Entretien réalisé par François-Xavier Albouy, Gilles Bénéplanc, Jean-Hervé Lorenzi et Arielle Texier
Risques : Lors d’une conférence, vous aviez déclaré : il faut laisser la crise travailler. Que diriez-vous aujourd’hui sur cette crise ?
Denis Kessler : Une crise, c’est un moment d’intense transformation, de profonde évolution et de véritable mutation. Beaucoup de phénomènes économiques et sociaux s’accélèrent, les organisations et institutions sont sous pression, les politiques sont remises en question. C’est ce que j’appelle le « travail de la crise ». Les tensions s’exacerbent, les difficultés se multiplient, les choix paraissent de plus en plus cruciaux. Beaucoup de choix et de réformes qui ont été différés, retardés ou remis à plus tard doivent désormais être faits, sous la pression des événements. C’est donc un moment de travail intense, difficile à vivre, souvent marqué par une certaine confusion, qui génère des tensions et des incompréhensions. Tous les acteurs sont directement ou indirectement concernés. C’est le cas des entreprises qui, face aux conséquences de la crise économique et financière, doivent s’adapter sans délai. Nombre d’entreprises ont fait un travail d’adaptation en profondeur pour réduire leur endettement, restructurer leur bilan, redéployer leurs capitaux, se réorganiser. Les pouvoirs publics sont également obligés d’accomplir, face à la crise, ce qu’ils reportaient à plus tard. Durant toute la période qui a précédé l’éclatement de cette crise, les États ont laissé filer leurs déficits, qui ont fini par littéralement exploser. La dette s’est accumulée, il a fallu attendre qu’elle soit devenue insoutenable pour constater qu’il y avait urgence à réduire les déficits publics. Ainsi, la crise oblige les pouvoirs publics, nolens volens, à modifier radicalement leurs politiques budgétaires pour réduire leurs déficits, par l’augmentation des impôts ou par la réduction des dépenses publiques. C’est le cas aussi des organisations internationales. Devant l’ampleur de la crise et de ses conséquences, les institutions internationnales ont dû se réformer. Prenez le cas du G7-G8. C’est après la faillite de Lehman Brothers en 2008 que l’on a élargi cette instance à vingt pays pour y inclure par exemple le Brésil ou l’Inde. Le FMI a dû changer ses statuts, la Commission européenne a dû modifier ses politiques. Des institutions sont nées comme le Forum de stabilité financière. Les autorités monétaires ont également profondément évolué, comme le montrent les reformulations de politique monétaire opérées par la Fed ou la BCE. De nouvelles législations ont vu le jour dans de nombreux domaines, prudentiels bien entendu, mais pas uniquement.
Le travail de la crise opère même dans les esprits. Au cours de cette période, beaucoup d’idées germent, des prises de conscience apparaissent, des solutions du passé se révèlent soudain désuètes. Et des choix qu’on n’est pas capable de faire hors période de crise deviennent possibles. Attention, cette prise de conscience ne se fait pas de manière immédiate et simple. Lors de l’éclatement d’une crise, beaucoup d’observateurs prétendent qu’elle est conjoncturelle, qu’elle correspond au cycle économique classique, que le ralentissement est transitoire. Au début, on recourt à la pharmacopée keynésienne traditionnelle : on essaye de soutenir la demande en laissant filer les déficits et en baissant les taux d’intérêt. Souvent, on cherche d’abord à adoucir ses conséquences par des mesures conjoncturelles, comme la France l’a fait en soutenant son industrie automobile. Mais devant l’aggravation de la crise, les esprits évoluent. On reconnaît progressivement qu’elle est structurelle et que les remèdes traditionnels de politique économique auxquels on a eu recours au début apparaissent inopérants, quand ils ne sont pas pervers… Résoudre une crise « structurelle », comme son nom l’indique, suppose de procéder à des réformes « structurelles » dans tous les domaines – économique, social, institutionnel ou politique.
On voit là le rôle quelque peu paradoxal d’une crise. Elle rend les situations extrêmement difficiles, graves, voire parfois périlleuses, mais elle permet aussi de faire mûrir les esprits, de débloquer des situations, bref de progresser. Finalement, dans certains pays, notamment le nôtre, on ne paraît pouvoir progresser qu’à chaud. Ceci est d’ailleurs vrai aussi pour nombre d’entreprises. Quand y survient une crise aiguë – pertes importantes, forte baisse de l’activité, chute du cours de Bourse –, c’est souvent l’occasion d’engager des évolutions en profondeur qu’il n’a pas été possible de faire à froid, lorsque les parties prenantes ne comprenaient pas la nécessité d’agir. Et ce constat semble – malheureusement – vrai pour une grande majorité de collectivités humaines. Une collectivité humaine en crise est contrainte de faire des choix. Il est évidemment irrationnel d’attendre cette crise pour prendre des décisions qui auraient pu justement la prévenir ou l’atténuer, mais force est de constater que cette loi semble assez généralisée…
L’histoire fourmille d’exemples de ce processus qui commence par la négation du problème, la procrastination face aux décisions à prendre pour le résoudre, et l’action dans l’urgence quand on est en crise. Le cas patent est celui des conséquences du vieillissement de la population. Notre société vieillit, on le sait depuis des décennies. La fin du baby-boom remonte au milieu des années 1960. Tout le monde comprend aisément qu’un régime de retraite par répartition va subir le choc du vieillissement. On aurait pu préparer cette échéance il y a quarante ans, trente ans, à froid… Mais en réalité, on a attendu en France l’arrivée à l’âge de la retraite des générations du baby-boom pour commencer à prendre quelques décisions, d’ailleurs tout à fait insuffisantes ; et entre le constat initial des conséquences du vieillissement et aujourd’hui, on a abaissé l’âge de la retraite à 60 ans, ce qui allait exactement dans le sens opposé de celui qu’il aurait fallu emprunter ! Voilà donc ce que j’appelle le travail de la crise : les esprits évoluent, les réalités deviennent tellement obsédantes que ceux qui ont la responsabilité de les régler ne peuvent plus reculer, forcés et contraints !
