Entretien réalisé par Jean-Hervé Lorenzi et Daniel Zajdenweber
Risques : Le but de cette interview est d’aborder le cinéma sous deux aspects : le risque au cinéma, puis l’économie du cinéma. Tout d’abord, y-a-t-il un risque assurance au cinéma ?
Nicolas Seydoux : En dehors de risques traditionnels comme la météo, l’assurance du film cinématographique couvre trois domaines principaux. Tout d’abord, le risque lié au négatif qui est en voie de disparition. C’était un risque majeur, de la rayure de la pellicule au passage aux rayons X dans les aéroports. La numérisation de l’ensemble de la chaîne de production (sous réserve que quelques précautions soient prises) qui permet de vérifier immédiatement la qualité du plan qui vient d’être tourné et de le dupliquer sans altération, diminue très fortement ce risque. Ensuite, le risque humain : les membres les plus importants de l’équipe sont assurés, du réalisateur aux principaux comédiens. Un accident peut se produire, souvent aussi banal qu’un accident de voiture, et tout le tournage peut s’en trouver décalé. Enfin, la garantie de bonne fin, qui est un risque plus fréquemment couvert dans les pays anglo-saxons. L’essentiel du coût d’un film ne réside ni dans sa préparation ni dans la phase finale de l’édition, mais dans le tournage. Les contrats des comédiens ont une durée déterminée, de huit, douze semaines… Si le réalisateur ne juge pas les plans satisfaisants et souhaite faire des prises supplémentaires, les délais sont dépassés. Pour pallier ce risque, existe la garantie de bonne fin qui permet à des financiers « avisés » de l’assurer. Ce type d’assurance est peu pratiqué en France. En effet, aux États-Unis et dans la plupart des pays anglo-saxons le droit est celui du copyright, et comme le producteur dispose du final cut, celui-ci peut être aisément transféré aux assurances. Dans les pays du droit d’auteur, au droit de propriété s’ajoute le droit moral qui crée un partage entre le producteur et l’auteur (le réalisateur). Le droit moral ne pouvant pas être transféré à l’assureur, la garantie de bonne fin n’est guère utilisée en France.
Risques : Comment définiriez-vous l’économie du cinéma ? Quels en sont les enjeux à l’ère du numérique ?
Nicolas Seydoux : Un premier constat : le seul pays qui ne parle que d’économie et non pas de culture à propos du cinéma sont les États-Unis d’Amérique. En termes économiques, c’est pour eux un secteur très important puisque jusqu’à ces toutes dernières années le cinéma et l’audiovisuel étaient leur premier poste d’exportation. Cette économie est globalement bénéficiaire. Elle requiert des moyens financiers comparables à ceux de l’industrie, et pour autant elle est aux antipodes de ce qu’on appelle l’industrie. Les films américains importants ont un budget qui dépasse 200 millions de dollars, auxquels s’ajoutent des frais de commercialisation sensiblement du même montant. Le budget le plus élevé d’un film français est à ce jour de 70 millions d’euros ; celui d’un « petit film » français est de 3 millions d’euros. Il s’agit donc d’investissements considérables. Pour autant, on ne peut pas parler d’industrie puisque celles et ceux qui vont participer à la fabrication d’un film – soit une centaine de personnes, sans compter les figurants pour un film important – sont réunis pour un temps déterminé, avec pour seul objectif la création d’une œuvre unique, c’est-à-dire non répétitive. De plus, cette œuvre est censée répondre à un désir latent, alors que l’industrie cherche à satisfaire des besoins exprimés.
