L’arrêt de la cour de justice de l’Union européenne du 1er mars 2011 a été un coup de tonnerre pour les assureurs européens : un critère de segmentation qui leur semblait très banal, celui du sexe de l’assuré, ne pourra bientôt plus être utilisé. La Cour a en effet estimé que cette « segmentation » était en réalité une « discrimination extrêmement brutale », contraire aux principes fondateurs de l’Union européenne, et que la dérogation dont bénéficiait la profession ne pouvait plus perdurer.
Est-ce grave ? La manière de tarifer des assureurs va-t-elle devoir être modifiée ? Les tarifs présentés aux assurés vont-ils être déformés ? Les opinions de nos contributeurs sont contrastées.
Le professeur Kullmann conteste le raisonnement de la Cour, « mélange d’ignorance, de préjugé et d’esprit faux ». Surtout, il redoute que, en « entrant en condamnation du critère du sexe, on s’engage sur la voie du critère de l’âge », rendant le travail de l’assureur de plus en plus difficile. Et demande qu’un autre principe essentiel soit également considéré : faciliter l’accès du plus grand nombre à l’assurance.
Pierre Petauton considère, lui aussi, que l’arrêt était « techniquement injustifié » et fait part des mêmes craintes : pourra-t-on encore avoir une notion de « jeune conducteur », pourra-t-on garder des « zones tarifaires » distinctes ? Mais il relativise la portée de l’arrêt, car il faut garder à l’esprit qu’une « trop forte segmentation des risques nuit à leur bonne appréciation ». Et il parie sur le fait que « le bon sens restera dominant et que les interdits idéologiques ne se multiplieront pas ».
Pierre Arnal et Romain Durand n’ont pas la même approche de l’arrêt de la Cour de Justice. Ils estiment au contraire que l’argumentation de l’avocate générale fut « construite et brillante ». Cependant, eux aussi constatent l’ampleur des dégâts : « Qu’il s’agisse d’assurance de personnes ou d’assurance de dommages, le quotidien des actuaires est rythmé par l’omniprésence d’une variable (…) : le sexe. » C’est une variable « tout aussi prépondérante que celle de l’âge, du lieu de résidence ou de la catégorie socio-professionnelle ».
Comment faire désormais sans cette information cruciale ? Nos deux auteurs répondent qu’il faudra « sortir de la conception habituelle consistant à recueillir des données pour les exploiter telles quelles et construire de nouveaux individus virtuels composites, créés statistiquement pour les seuls besoins de la tarification ».
Comment construire de tels « individus virtuels » ? Il va falloir s’intéresser davantage aux comportements de nos contemporains, via des sondages, des questionnaires, « une recherche des variables de base du comportement ». Or on se heurte alors à un autre obstacle : les lois visant à protéger la vie privée. Si bien que les auteurs mettent en garde les autorités européennes : bien que la décision de la cour de justice soit compréhensible, elle peut être le commencement d’un « recul de la pensée » et d’un « appauvrissement des solutions offertes aux assurés citoyens ».
Éric Demolli et Mathias Hildebrand s’intéressent au sujet sous l’angle de l’assurance collective prévoyance et santé. Ils constatent que sur cette matière la pratique est déjà « en parfaite harmonie avec la décision de la Cour de Justice ». En effet, ni les cotisations ni les garanties ne sont différenciées en fonction du sexe. Il s’agit d’une « couverture solidaire, non discriminatoire et redistributrice ».
Examinant les statistiques de consommation de soins, ils observent que « l’assurance complémentaire santé organise une redistribution en faveur des femmes ». De même on observe une redistribution des « salariés non mariés de moins de 30 ans sans enfant » vers notamment « les salariés mariés ayant un enfant à charge ».
Eux aussi insistent sur l’importance d’avoir « accès à l’information » pour mieux comprendre l’exposition aux risques de l’entreprise : structure démographique, salaires, géolocalisation du groupe à assurer, secteur d’activité, observation des sinistres…
Jean-Louis Davet a centré sa contribution sur l’assurance santé individuelle. Il constate « sur le long terme le mouvement de segmentation » qui s’est développé sur le marché français, sous le double effet d’une concurrence accrue et de besoins plus hétérogènes des individus. En santé, c’est essentiellement le critère de l’âge qui est utilisé (72 % des garanties sont tarifées en fonction de ce critère dans les mutuelles).
Pourquoi ce critère s’est-il imposé ? « C’est un indicateur facilement appréhendable, un critère explicatif remplaçant des déterminants plus précis mais finalement beaucoup plus intrusifs et éthiquement problématiques. » D’autres critères peuvent être utilisés pour expliquer le niveau des dépenses de santé : lieu de résidence, cartographie d’installation des médecins…
Devant le progrès des connaissances scientifiques, qui lève notre « voile d’ignorance » et tendra à favoriser les propositions très segmentantes, Jean-Louis Davet se demande comment préserver « la culture de solidarité » pour que « la couverture du risque reste accessible et réelle à tout âge » et ne conduise pas à « l’exclusion massive des catégories les plus coûteuses ».
Pierre-Charles Pradier nous conte enfin avec verve une rapide histoire de la discrimination en assurance, où il apparaît que les connaissances scientifiques ne se transforment pas nécessairement en pratiques commerciales discriminantes. « Si la longévité particulière des femmes est universellement connue au XVIIIe siècle, il a fallu attendre cent vingt ans pour que les sociétés d’assurances adaptent leurs tarifs. » Pourquoi un tel délai ? Parce qu’il « a fallu une modification profonde des mentalités et du cadre législatif ».
Deux réflexions pour conclure :
- Quand une « segmentation » statistiquement utile et pertinente devient-elle une « discrimination » politiquement et socialement intolérable ? Nos auteurs nous montrent bien que l’environnement (sociétal, juridique…) est déterminant. Ce qui peut ne poser aucun problème à une époque devient insupportable à une autre. Veillons à ce que, ici et aujourd’hui en Europe, le « politiquement correct » n’entrave pas le progrès économique et social.
- Quel équilibre trouver pour une entreprise d’assurance entre segmentation et mutualisation ? Le progrès des connaissances, la pression concurrentielle, le souhait des assurés de trouver un produit correspondant le mieux possible à leurs besoins (supposés) d’aujourd’hui conduisent à aller vers plus de segmentation. Mais, comme le rappelle Pierre Petauton, c’est la mutualisation qui est à la base de l’assurance. « Le zoom est moins utile que le grand angle », nous dit-il. Sans solidarité (entre générations, entre habitants de territoires différents, entre personnes dans des situations familiales différentes, entre bien-portants et malades…) pas d’exercice possible de l’assurance. Nos sociétés, où l’individualisme a beaucoup progressé au cours des dernières décennies, doivent probablement redécouvrir quelque peu les vertus de la solidarité.
Bonne lecture !