Le débat sur l’actif sans risque est un bien étrange débat où les rôles sont inversés. Comme il ressort de l’ensemble des contributions ci-après, l’actif sans risque est une sorte de chimère, sans contrepartie observable. On pourrait s’attendre à ce que l’homme de la rue conserve, par-delà les crises récurrentes, une croyance en l’existence d’une telle chimère tandis que les experts, eux, ne lui accorderaient aucun crédit. On serait alors dans la situation décrite par Spinoza, pour qui le soleil que nous voyons quand nous nous levons le matin tourne autour de la terre quand la terre tourne autour du soleil de la science.
Or, il n’en est rien. Comble du paradoxe, ce sont les sachants qui accordent du crédit à cette chimère et qui en débattent, alors que pour l’homme de la rue il est clair qu’il n’y a pas d’actif sans risque. Les raisons de cette situation sont multiples mais elles peuvent se résumer à la célèbre phrase de Hegel : « tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel » (préface aux Principes de la philosophie du droit). En effet, les économistes et les financiers tiennent beaucoup à l’actif sans risque, plus précisément à son concept, car il est à la base de la rationalisation de la sphère économique et financière.
Ceci explique non seulement la légitimité mais aussi l’intérêt de la question du mythe ou de la réalité de l’actif sans risque. Celui-ci est à la base de la théorie économique et financière qui a permis de développer des techniques rationnelles de valorisation des actifs financiers et de leur rémunération à partir des années 1970. La valorisation des produits dérivés et plus largement des produits structurés se fait par référence à la rémunération d’un actif sans risque (ces produits sont valorisés en univers risque-neutre). Le calcul des provisions d’assurance en valeur de marché se fait aussi par référence à elle (les provisions doivent être actualisées au taux sans risque). La régulation y fait explicitement référence (c’est notamment le cas de la directive Solvabilité II qui va s’appliquer à l’assurance).
La question se pose alors naturellement de savoir pourquoi il est nécessaire de faire référence à un mythe pour calculer le prix d’un produit concret et comment on peut faire référence à quelque chose qui n’a pas d’existence concrète. C’est là l’objet principal des articles qui sont ici réunis : ils précisent la nature théorique de l’actif sans risque et de la rémunération sans risque ; ensuite, ils expliquent pourquoi il est impossible de ne pas faire référence à cet univers sans risque dans le monde de l’économie concrète ; enfin, ils discutent des meilleures façons d’approximer cet univers sans risque, et c’est là que les opinions de nos contributeurs commencent à diverger sérieusement.
Cette divergence souligne la difficulté de la tâche qui est celle des régulateurs s’ils persistent à vouloir faire référence au taux sans risque pour l’estimation comptable de certains postes du bilan des institutions financières. Les débats intenses qui ont eu lieu à l’occasion de la discussion des nouvelles normes comptables internationales et de la réforme Solvabilité II autour des taux swaps et des taux souverains pour approximer le taux sans risque illustrent les enjeux pratiques importants qui sont ceux de ce concept théorique.
Pierre-Charles Pradier se livre à une archéologie de l’actif sans risque. Il constate tout d’abord l’origine pragmatique du concept : si l’on veut calculer le coût du risque d’un actif (prime de risque), il faut pouvoir soustraire de la rémunération effective de l’actif, laquelle inclut une prime de risque, un taux sans risque que l’on va chercher à approximer par les taux souverains ou autres. Ce n’est que plus tard que se développe une théorie autonome du taux sans risque et de l’actif sans risque.
Christian Dargnat et David Pillet se demandent si, avec la dégradation de la notation des grands États souverains de référence, le concept d’actif sans risque a encore un intérêt dans la mesure où l’ombre bienfaisante qu’il a pu projeter s’est révélée largement illusoire avec la crise. Ils constatent cependant une demande croissante d’actif sans risque. Ils en concluent que le marché va produire des substituts, mais des substituts de plus en plus dématérialisés (surcollatéralisation, etc.).