L’autre exemple actuel que l’on peut citer est le problème de la compétitivité. Pendant des décennies, on a nié le problème de la compétitivité du pays. Pourtant, les comparaisons internationales démontraient clairement le décrochage de la France. Le coût du travail a augmenté, les charges également, la fiscalité s’est alourdie, alors que l’européanisation et la globalisation progressaient et que nous avions rejoint la zone euro qui ne permet plus les dévaluations monétaires. Il a fallu attendre que le déficit du commerce extérieur atteigne un record, que les délocalisations se multiplient et que les entreprises mettent la clef sous la porte pour que l’on reconnaisse l’ampleur de la crise de compétitivité que connaît le pays. Personne ne semble avoir entendu le tocsin… et la France s’est lancée il y a à peine douze ans dans une politique de réduction du temps de travail qui a fortement réduit la compétitivité de notre site de production et grevé les finances publiques ! Quelle malédiction fait qu’il aura fallu attendre la récession économique et la hausse du chômage pour qu’enfin on admette qu’il y a un problème de compétitivité et de coût du travail alors qu’il existe depuis vingt ans ?
Or s’il y a crise, c’est précisément parce que, dans les périodes qui l’ont précédée, le corps politique et le corps social ne sont pas parvenus à poser les véritables problèmes en temps et en heure. Ils se sont livrés à une dénégation généralisée des problèmes alors même qu’ils étaient déjà patents. Trop d’acteurs politiques et sociaux sont « myopes », obsédés par le court terme, caractérisés par un taux d’actualisation très élevé. Et ceci conduit à négliger les problèmes de moyen et long termes… qui ne sont traités que lorsqu’on ne peut plus faire autrement. De façon surprenante, il apparaît que c’est l’État qui a le taux de préférence pour le présent le plus élevé, alors que dans la littérature économique, il était censé avoir un taux de préférence pour le présent beaucoup plus faible que les entreprises et les citoyens. C’était à l’État de faire valoir la rationalité de moyen et long termes que les « esprits animaux » décrits par Keynes n’étaient pas capables d’avoir. Or que constate-t-on aujourd’hui ? La demande de sens, d’organisation et de moyen terme émane du monde des entreprises, parce qu’elles ne peuvent pas être gérées dans l’improvisation, l’instabilité, l’imprévisibilité. Les stratégies d’entreprise – choix des lignes de métier, des investissements, des technologies… – reposent sur un horizon de long terme. C’est la grande inversion historique : le monde de l’entreprise demande aux États du long terme et de la prévisibilité, alors que l’Etat vit au jour le jour, multiplie les plans d’urgence et de crise, change les règles du jeu en permanence. En réalité, l’État, en situation de déficit, vit au jour le jour. Dans un de ses articles de 1958, James Tobin, Prix Nobel d’économie, disait que lorsque les contraintes de liquidité des agents économiques s’exacerbent leur rationalité disparaît. Ceci explique les phénomènes de l’usure où, face à des échéances importantes, certains ménages endettés acceptent de payer des taux d’intérêt astronomiques qui repoussent certes leur problème mais surtout l’aggravent. Faire des choix rationnels suppose un horizon temporel long… et donc des finances en ordre !
Lorsque j’enseignais, j’avais une prédilection pour un cours qui s’appelait « Cycles, croissance et fluctuations ». Je le commençais en disant : le cycle et les fluctuations, c’est la normalité. La constance, la stabilité absolue, c’est anormal. Un système économique, par construction, est instable. Il est forcément animé. Et on peut faire l’inventaire de tous les cycles : les courts, les longs, les oscillatoires, ceux dont les oscillations vont s’atténuant et ceux dont elles vont s’amplifiant, les cycles sectoriels. On peut commencer par le cycle du cochon et terminer par le cycle de Kondratieff. Pour initier un cycle, il suffit d’un petit choc, qu’il soit du côté de l’offre ou du côté de la demande, qu’il porte sur les prix ou les quantités, qu’il soit d’origine technologique ou d’origine naturelle ; ensuite, lorsqu’il est amorcé, il y a toutes chances pour qu’il se poursuive dans le temps. Et les différents cycles interagissent entre eux, ce qui explique les variations et fluctuations économiques. Un système dont l’économie est stable est en réalité un peu inquiétant car ce n’est pas une situation « normale ». L’opinion n’aime pas cette instabilité. Il suffit de faire l’hypothèse que les citoyens ont une aversion au risque, ce qui semble être un fait, et ils n’aimeront pas les fluctuations de l’activité économique. La fluctuation est associée au risque, qu’il s’agisse de la dégradation de l’emploi ou de la baisse des revenus, que cette dégradation soit transitoire ou non. Le citoyen aura tendance à voter pour tout candidat promettant d’éradiquer le cycle, d’éliminer les fluctuations et d’apporter de la constance. Promettre d’assurer la constance, la régularité, c’est promettre d’éliminer ce qui est vécu par la majorité de nos concitoyens comme le risque, et donc c’est vaincre la crise. Cela explique en grande partie que le débat politique soit centré sur les promesses de statuts, de garantie de l’emploi, de lois protégeant contre les licenciements, de nationalisation censée éviter la faillite, de fonds d’intervention, etc. Il suffit de remarquer que le maître mot qui est apparu sur toutes les lèvres et dans tous les programmes, qui figure dans tous les communiqués du G20, est celui de « stabilité ».