L’autre différence (je vais en choquer certains), c’est qu’il y a très peu de découvertes fondamentales dans l’industrie : la roue, le gouvernail, la boussole, la machine à vapeur, l’électricité… et, très récemment, le téléphone portable, l’ordinateur et Internet qui transforment nos vies. Alors que le cinéma produit chaque fois une œuvre originale (ce qui n’est pas le cas de la télévision, dont le modèle est la série qui fidélise le téléspectateur, reprenant la tradition de certains romanciers du XIXe siècle qui publiaient une feuille ou quelques feuilles chaque semaine, voire chaque jour dans un journal). Le film cinématographique, qui a disposé du monopole de l’image pendant cinquante ans, jusqu’à l’arrivée de la télévision, doit aujourd’hui faire face à l’omniprésence de l’image sur les supports les plus variés : téléviseurs, ordinateurs, tablettes, téléphones portables… Ces images sont en concurrence avec celles projetées dans les salles de cinéma. Ce mode de diffusion implique de sortir de chez soi, de réunir des amis (on va rarement seul au cinéma), d’attendre éventuellement un peu, de payer sa place et d’assister pendant deux heures à un spectacle en compagnie d’autres personnes sans pouvoir consulter son téléphone portable… Et, à l’issue de la projection, le verdict tombe : c’est bien, ce n’est pas bien. Le film est condamné ou va devenir un succès.
L’essence du cinéma c’est le risque. La recherche permanente de sequels ou de « licences » est une tentative pour se couvrir du risque, mais c’est oublier que le film réussi est toujours une découverte tant pour la critique que pour le public. Parfois le public se précipite, le reste du temps il reste chez lui.
Qu’elle est l’importance du risque ? Prenons l’exemple de Titanic. Le budget original, de mémoire, était de 80 millions de dollars et le coût final a été au minimum de 230 millions. Au départ, deux compagnies américaines sont partenaires du film, l’une prend peur. On peut la comprendre : le naufrage du « Titanic », qui a causé la mort de plus de 1 500 personnes, est à ce jour le plus grand désastre civil de l’humanité, hors catastrophe naturelle. L’idée peut donc paraître surprenante de vouloir faire un film sur un tel sujet… Le film terminé, et sans entrer dans la polémique de l’actualisation précise de la valeur du dollar, il s’est révélé être l’un des plus grands succès économiques de l’histoire du cinéma mondial. Ce court rappel pour illustrer à quel point le risque est consubstantiel au cinéma.
Vouloir limiter les risques, c’est faire confiance au marketing et aux enquêtes de marché, qui par définition ne peuvent s’adresser qu’au conscient. Le consommateur sondé va répondre qu’il préfère Tefal bis à Tefal, le modèle « plus » au modèle précédent, qu’il s’agisse d’un produit industriel tel qu’une voiture, un réfrigérateur, ou d’un service moins cher et plus performant. À chaque fois ne sont apportées que quelques petites innovations, très peu de nouveauté exceptionnelle, entraînant peu de prise de risque. En revanche, le cinéma est condamné à l’exceptionnel. La découverte n’est pas nécessairement liée au sujet – histoire d’amour, d’amitié, de vengeance… – mais à son traitement, comme on a pu le voir il y a quarante ans avec Un homme et une femme, ou l’année dernière avec Intouchables, qui après avoir conquis les Français, connaît aussi un succès auprès des Allemands, des Italiens comme des Sud-Coréens… C’est une alchimie mystérieuse qui ne permet pas aux meilleurs d’éviter les échecs. Lorsqu’en septembre 1989 Sony a pris le contrôle de Columbia, ses responsables ont expliqué aux dirigeants japonais que sur sept films, deux étaient de grands succès, deux trouvaient difficilement leur équilibre et les trois autres perdaient tout ce qu’ils voulaient. Ce à quoi les Japonais ont rétorqué : mais pourquoi produisez-vous les cinq qui ne gagnent pas d’argent ? Le jour où cette question aura une réponse, le problème du risque au cinéma sera résolu… et il n’y aura plus de cinéma.
Risques : Vous êtes coproducteurs d’Intouchables. Serait-il indiscret de vous demander de quels couloirs vous avez bénéficié ?
Nicolas Seydoux : C’est très simple. Quad, le producteur délégué d’Intouchables, est une société de production de la nouvelle génération, une équipe d’hommes jeunes qui a réussi de façon brillante dans la publicité, et qui a déjà derrière elle une belle histoire de films à succès critique et populaire. Ils avaient le choix des partenaires pour monter leur film ; et Gaumont, après les avoir convaincus de sa motivation et de sa compétence, a pris les créneaux qui restaient disponibles : une part coproducteur et la distribution du film en France et à l’étranger. Nous avons formé un partenariat dont je crois tous les membres sont très satisfaits.