Augustin Landier estime toutefois que la crise, notamment dans sa phase initiale, a clairement montré les dangers des actifs sans risque « de synthèse » avec la crise du shadow banking. Mais il souligne surtout que le danger ne vient point tant de cette offre d’actif synthétique que de la demande trop forte d’actif sans risque, du fait des comportements des acteurs publics comme des acteurs de marché qui induiraient des externalités négatives sur l’économie.
Aswath Damodaran considère que l’existence ou non d’un actif sans risque est déterminante non seulement pour le calcul de la prime associée aux actifs risqués mais aussi, et surtout, pour le montant de celle-ci qui aurait tendance à augmenter en l’absence d’actif sans risque. L’auteur soutient que l’aversion au risque des investisseurs est plus élevée en l’absence d’actif sans risque et que la seule entité capable d’émettre des actifs sans risque ou peu risqués est l’État.
Christian Gollier insiste sur l’importance d’un actif sans risque, rapportant un taux sans risque, pour ancrer les anticipations et la hiérarchie des prix sur les marchés financiers. Sans cet ancrage, les assises de l’assurance vie, de la comptabilité des engagements de long terme, du développement durable, etc. seraient fragilisées. La disparition des références traditionnelles incite à rechercher un substitut que l’auteur voit dans l’émission d’obligations souveraines indexées perpétuelles.
Nicole El Karoui aborde le sujet de l’actif sans risque sous l’angle de la théorie de l’univers risque-neutre. Elle souligne que les probabilités risque-neutre correspondent à un équilibre partiel, avant rétro-actions macroéconomiques, qui n’a de sens que pour des transactions de court terme. Or, la récente crise de liquidité et sa résolution partielle par la (sur) collatéralisation vient de remettre en cause la référence à un actif sans risque, y compris pour les transactions de court terme.
Michel Dacorogna insiste sur la nécessaire référence à un univers risque-neutre et à un taux sans risque, pour la valorisation des transactions financières tant de court terme que de long terme, à l’instar de l’univers sans frictions de la mécanique. Il estime impossible de faire l’économie d’une réflexion critique sur les substituts au taux sans risque, qu’ils soient reconstruits à partir d’un modèle théorique (Arrow-Debreu) ou approximés par le marché des swaps ou de la dette souveraine.
Jacques Delpla approfondit la réflexion sur les instruments de marché qui pourraient, notamment en Europe, jouer le rôle d’actif sans risque. Il estime possible, et nécessaire, de créer un actif « super-sûr » sous la forme de ce qu’il appelle une dette « Bleue » européenne construite à partir des dettes souveraines de la zone euro. Elle serait constituée de la fraction des dettes souveraines inférieure à 60 % du PIB, à laquelle serait accrochée une garantie conjointe et solidaire des pays de la zone euro.
Didier Folus élargit le champ d’investigation à l’ensemble des actifs financiers sûrs offerts par le marché. Il étudie les facteurs d’équilibre et d’évolution de leur marché, en insistant sur leur capacité, certes différenciée, de protéger la valeur de l’épargne et des avoirs financiers, de servir de garantie à des prêteurs, de permettre aux entités souveraines de se financer et aux banques centrales de mener leur politique monétaire. Ces actifs sûrs se présentent alors comme des substituts à l’actif sans risque.
Patrick Artus poursuit cette réflexion et note l’existence d’un déséquilibre croissant, sur le marché des actifs sûrs, entre une offre qui a tendance à se restreindre avec l’approfondissement de la crise, du fait de la dégradation de la notation explicite ou implicite de nombreux acteurs, et une demande au mieux stable. Il souligne que ce déséquilibre conduit à d’importants désordres financiers qui ne pourront être évités que si les investisseurs réduisent leur aversion au risque.
Christian Schmidt adresse toutefois une mise en garde à tous ceux qui seraient tentés de rebâtir le système financier autour d’un arrimage aux dettes souveraines, ou à un sous-ensemble de celles-ci, fût-il vertueux et bien noté : pas plus aujourd’hui qu’hier les dettes souveraines ne peuvent représenter un actif sans risque, surtout à long terme. On ne saurait rebâtir un système solide et durable de valorisation des actifs financiers sur une illusion de cette nature.