Ces questions sont, selon moi, au cœur du problème politique des sociétés modernes. Et ce résultat repose sur deux hypothèses vraisemblables : premièrement, l’aversion au risque est particulièrement forte et répandue, et tend à augmenter, en moyenne, en période de crise ; et deuxièmement, nous sommes entrés davantage dans un monde de chocs, d’incertitudes et de fluctuations, amplifiés notamment par la mondialisation et l’accélération des changements technologiques, ainsi que par la multiplication des troubles géopolitiques.
Comme je l’avais déjà développé dans Risques en 2006, un des concepts-clefs pour expliquer les sociétés modernes est celui de vulnérabilité, le sentiment d’une menace permanente, de pouvoir être atteint de diverses façons dans son intégrité physique, morale, psychique, patrimoniale. On ressent une menace, sans toutefois pouvoir l’identifier avec précision, et l’on craint pour son emploi, sa santé, son patrimoine, ses proches… Le monde paraît hostile, et l’on est prompt à accuser des phénomènes abstraits – l’Europe, la globalisation, les étrangers, les nouvelles technologies, la science… Et le sentiment généralisé de vulnérabilité engendre souvent une demande politique forte de sécurité, au sens large du terme. Mais cette demande peut malheureusement aussi dériver en populisme. Les menaces n’ont pas besoin d’être réelles, identifiées, quantifiées pour engendrer le sentiment de vulnérabilité : il suffit qu’elles soient perçues comme telles. Dans un tel contexte, les opinions publiques vont exprimer une demande de sécurité plus forte, dans tous les domaines. Ressentant douloureusement les fluctuations économiques et les adaptations que les crises rendent nécessaires, l’opinion va se tourner vers ceux qui vont leur promettre d’atténuer, d’éliminer, voire d’éradiquer les risques et les incertitudes. Mais ceux qui font ces promesses ne peuvent pas les tenir car, par construction, les fluctuations et les risques qui y sont attachés sont inhérents au système lui-même. L’attitude par rapport au risque – et son évolution – est ainsi la matrice fondamentale qui permet d’expliquer la plupart des phénomènes économiques et financiers, tous les mécanismes qui permettent de se protéger partiellement contre les risques des divers marchés, toutes les institutions dont la mission est de gérer les risques. Et l’attitude face au risque explique aussi largement l’évolution du « marché » politique : en période d’amplification des fluctuations, d’accentuation des oscillations, les demandes de « couverture » sont beaucoup plus importantes, ce qui se traduit notamment par des demandes nombreuses et variées d’intervention de l’État. Selon la belle expression d’Ulrich Beck, nous sommes bel et bien pleinement entrés dans la société du risque.
Par ailleurs, la nature des risques évolue pendant la crise. Les fluctuations classiques laissent place à des chocs, des ruptures. En 2007, on a vu apparaître dans la littérature économique, notamment anglo-saxonne, toute une série de concepts tels que discontinuities, disruptions, disparities, dislocations, disasters et distress. Tous ces mots évoquent des ruptures, des cassures, des chocs. Au cœur de la crise, les variables économiques ne sont plus « continues ». Cette situation de crise aiguë est évidemment très perturbante pour les agents économiques. Nos concitoyens n’aiment déjà pas les fluctuations, ils n’aiment pas la volatilité, mais ce qui leur est vraiment insupportable, ce sont les chocs. La faillite brutale de Lehman Brothers, les files des clients devant les guichets de la banque Northern Rock, le blocage complet du marché monétaire, les nationalisations inattendues des banques furent des chocs extrêmement mal ressentis par l’opinion publique. Tout à coup, les gens réalisent que leurs dépôts pourraient disparaître, qu’ils ne seraient pas remboursés, que leur épargne pourrait être perdue. Le risque systémique, sorte de choc suprême, qui avait été complètement évacué de notre univers mental, de nos représentations, est brutalement réapparu sur le devant de la scène politique. Le défaut partiel de la Grèce, en mars 2012, fut un autre traumatisme, précisément parce que la défaillance d’un État souverain de la zone euro aurait semblé inconcevable quelques années plus tôt.
Quand les chocs se multiplient et gagnent en intensité et en gravité, on constate aussi que ceux qui sont en charge de les prévenir et de les gérer ne sont pas toujours prêts. Ils hésitent à intervenir, atermoient, envisagent diverses solutions, semblent perdus, ce qui rajoute une nouvelle couche d’incertitude et alimente l’angoisse. Les chocs, les discontinuités sont beaucoup plus anxiogènes que la variabilité, la fluctuation ou la volatilité. Et le fait que les responsables en charge paraissent particulièrement démunis face à un choc qu’ils n’ont pas ou mal anticipé, et qu’ils ne savent pas véritablement gérer, explique la tétanie de l’opinion qui assiste à la multiplication des plans de crise, des plans d’urgence, de sauvetage… L’urgence domine, l’urgence absolue domine absolument ! Bref, face à la crise, il y a donc une demande très forte de sécurité – aversion au risque oblige – qui ne peut être que très partiellement satisfaite, et la gestion elle-même de la crise rajoute souvent de l’incertitude. D’où la difficulté de briser ce cercle.
Risques : Pourquoi nous semble-t-il aujourd’hui être passés d’un régime de fluctuations à un régime de chocs ? Avons-nous trop misé sur le système de protection, soit à l’intérieur des entreprises, soit à l’extérieur (protection des dividendes, etc.) ?