Risques : Qu’en est-il de l’avance sur recettes ?
Nicolas Seydoux : Sur ce type de film, à vocation grand public, il est rarissime que l’avance sur recettes soit accordée. De toutes façons, depuis maintenant bon nombre d’années, quand Gaumont participe à un film, même si c’est un premier ou un second film, premier critère d’attribution de l’avance sur recettes, celle-ci n’est pas attribuée au film, je le regrette, même si en général la commission de l’avance sur recettes remplit bien son rôle.
Risques : Que pensez-vous du CNC1, du système français d’aide au financement ; et s’il y a encore un cinéma français est-ce que l’explication se trouve là ? C’est par ailleurs un des rares métiers de filière, de la production jusqu’à la distribution. On voit peu d’autres exemples d’intégration verticale.
Nicolas Seydoux : Les deux sujets sont différents et totalement indépendants l’un de l’autre.
Le CNC tient son rôle en appliquant la taxe spéciale additionnelle (TSA) et en gérant le fonds de soutien qui en découle. Celui-ci a beaucoup de pères. Le moins éloigné de cette paternité est sans doute Ambroise Roux qui, avant de devenir le « parrain » du capitalisme français, a été fonctionnaire et notamment directeur du cabinet de Jean-Marie Louvel, ministre de l’Industrie et du Commerce en 1952. Le fonds de soutien repose sur un principe très intelligent dans la mesure où, pour l’essentiel, la redistribution reste automatique. Le spectateur paye une taxe (ce qu’il ignore), la taxe spéciale additionnelle qui représente 11 % du prix du billet. Le produit de cette taxe est collecté par le CNC, créant ainsi une épargne forcée pour la salle dans laquelle a été vu le film comme pour le producteur de celui-ci. Le produit de cette épargne, le fonds de soutien généré par la salle ou par le producteur, ne sera redistribué à l’un ou à l’autre que s’il investit dans une salle ou dans un film européen.
Le mécanisme est vertueux et intelligent, car cette épargne forcée, créée par ceux qui ont attiré les spectateurs, producteur ou exploitant, est mise à leur disposition pour investir dans un nouveau projet. C’est un encouragement pour les plus dynamiques et c’est aussi une taxe sur les films étrangers, particulièrement américains, au bénéfice du cinéma européen.
Il ne s’agit pas de l’argent de l’État, ou alors le cinéma ne bénéficie pas d’une TVA réduite, mais d’une redistribution de celui du secteur.
Le système a perduré parce que chaque fois qu’un nouveau diffuseur est apparu – les télévisions d’abord, la vidéo ensuite –, la TSA lui a été appliquée. C’est la raison pour laquelle le cinéma souhaite que les fournisseurs d’accès y soient eux aussi assujettis. D’où le débat à l’Assemblée nationale pour récupérer ces sommes dont le cinéma a besoin.
Le second sujet est celui de l’intégration verticale. Apportons d’abord une précision sémantique. Dans le langage courant, la « distribution » est assimilée au lieu de vente ; alors que dans le langage cinématographique, le lieu de vente du ticket (la salle) appartient à l’« exploitation », et le film vu appartient à la distribution qui, au nom et pour le compte des producteurs, en assure la programmation et la commercialisation.
L’intégration verticale me semble beaucoup moins prononcée que certains ne le pensent. Sur un parc cinématographique de quelque 5 500 écrans, trois circuits nationaux disposent de plus de 300 écrans – Gaumont-Pathé, CGR et UGC – et un circuit régional Ciné-Alpes de 140 écrans, et ils représentent à eux quatre 30 % des écrans français. En 2011, dix distributeurs ont réalisé 76 % du chiffre d’affaires, dont 43 % pour les filiales des sociétés américaines. Avec le succès de Rien à déclarer pour Pathé et celui d’Intouchables pour Gaumont, qui ont représenté 11 % des entrées en 2011, les cinq distributeurs français ont réalisé 33 % des entrées ; et seuls parmi ces cinq distributeurs Gaumont et Pathé sont liés à un circuit de salles. UGC et MK2, qui sont à la fois des sociétés de distribution et d’exploitation, ne faisaient pas partie des dix premiers distributeurs en 2011.
