureurs directs à continuer à opérer au travers de filiales locales pour s’adapter à ces régulations. L’initiative ComFrame, lancée dans le cadre de l’IAIS, peut laisser espérer une meilleure harmonisation des règles prudentielles et, pourquoi pas, un « level playing field » mondial, mais la mise en œuvre de cette régulation restera du ressort des États et, par voie de conséquence, l’assurance devra maintenir des entités légales locales pour respecter cette régulation.
En outre, il n’est pas sûr que toutes les sociétés d’assurance souhaitent devenir des acteurs globalisés et qu’elles trouvent un intérêt économique à se projeter sur l’ensemble des marchés d’assurance de la planète. La plupart d’entre elles se satisfont pleinement de leur marché national et d’un minimum de coordination et de « level playing field » international. Nous savons ce qu’il faut faire pour que l’assurance soit vraiment mondiale mais, au fond, ce qui importe aujourd’hui n’est-ce pas le degré de mondialisation de l’assurance plutôt que le fait de savoir si l’assurance est vraiment mondiale ? C’est à cette question que les différents auteurs de ce dossier se sont attachés à répondre.
Jean-Paul Faugère nous introduit derechef au cœur de la dialectique de la mondialisation en assurance : d’une part, l’offre d’assurance doit s’adapter à une demande de protection qui est avant tout déterminée par des considérations locales, très résistantes aux tentatives de standardisation mondiale ; d’autre part, les entreprises d’assurance, et pas seulement les grands groupes, ont intérêt à s’internationaliser pour servir des clients globalisés, satisfaire certaines demandes spécifiques (retraite transfrontière) et rationaliser certains métiers (gestion d’actifs et informatique).
Robert Leblanc part du même constat que l’effort d’internationalisation concerne avant tout les entreprises, mais pour souligner une dimension insuffisamment remarquée de la mondialisation en assurance qui est l’internationalisation des couvertures d’assurance grâce à l’action des intermédiaires d’assurance. Celle-ci passe soit par des contrats locaux adaptés aux besoins particuliers, qui s’inscrivent dans le cadre de contrats cadres internationaux soit, comme en grand risque, par des working layers 2 placés localement et des lignes d’excess placées internationalement.
Jean-Sébastien Dietsch confirme que les stratégies d’internationalisation en assurance portent sur les entreprises et leur capital, en général dans un cadre de croissance externe, plus que sur les processus production. La croissance économique rapide des pays émergents, les possibles synergies ponctuelles, les perspectives de diversification des risques sont les principaux moteurs de cette internationalisation que l’auteur voit comme incontournable mais graduelle et qu’il analyse plus comme une « multilocalisation » que comme une « mondialisation ».
Xavier Cognat définit l’internationalisation comme « un champ immense à explorer », qui ne se fait que progressivement, au fur et à mesure où les entreprises se familiarisent avec les réalités locales nouvelles, avec les réassureurs et les grands assureurs en avant-garde et une première étape qui est l’européanisation. Les paramètres clés de l’internationalisation sont pour lui : les particularités culturelles, le degré de développement, la structuration des réseaux de distribution, les réglementations en place et le protectionnisme des pouvoirs publics.
Bertrand Labilloy et Christian Pierotti soulignent que c’est l’ouverture des marchés de capitaux, non le marché unique des biens et services, qui a permis d’internationaliser l’assurance en autorisant les entreprises d’assurance à s’implanter localement pour accéder aux clients étrangers, alors que la prestation de service transfrontalière ne représente toujours que 1 % de l’activité. C’est ainsi que se sont constitués des grands groupes européens, fortement encouragés par l’unification des règles et des institutions prudentielles dans le cadre de solvabilité II et de l’EIOPA. Et, ces groupes se mondialisent en espérant bien bénéficier de réglementations prudentielles plus harmonisées.
François-Xavier Albouy nous rappelle l’immense défi que constitue l’offre d’une assurance santé à l’ensemble de la population mondiale. Par-delà le débat entre système public et système privé, l’auteur insiste sur une étape essentielle à franchir pour cela, celle de l’obligation d’assurance, tout en reconnaissant que les questions d’opportunité temporelle jouent un rôle clé dans la pertinence des stratégies. Avec 2 à 4 % de leur PIB consacrés à la santé, les pays pauvres représentent, pour l’industrie de l’assurance, un marché potentiel important, qu’il est difficile d’ignorer.
Note
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- En français : des règles du jeu équitables
- Pour les grands risques, le placement se fait généralement par lignes, la première ligne (working layer) étant généralement placée dans le pays où le client a son siège.