Denis Kessler : Plus les économies sont ouvertes, plus elles sont interconnectées, plus les fluctuations sont fortes et plus les chocs se multiplient, par construction. Il est bien connu que des fluctuations qui s’entrecroisent et interagissent peuvent donner des fluctuations dites « explosives » et créer des chocs. Une troupe qui marche à pas cadencé sur un pont peut entraîner son écroulement. C’est le phénomène de résonance. Et dans des sociétés aussi complexes que les nôtres, les chocs de diverses natures peuvent aussi interagir les uns avec les autres : choc pétrolier ou de matières premières, choc technologique, financier, naturel, géopolitique.
Ce monde de chocs – surtout si l’on prétend que leur origine se situe hors des frontières – est évidemment éprouvant pour beaucoup de citoyens, qui en conséquence commencent à rejeter la globalisation et tout ce qui peut y être rattaché, et qui demandent un retour du protectionnisme. Ce n’est pas un hasard si les périodes de crise sont toujours propices au retour du nationalisme. La partie devient ainsi très difficile pour ceux qui prônent la discipline de la globalisation, de l’ouverture des frontières et de l’adaptation au monde par la poursuite de réformes structurelles. Alors que la montée des incertitudes devrait conduire à une meilleure coordination des politiques économiques et financières, on assiste à la résurgence de politiques nationales isolées, divergentes, précisément celles qui entraînent les fluctuations les plus erratiques et l’accentuation de la crise. La solution par le haut suppose coordination et coopération.
Par ailleurs, on assiste à une interaction croissante entre des chocs de diverses natures et de diverses origines. Prenons un exemple. En 2010, la Russie et l’Ukraine ont connu une vague de sécheresse. Vladimir Poutine a décidé le 15 août 2010 un embargo sur les exportations de céréales, embargo adopté également par l’Ukraine. Vers qui ces deux pays exportent-ils leurs céréales ? Notamment vers certains pays arabes, qui ont limité leur production nationale de céréales dans le cadre de la nouvelle spécialisation internationale du travail. L’embargo s’est donc immédiatement traduit dans les pays importateurs par une explosion du prix des céréales. Or les produits à base de céréales représentent dans ces pays une part très importante du budget des ménages. Dans le même temps, il y a eu d’importantes inondations au Pakistan, l’un des principaux producteurs de coton au monde, dont le prix a lui aussi fortement augmenté. Ces deux chocs se sont produits presque simultanément. L’augmentation du prix des céréales, puis celle du prix du coton ont ainsi pesé lourdement dans le pouvoir d’achat des pays importateurs, ce qui a entraîné des troubles sociaux qui ont déclenché à leur tour ce que l’on a appelé le Printemps arabe. C’est ainsi que des chocs naturels dans certains pays peuvent engendrer des chocs politiques dans d’autres pays. Bien entendu, il faut se garder de tout « mécanicisme ». C’est d’ailleurs le propre des chocs que d’être stochastiques tant dans leur manifestation que dans leurs conséquences.
Risques : Comment vit-on quand on est le patron d’une entreprise qui reçoit des chocs tous les jours ?
Denis Kessler : Pour un réassureur, le monde des chocs constitue un univers quasi-quotidien. La réassurance traite des risques rares, de la queue de distribution des risques, par définition plus aléatoire que le centre de la distribution. À ce titre, lorsque les chocs économiques se multiplient en période de crise, le réassureur est moins surpris que d’autres agents économiques. Quand les gens entrent dans un monde de chocs, cela est tout à fait déroutant – au sens propre du terme – et souvent insupportable. Le monde économique traditionnel repose sur des variables continues, qu’il s’agisse des taux de change, des taux d’intérêt, des prix ou des quantités, des revenus ou des stocks… Même si l’on parle de fluctuation ou de volatilité, on a toujours affaire à des variables continues, qui peuvent suivre des fonctions sinusoïdales, exponentielles, logarithmiques, etc. En réalité, les variables économiques suivent un petit nombre de figures fondamentales qui permettent de les représenter graphiquement. Ce sont généralement des fonctions continues et dont il est possible de calculer la dérivée, donc le sens de leur évolution à partir d’un point donné. Le monde des chocs est au contraire celui des discontinuités, un monde où il n’y a plus ni dérivées, ni tendances, un monde qui perd donc beaucoup de prévisibilité. On peut avoir une rupture de série – par exemple, tout d’un coup plus d’offre ou plus de demande quel que soit le prix offert ou demandé. On peut avoir un point de rebroussement, où la courbe s’inverse brutalement. Du jour au lendemain, une série s’interrompt, la courbe s’arrête. Reprenons le cas de Lehman : le vendredi vous y avez des dépôts, le lundi la banque a disparu. C’est un cas de choc, de rupture totale. Or la théorie économique comme les mathématiques financières savent bien traiter les variables continues, dont la modélisation et les traitements informatiques sont beaucoup plus simples à maîtriser. Mais la théorie et la modélisation des chocs, des interactions qui donnent naissance à des chocs, est encore lacunaire. Le risque systémique – où le risque se généralise à l’ensemble du système – est en quelque sorte le choc suprême. Son anticipation reste un défi. La réassurance, bien que non systémique, est pleinement immergée dans ce monde de chocs. Toute la science de la réassurance consiste à appréhender ces chocs et à en absorber les conséquences. Il ne s’agit pas, bien entendu, de parvenir à les éliminer, mais de les combiner au sein d’un portefeuille de risques en minimisant leur corrélation. Le réassureur compose en effet des portefeuilles de risques qui se manifestent comme des chocs, mais qui ne sont pas – ou peu – corrélés entre eux. On peut ainsi opérer une mutualisation unique de risques extrêmes, depuis un tremblement de terre à Tokyo jusqu’à un ouragan à New York, un tsunami en Méditerranée, une pandémie ou l’explosion d’une grande usine. Faisons simplement attention au fait que des phénomènes en apparence pas ou peu corrélés pour des gravités faibles ou moyennes peuvent le devenir lorsque la gravité augmente fortement.