L’intégration n’est donc pas si importante, puisque dans sa majorité (à commencer par l’un des plus importants circuits, CGR), l’exploitation n’est pas présente dans la distribution ; et que la plupart des distributeurs, à commencer par les américains, ne sont pas liés à des réseaux de salles.
Enfin, aucune société de production ou d’exploitation française n’a d’intérêt dans les industries techniques, à l’exception de Quinta Industries et de EuropaCorp ; à la différence des États-Unis, où le synonyme de « major » est « studio », et où les plateaux de tournage que possèdent encore Warner, Universal ou Disney sont essentiellement dédiés… aux tournages pour la télévision.
Le cinéma français n’est donc pas une filière si intégrée. Au contraire, ses principaux opérateurs ont l’indépendance de leurs choix puisqu’ils disposent d’une surface financière suffisante.
Risques : Pouvez-vous nous parler du producteur indépendant ?
Nicolas Seydoux : Qu’est-ce que l’indépendance ? C’est décider librement de ses choix. Or la caractéristique du producteur indépendant, c’est sa dépendance. Le producteur indépendant, qui est un être raisonnable et intelligent, ne décide de produire un film que si celui-ci est intégralement financé.
Il a deux types d’interlocuteurs. Il y a ceux qui n’ont pas de risque immédiat : essentiellement les chaînes de télévision. Si Canal+ achète un film qui a peu d’audience, le nombre de ses abonnés ne va pas baisser pour autant. De même, sauf exception rarissime, les chaînes généralistes ne voient pas leurs recettes publicitaires affectées par l’échec relatif d’un film. Dans un cas comme dans l’autre, l’effet se mesure sur la durée et la répétition des échecs ou des succès.
Et puis il y a ceux, comme le distributeur, l’acheteur étranger et celui des droits vidéo, qui versent un à-valoir sur les droits qu’ils achètent et prennent donc un risque précis, sur un film déterminé, qui ne sera couvert que par le succès commercial du film.
Un producteur indépendant responsable peut non seulement financer la totalité de son film mais dégager, dans le meilleur des cas, un bénéfice sur les préventes. Mais il est dépendant du bon vouloir de ses partenaires qui assument en fait le risque financier. Son risque ce sont les dépassements pendant le tournage, finalement assez rares, mais qui demeurent la terreur du producteur délégué qui assure la garantie de bonne fin.
Il y a un risque dont je n’ai pas parlé (probablement parce qu’il m’obsède), c’est le risque du piratage, du téléchargement illicite, du pillage des films. La copie 35 mm offrait une excellente protection contre le piratage car personne n’a un télécinéma dans son arrière-boutique qui permette d’exploiter une copie à l’usage du grand public, hier sous forme de cassette aujourd’hui de DVD. Sous cet aspect, la numérisation de la filière cinématographique pose de nombreux nouveaux problèmes. Le déploiement d’Internet dans le monde entier rend assez illusoires les sanctions dans certains pays. À la différence des grandes marques, le produit contrefait a la même qualité que l’original. Enfin, l’administration des douanes, qui existe dans tous les pays du monde, n’est compétente que sur des produits physiques, alors que les ondes sont régies par des administrations différentes selon les pays et qui n’obéissent pas aux mêmes règles. C’est donc un risque majeur.
La loi Hadopi2, malgré sa complexité et la polémique qu’elle a suscitée, a permis de réduire de façon très sensible le niveau du téléchargement illicite en France. La position du gouvernement actuel étant légèrement différente de celle du gouvernement précédent, c’est un sujet dont on parlera dans les mois qui viennent, notamment avec Pierre Lescure qui a été chargé d’une large mission dont ce sujet fait partie.
Risques : Vous envisagez le numérique uniquement sous l’angle du piratage, pourtant il présente peut-être d’autres possibilités.