Risques : Dans un monde où justement il y a de plus en plus de chocs, par rapport au secteur de l’assurance où l’on mesure les risques, comment le risk management est-il organisé à Scor pour que vous puissiez mesurer l’ampleur de ces chocs ?
Denis Kessler : De manière générale, l’industrie de la réassurance a considérablement progressé en matière de science du risque. L’approche traditionnelle était trop focalisée sur les évolutions continues. Désormais, la réassurance a pleinement intégré cette culture des chocs et des discontinuités. Prenons un exemple dans la réassurance vie. Le risque le plus important est le risque de pandémie. Les autres déviations de mortalité – de sous ou de surmortalité – ne posent pas de problèmes majeurs et la science actuarielle fournit tous les outils d’analyse. Mais mesurer les risques et les conséquences d’une pandémie qui n’arrive que très rarement – une fois tous les deux siècles ? – est très compliqué. Évidemment, on a un cas historique bien connu, celui de la grippe espagnole de 1918-1919 qui a entraîné plusieurs dizaines de millions de morts. Auparavant, on peut citer l’épidémie de peste noire. Dans un monde ouvert, où le brassage des populations va croissant, comment estimer le risque de pandémie ? L’offre sanitaire est différente de celle prévalant au lendemain de la Première Guerre mondiale, la recherche médicale progresse beaucoup plus vite, les moyens de prévention sont plus rapidement mis en œuvre que dans le passé, la coordination internationale est beaucoup plus efficace grâce à l’OMS. Face à un tel choc de pandémie, faute de références historiques, il faut procéder à des modélisations sophistiquées, à tout un jeu d’hypothèses (sur l’exposition par âge, sur le niveau d’éducation, de revenus…), de manière à estimer ses conséquences pour l’économie en général et pour l’assurance et la réassurance en particulier. Afin d’appréhender au mieux ce choc de mortalité, nous avons travaillé sur la pandémie avec des scientifiques pour affiner nos modèles et estimer les conséquences d’une pandémie réellement globale. Depuis l’émergence d’un virus inconnu dans un petit village au Cambodge, on peut simuler sa progression potentielle compte tenu de toutes les interactions liées aux mouvements de personnes et de biens à travers le monde, et prédire de manière approximative quand l’épidémie surviendrait à New York ou à Rio… On peut établir clairement que la population assurée est moins exposée que la population en général, et que la population réassurée est moins exposée que la population assurée. L’impact du niveau d’éducation, d’accès au système de soins ou encore de l’âge sur le risque individuel d’être victime d’une pandémie a également été analysé très précisément. Ce travail très important nous permet aujourd’hui de mieux apprécier le risque de pandémie et donc d’être en mesure de le porter dans nos livres. En ce qui concerne Scor, il faut ainsi démontrer notre capacité à absorber un tel choc de pandémie sans mettre en danger la solvabilité du groupe. Nous devons démontrer que notre souscription de risques de mortalité reste compatible avec l’appétit aux risques que nous avons choisi de respecter, avec nos limites de risque et notre niveau de capital. Compte tenu de nos engagements, le risque le plus important pour Scor est d’ailleurs ce risque de pandémie, davantage que celui de la pire des catastrophes naturelles à laquelle nous sommes exposés.
Ce travail d’analyse du risque extrême est évidemment effectué pour quantité d’autres risques, et à chaque fois nous devons vérifier que notre souscription est compatible avec notre niveau de capital. L’analyse des taux de retour, ou en d’autres termes de la fréquence de ces événements et de leur gravité maximale, est également fondamentale. Dans la théorie des chocs, un choc n’en est pas un s’il se produit très souvent ! Un véritable choc représente par exemple une probabilité de retour de 1 tous les 200 ans, soit une probabilité d’occurrence de 0,5 % par an. Cet univers de probabilités de 0,5 % par an concerne des risques dont il est par nature difficile de se soucier. La sensibilité au risque n’apparaît en effet que pour les fréquences moyennes ou fortes. Quand la fréquence d’un risque est de 10 % de chances sur une année, les trois quarts des citoyens ne s’en inquiètent pas. Alors imaginez quand elle tombe à 0,5 %, voire à 1/1 000… Dans nos bases de données sur les risques, nous arrivons à des probabilités aussi faibles que 1/100 000 par an. Par exemple, on estime à une chance sur 100 000 par an la probabilité de la chute d’un astéroïde sur Paris, comme celui qui s’est écrasé en Sibérie en 1908. Toute la difficulté consiste donc à traiter ces problèmes à fréquence très faible et à intensité très forte, à ne pas les négliger et à tâcher de limiter leurs effets par la prévention quand c’est possible. Or ce sont ces événements d’ampleur inattendue, en tout cas là où ils surviennent – comme les inondations en Thaïlande en 2011 ou le passage de Sandy à New York –, qui doivent être pris en compte par ceux qui gèrent les grands risques.
Risques : La gestion des risques en cas de mort et en cas de vie s’est faite la plupart du temps avec des taux d’intérêt relativement élevés. Pour vous, que les taux d’intérêt soient si bas en ce moment, est-ce une aberration qui va se corriger ou est-ce vraiment un sujet de préoccupation fort ?
Denis Kessler : C’est un vrai sujet de préoccupation. La crise a démontré que le traitement keynésien par recours au déficit budgétaire ne marchait pas. Une crise structurelle ne peut se résoudre avec davantage de déficit ! Lorsqu’il ne s’agit que de fluctuations cycliques, même un monétariste peut consentir à laisser jouer raisonnablement les stabilisateurs automatiques. S’il n’y a aucune dégradation structurelle, le déficit va se réduire de lui-même à la fin du creux d’activité, la reprise générant une augmentation des recettes fiscales. Et lorsque la crise est arrivée à partir de 2007, beaucoup ont considéré que même si elle était de forte amplitude, elle restait conjoncturelle et qu’il convenait de soutenir l’activité avec plus de déficit. Cette erreur de diagnostic a malheureusement été commise dans plusieurs pays, dont la France. Or la croissance n’est pas revenue, le déficit et la dette publique ont explosé, et certains pays font face à des problèmes de refinancement importants, comme en témoigne la crise de la dette souveraine. Compte tenu de cette dégradation des finances publiques, les politiques budgétaires expansionnistes ont dû être stoppées et même inversées, surtout en économie ouverte. Et il faut rappeler la faible coordination internationale des politiques nationales, y compris en Europe. Face à l’échec de l’instrument budgétaire et à la poursuite de la crise, on a recouru à la politique monétaire. Le choix a ainsi été fait d’injecter massivement des liquidités dans le système économique, avec des taux directeurs extrêmement faibles, et de permettre aux banques centrales d’acheter directement ou indirectement des titres de dettes publiques. Depuis le début de la crise, les bilans des grandes banques centrales – Fed, BCE, Banque d’Angleterre – ont plus ou moins triplé, une augmentation historique. Avec quelle efficacité ? Depuis le début de la crise, le multiplicateur budgétaire s’est avéré très faible, voire négatif ; le multiplicateur monétaire est lui aussi devenu très faible, comme en témoigne l’évolution de l’activité économique qui était censée bénéficier d’une politique aussi expansive et qui, en Europe tout au moins, a replongé dans la récession. Ces injections massives de liquidités ont peu d’effets car ce qui sort de la banque centrale y revient ou reste détenu sous forme de liquidités par les agents économiques qui ont tendance à thésauriser. Ceux-ci n’ont pas confiance dans les politiques suivies, ils ne croient pas à une reprise rapide et donc ils accumulent les liquidités fournies par les banques centrales sans les investir ni les consommer. Et s’agissant des banques, dont les prêts diminuent et les dépôts augmentent, elles redéposent ces surplus de liquidités à la banque centrale. En l’espace de seulement quatre ans, les deux moteurs d’action sur la conjoncture semblent ainsi devenus impuissants à agir sur l’économie. Ni le multiplicateur budgétaire, ni le multiplicateur monétaire ne semblent réellement opérants. Et tout cela en dépit de taux d’intérêt nominaux comme réels à des plus bas historiques, du fait de leur subvention par les politiques des banques centrales. Mais si ces politiques sont sans efficacité, elles ne sont pas sans effets. Et le premier d’entre eux est d’opérer l’un des plus grands transferts de richesse des dernières décennies. Avec ces politiques, les épargnants sont ainsi en train de s’appauvrir considérablement, à l’avantage d’abord des États qui bénéficient d’un taux de financement extrêmement bas de leur déficit.
Risques : Mais que peuvent devenir nos 1 500 milliards d’assurance vie à la française ?
Denis Kessler : Les assureurs et les assurés sont des victimes collatérales du refinancement des États par les banques centrales. Il n’est en effet pas possible, pour des sociétés d’assurance dommages et des sociétés d’assurance vie, de fonctionner convenablement avec des rendements obligataires entre 1 et 2 %. Pour les banques, on augmente de manière considérable les exigences de fonds propres (avec Bâle II, Bâle II.5 et Bâle III), mais elles bénéficient de ressources bon marché avec la politique monétaire. Les assureurs sont, eux, victimes d’une forme de double peine : ils doivent à la fois faire face à des exigences accrues en fonds propres, que préfigure Solvabilité II, et à une politique monétaire qui mine leur rentabilité, qui contracte – voire annule – leur cash-flow, au profit du système bancaire et surtout des États.
Risques : Ce qui est curieux, c’est que les réassureurs arrivent à sortir de ces difficultés.
Denis Kessler : La réassurance est en effet davantage protégée des fluctuations économiques que l’assurance. Notre matière première, c’est le risque assuré. Après une grande catastrophe comme le tsunami au Japon, le besoin de protection contre ce type de risque demeure – voire s’accroît –, indépendamment de la politique monétaire du Japon. La matière première des réassureurs, le risque, est largement décorrélée du cycle économique. Il survient, il se manifeste, il s’amplifie relativement indépendamment du cycle économique. C’est une des raisons pour lesquelles les cat bonds – comme celui que Scor a lancé en octobre, Atlas VII – ont tant de succès. Les investisseurs recherchent justement des placements alternatifs qui ne soient pas directement liés au cycle économique ou au cycle financier. C’est exactement la caractéristique du cat bond, dont le rendement in fine dépendra d’abord et avant tout de la survenance, ou non, du risque de catastrophe sous-jacent. Lequel, naturellement, ne dépend pas de la politique monétaire ou des fluctuations des marchés. On peut généraliser cette analyse à toute la réassurance. Même si elle est moins réductible que les cat bonds aux seuls événements catastrophiques, la réassurance reste très largement décorrélée du cycle économique, orthogonale à celui-ci en quelque sorte. C’est d’ailleurs un sujet théorique intéressant. On connaît les secteurs, les valeurs dits « cycliques », c’est-à-dire qui évoluent en phase avec l’ensemble de l’activité économique. Dans le cas de la réassurance – comme pour quelques autres activités –, on pourrait dire qu’elle est acyclique du point de vue économique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de cycle, mais que celui-ci est largement indépendant du cycle économique.