Nicolas Seydoux : Je ne me limite pas du tout à cet aspect, mais votre revue s’intitule Risques, et le sujet de mon intervention est le risque dans le cinéma. Le piratage est pour le cinéma un risque majeur qui peut lui être fatal. L’industrie musicale a perdu en sept ans la moitié de son chiffre d’affaires, alors que dans le monde jamais autant de morceaux de musique n’ont été écoutés. Cela mérite qu’on s’y attarde un peu, même si, comme vous le dites, le numérique offre d’autres possibilités.
En 1995, Georges Lucas souhaitait sortir ses films uniquement en numérique. Même si ceux-ci avaient été tournés selon cette technologie, à commencer par les effets spéciaux, ils ne pouvaient sortir en numérique faute de salles adaptées.
Le numérique est arrivé dans le cinéma de façon progressive. Il a commencé par la post-production, l’édition du film (editing). Plutôt que d’aller faire en laboratoire des copies des rushes tournés, qui représentaient des kilomètres de pellicule visionnés par les monteurs armés de leurs paires de ciseaux et de leurs pots de colle, on a transféré les images sur des supports numériques traités par des ordinateurs. Au début, la qualité des images était assez médiocre, pour ne pas trop encombrer les mémoires des ordinateurs, lesquels étaient alors très volumineux, mais pour réaliser l’essentiel du montage ce n’était pas très important. En peu d’années, la qualité s’est améliorée et le volume et le coût des équipements ont diminué. Le numérique a fait simultanément une intrusion lente et progressive dans la restauration des films usagés. Lente et progressive parce que si les capacités de calcul sont considérables, la mise en mémoire des images sans compression demande des capacités qui, il y a encore une décennie, étaient peu développées.
Hier analogique, l’essentiel de la restauration des films est aujourd’hui numérique, et en France le plan numérique va grandement y contribuer, même si les principaux détenteurs de catalogue ont déjà largement entamé le processus sur leurs films les plus mythiques.
En ce qui concerne l’équipement des salles, le basculement vers le numérique s’est produit à cause de la 3D. En effet, si une projection numérique peut difficilement être meilleure qu’une projection analogique lorsque le support original de tournage est analogique, en revanche, la 3D ne peut exister qu’avec le numérique ; et son apparition avec Avatar de Jim Cameron, le réalisateur de Titanic, a conduit de nombreuses salles dans le monde à s’équiper en conséquence. La France est sans doute le pays où la transformation a été la plus rapide. Pour La Conquête, sorti au mois de mai 2011, un tiers des copies est en numérique ; pour Intouchables, sorti au mois de novembre, soit six mois plus tard, les deux tiers des supports sont en numérique. Grâce à la loi, qui oblige les distributeurs, bénéficiaires à terme de la réduction du coût du support passant de quelque 1 000 euros à 300 euros, à financer l’équipement des salles, 80 % du parc français était équipé au 30 juin 2012, et sa quasi-totalité le sera à la fin de l’année.
Subsistait un goulot d’étranglement : le tournage des films. Dans ce secteur, l’évolution a été d’une rapidité extraordinaire. Le blocage tenait à l’absence de caméras et à la résistance de certains réalisateurs et directeurs de la photo formés à l’analogique et réticents devant une nouvelle technologie qu’ils ne maîtrisaient pas. Pour Gaumont, les chiffres sont révélateurs : en 2010, aucun film produit n’était tourné en numérique ; en 2011, ils l’étaient tous.
La rapidité du passage au numérique de l’ensemble de la filière pose des problèmes aux industries techniques, notamment les laboratoires, qui en quelques mois ont vu le tirage des copies, qui assurait l’essentiel de leur chiffre d’affaires, fondre comme neige au soleil.