Risques : Pourquoi les bonds de longévité ne marchent-ils pas ?
Denis Kessler : Pour un cat bond qui se rattache à un ou plusieurs événements (tremblements de terre, tempêtes…), ceux-ci sont assez faciles à caractériser, à la fois géographiquement, dans leur intensité, et dans leur datation. Dans le cas d’une pandémie, nous sommes face à un sujet beaucoup plus complexe. Par exemple, une pandémie peut durer plusieurs années. La datation de son début et de sa fin n’est pas évidente, pas plus que ne le sont ses causes. Pour surmonter ces difficultés, les mortality bonds sont dits paramétriques, sur la base d’indices représentant l’évolution générale de la mortalité. De fait, les protections proposées correspondent alors à des évolutions très nettes, qui supposeraient une évolution majeure de la mortalité. Scor a ainsi effectué un swap de mortalité qui envisageait 25 % d’augmentation de la mortalité par rapport à sa tendance anticipée. Les mortality bonds vont se développer, c’est à peu près certain, mais la nature même du risque rend la modélisation de sa couverture beaucoup plus complexe que celle des catastrophes naturelles.
Il faut aussi revenir sur l’importance majeure des données dont on dispose pour garantir le succès de tels instruments. Vous noterez ainsi que les cat bonds concernent à l’heure actuelle principalement le Japon, l’Europe et les États-Unis. Pourquoi les cat bonds ne sont-ils pas développés dans d’autres régions ? Parce que les données y sont généralement insuffisantes ou imprécises. Aux États-Unis, par exemple, on dispose pour les événements naturels de bases de données au moins au niveau de chaque comté ; tandis qu’en Chine, il sera difficile de disposer d’autant de données à la maille d’une province, qui peut être grande comme plusieurs fois la France ! Pour assurer ou réassurer des risques, pour émettre des produits comme des cat bonds, il est indispensable d’avoir un système d’information développé, car aucun preneur de risque ne peut accepter de s’engager à l’aveugle, que ce soit un réassureur ou un souscripteur d’obligations catastrophes. Dans certains pays qui ont été touchés récemment par des grandes catastrophes, comme la Thaïlande, la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou le Chili, l’investissement dans la connaissance des risques est devenu un enjeu majeur pour créer un marché d’assurance et de réassurance efficace et efficient. Bien faire notre métier suppose une connaissance très forte des données, sur longue période si possible. C’est pourquoi les cat bonds de Scor ne couvrent que des régions très bien modélisées et pour lesquelles nous disposons de données abondantes.
Risques : Revenons à la situation de Scor, comment l’avez-vous rétablie ?
Denis Kessler : La société était dans une situation critique en novembre 2002. Après un plongeon vertigineux du cours de Bourse en octobre, une assemblée générale devait se tenir le mardi 5 novembre 2002, avec en point d’orgue une augmentation de capital que les actionnaires s’apprêtaient à refuser sans changement de management. C’est pour cela que les administrateurs m’ont sollicité pendant le week-end de la Toussaint 2002, deux jours avant l’assemblée générale, en me demandant de leur répondre sans délai. Ayant accepté, j’ai présidé l’assemblée générale le 5 novembre 2002, après avoir été nommé par le conseil d’administration le 4 au soir, et avoir obtenu que les actionnaires votent pour la recapitalisation. Malgré des conditions de marché particulièrement défavorables, nous avons réussi à lever 380 millions d’euros, encaissés le 12 décembre, à peine plus d’un mois après cette fameuse assemblée générale. Nous avions préparé un plan d’urgence intitulé « Back on Track », que nous avons appliqué sans délai, avec beaucoup de détermination. Quand une entreprise est en grande difficulté, la sauver est une véritable course de vitesse. Une entreprise est déjà par construction entropique : en période de crise, l’entropie atteint des sommets… Les clients s’interrogent et cherchent à réduire leurs expositions, les actionnaires envisagent avec beaucoup de réticence de participer à la recapitalisation, quand ils ne soldent pas leurs positions, les collaborateurs sont inquiets pour leur avenir et certains quittent volontairement l’entreprise. Les banquiers prennent peur et veulent réduire leur concours – ils exigeaient alors 100 % de collatéral pour les lettres de crédit que demandaient nos clients. Quant aux agences de notation, elles envoient des signaux forts en exprimant leur doute sur la solvabilité de la société. Il faut, dans une telle crise, essayer de juguler cette entropie qui s’auto-entretient et devient germinatoire : les mauvaises nouvelles circulent plus rapidement que les bonnes ! Dans cette course de vitesse, nous avons dû adopter un nouveau plan de souscription, mettre en run-off des pans entiers de l’activité, changer les équipes quand c’était nécessaire, changer la gouvernance, changer la politique d’investissement… Tout ceci sous la pression, en agissant au jour le jour. Il fallait obtenir des résultats à une vitesse record, dans une industrie marquée par le long terme. Nous nous sommes hélas rendu compte en 2003 que l’entreprise allait encore beaucoup plus mal que nous le craignions, que les réserves avaient été grossièrement sous-estimées, et il a donc fallu lancer une seconde augmentation de capital à peine un an après, cette fois-ci de 750 millions d’euros. C’était naturellement une épreuve particulière de venir solliciter les investisseurs pour la seconde fois en moins d’un an. Il fallait à la fois convenir que tout n’avait pas été vu initialement, et s’engager à ce que le bilan effectué soit cette fois aussi exhaustif que possible. Dans le même temps, les agences de notation avaient dégradé notre notation à BBB-, menaçant de nous placer en catégorie spéculative sans nouvelle augmentation de capital. Nous étions confrontés à des attentes ingérables : les clients demandaient la garantie aux actionnaires, les actionnaires demandaient la garantie aux clients, les agences de notation demandaient les deux garanties. Malgré cette situation a priori inextricable, nous avons réussi cette seconde augmentation de capital de 750 millions d’euros juste avant Noël 2003, grâce au soutien de nos actionnaires qui ont permis de sauver l’entreprise et de la remettre sur les rails. La phase la plus critique était ainsi surmontée. D’une situation d’actif net négatif, avec une capitalisation qui était tombée à 300 millions d’euros et un chiffre d’affaires qui était descendu jusqu’à 2,4 milliards d’euros, nous sommes repartis de l’avant. Et, aujourd’hui, les fonds propres se montent à 4,7 milliards, la capitalisation boursière est de l’ordre de 4 milliards, et nous franchirons les 10 milliards de chiffre d’affaires en 2013. Nous dégageons environ 600 millions de cash-flow opérationnel sur l’année, et nous avons versé plus d’un milliard de dividendes à nos actionnaires au titre des exercices 2005 à 2011.