Le numérique permet enfin à un réalisateur en herbe de montrer son talent à un producteur. S’engager sur un scénario de 120 pages écrit par quelqu’un n’ayant aucun antécédent avec une caméra n’est pas évident. Aujourd’hui, pour un investissement très raisonnable dans des appareils grand public, un jeune talent peut montrer ce dont il est capable, ce qui était inenvisageable il n’y a pas très longtemps. Le nombre de films produits va donc continuer à augmenter et, comme la base de la pyramide sera plus importante, il est permis de rêver qu’elle montera plus haut…
Abordons enfin la question de la conservation. Aujourd’hui, le producteur prudent, après avoir tourné en numérique, duplique le film sur un support analogique, la pellicule. Le sujet n’est pas tant de savoir si, comme pour les bandes magnétiques, le support va perdre de sa qualité avec les années, mais si les équipements de lecture d’aujourd’hui existeront encore demain. Nous avons tourné Don Giovanni en 1978. Quand, vingt-cinq années plus tard, nous avons voulu éditer un DVD de qualité, il n’y avait plus d’appareil pour lire le son enregistré à l’époque en numérique. Les ordinateurs d’aujourd’hui ne lisent plus les informations enregistrées il y a un quart de siècle, et il en sera de même dans le futur, sauf si un travail systématique de mise à jour est fait, ce qui est rarement le cas. Qui dispose encore d’un lecteur de video-cassettes en état de marche, sans parler des cassettes audio ?
Une des plus grandes inventions de l’humanité est la standardisation. Depuis environ 1925, le cinéma a utilisé le même format de pellicule 35 mm et, de Katmandou à New York en passant par Abidjan, on pouvait avec un vieux projecteur voir le même film. Aujourd’hui, l’installation des projecteurs numériques 2K n’est pas sitôt achevée que déjà des projecteurs 4 K se profilent, lesquels seront à leur tour remplacés par d’autres plus performants…
Il y a quelques années, certains s’inquiétant du vieillissement de la pellicule envisageaient de la remplacer par des supports numériques. Les études sur la conservation de la pellicule ont montré que dans de bonnes conditions celle-ci se conservait au-delà de cent ans. Des « spécialistes » ont voulu substituer aux boîtes en ferraille qui rouillaient des boîtes en plastique… Ils en reviennent pour remettre les films dans des boîtes métalliques.
Le risque est différent de celui qui existait avec les négatifs anciens à base de nitrate d’argent, qui étaient effectivement dangereux, le nitrate risquant de se désagréger et de produire un gaz très explosif. En Allemagne, le service des archives a subi un accident dramatique. Les archives étaient stockées dans des blockhaus, protégeant ainsi l’extérieur de tout risque d’explosion. Mais à l’intérieur, l’effet de la déflagration a été terrible, entraînant la mort de huit personnes. Les Allemands ont alors détruit toute leur pellicule nitrate après l’avoir dupliquée sur d’autres supports. Mais pour qui a eu la chance de voir la qualité des images sur support nitrate, c’est une perte considérable car la qualité des images noir et blanc est très supérieure à celle obtenue sur les autres supports.
Risques : Pour terminer, quel est le coût de l’assurance dans un film ? Et quel a été le plus gros sinistre, Les amants du Pont-Neuf ?
Nicolas Seydoux : Le coût moyen de l’assurance, hors assurance exceptionnelle sur des films très complexes, a sensiblement baissé au cours des dernières décennies pour passer d’environ 3 % du budget à 1 %. Quant au plus gros sinistre… je ne sais pas, je n’aime pas parler des déboires des autres. Le vrai désastre, c’est un film cher que personne ne va voir, et dont le public ignore jusqu’au titre.
Risques : Quel a été votre plus gros désastre ?
Nicolas Seydoux : Le cinéma ne parle que de ses succès, car c’est d’eux que nous vivons pour proposer de nouvelles œuvres. Mais on n’apprend que de ses échecs… Pour Gaumont, le plus grand échec financier est sans doute Vatel. Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Parce que Gaumont a pu payer l’addition et a continué à produire.
Les professionnels doivent avoir en tête la liste des échecs les plus retentissants de l’histoire du cinéma, pour tenter d’éviter de les reproduire. Quant au public, il ne doit se souvenir que des bons moments passés au cinéma, que nous cherchons à renouveler régulièrement pour son plaisir et pour le nôtre car nous avons le privilège de vivre de notre passion, risquée sûrement, folle sûrement pas. C’est un défi permanent, mais y a-t-il plus jolie responsabilité que celle de faire rêver ses contemporains ?
Note
- Centre national du cinéma et de l’image animée
- Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet.
Crédit photo : © 2019 Agence France-Presse