Tout cela ne s’est évidemment pas fait en un jour. Après le plan de sauvetage « Back on Track » – on a déraillé, on se remet sur les rails –, nous avons lancé un plan dénommé « Moving Forward » – rien ne sert d’être sur les rails si on n’avance pas. Nous avions retrouvé de l’allant, mais il fallait accélérer : ce fut le plan « Dynamic lift ». Et après ce dernier, nous sommes entrés dans le plan actuel, « Strong Momentum » : nous gagnons en taille, mais encore faut-il garder la vitesse. Le « Momentum », c’est cela, conserver la vitesse et la croissance. Au cours de toutes ces années, nous aurons réalisé trois acquisitions majeures – Revios, Converium, Transamerica Re – et restructuré le groupe de A à Z. Comme j’ai souvent l’occasion de le dire, la seule chose qui n’ait pas changé dans ce groupe en dix ans, c’est le nom ! Car plutôt que de changer le nom, comme beaucoup nous le conseillaient, nous avons préféré changer la réalité du groupe. Nous avons refondé sa structure juridique, ses statuts – en devenant parmi les premiers une société européenne –, son organisation, avec des filiales opérationnelles dédiées à chacun de nos pôles d’activité, sa politique de souscription, son modèle interne, sa politique des ressources humaines, et même ses locaux, quasiment dans le monde entier. Bref, nous avons procédé à une refondation intégrale, et l’entreprise est devenue genuinely global. J’insiste, pas une entreprise internationale, une entreprise globale. Global, c’est beaucoup plus compliqué qu’international. Global, par exemple, cela veut dire des politiques de rémunération identiques du Japon au Chili. Ensuite, les principes mis en œuvre étaient : la gestion optimale du capital ; la gestion optimale des risques – et nous avons beaucoup progressé sur la constitution d’un portefeuille de risques qui minimise les besoins en capital ; l’optimisation de la diversification ; la fongibilité du capital, car il est absurde d’avoir un excès de capital ici et de ne pas en avoir là, de ne pas pouvoir le bouger, ce qui nous a conduit à transformer nos filiales en branches et fait de Scor l’un des réassureurs dont la fongibilité du capital est la plus élevée. Grâce à tous ces efforts, toutes ces adaptations, nous avons eu des résultats. Un exemple récent témoigne du chemin parcouru quand on se souvient des heures sombres de 2002-2003 : Scor a émis cette année une dette perpétuelle en francs suisses au taux de 5,25 %, le plus faible de toutes les émissions comparables qui avaient été réalisées depuis le début de l’année.
Au final, l’essentiel est certainement la rapidité d’exécution et la profondeur des changements opérés dans l’entreprise. Sans elles, les forces entropiques dominent. Il faut donc toujours avoir trouvé une solution au problème au moment où il est révélé, sans quoi le doute s’insinue et la sanction du marché peut être fatale.
Mais rapidité d’exécution ne veut pas dire négliger le long terme ou les décisions structurantes, bien au contraire. Nous avons ainsi beaucoup investi au point de vue scientifique. Et recruté et intégré beaucoup de talents. C’était essentiel pour donner de la force au groupe. Partout dans le monde, nous avons décidé qu’il s’agissait d’un investissement stratégique. À défaut d’avoir beaucoup de capital tout court, il a été essentiel de renforcer notre capital humain. Vitesse d’exécution, choix structurants à long terme : nous avons mené une véritable « guerre de mouvement ». Les guerres de position sont (presque) toujours perdues, surtout dans une économie aussi globalisée et concurrentielle. Il nous fallait donc cette agilité, cette mobilité incroyable pour rebondir et progressivement rattraper notre retard et pouvoir ensuite commencer à surprendre nos concurrents.
Quand ils voient ces résultats, quand ils observent cette capacité d’exécution, les actionnaires prennent confiance, ils vous soutiennent. Donc vous pouvez faire des acquisitions et engager le cercle vertueux, le mouvement exactement opposé à celui dans lequel nous étions pris il y a dix ans. Scor a restauré sa crédibilité et a pu ensuite capitaliser sur celle-ci pour avancer. De ce point de vue, les plans stratégiques, je les ai cités, ont été très importants : nous énonçons nos objectifs et nous les tenons. La crédibilité se construit ainsi. Le redressement d’une entreprise, c’est très long : en plus du reste, il faut être déterminé, tenace ; avoir une vision, une volonté et des valeurs !
Crédit photo : © Cyril Bailleul