Entretien réalisé le 11 mai par François-Xavier Albouy, Jean-Hervé Lorenzi et Daniel Zajdenweber.
Risques : Quand on regarde la France aujourd’hui, avec ses avantages et ses atouts, mais aussi ses faiblesses, quels sont les risques à court et peut-être à moyen terme ?
Hubert Védrine : Rappelons, d’abord, que la France, comme tous les autres pays, se situe dans un monde marqué par la globalisation dérégulatrice des trente dernières années ; qu’elle est, d’autre part, un pays occidental, même si c’est un pays occidental européen, original et spécifique, et qu’à ce titre elle n’échappe pas à cet immense basculement de l’histoire du monde qui fait que les pays occidentaux sont en train de perdre le monopole qu’ils ont détenu pendant plusieurs siècles dans la conduite des affaires du monde. Or c’était un élément considérable de la puissance française, du rayonnement français et de l’idée que les Français se faisaient d’eux-mêmes. Il y a eu quatre siècles de domination européenne, un petit siècle américain. Aujourd’hui, les cartes sont redistribuées comme jamais dans l’histoire : si on remonte dans les siècles passés, la France, les autres pays européens n’étaient pas dans le même monde que les pays émergents actuels. Ils auraient été sur des planètes différentes, ça aurait été pareil. C’est la première fois que tous les peuples du monde sont vraiment globalisés, de gré ou de force, rapprochés pour des raisons de facilité de transports et de communications instantanées, interdépendants et inter-réactifs. La France n’y échappe pas. Cela nous oblige à nous demander si la France reste un pays original et, si ce n’est pas le cas, si elle est devenue un pays occidental parmi d’autres, il faut lui appliquer la grille d’analyse qui concerne tous les pays occidentaux : quelle force, quelle avance garde-t-il ? Quel leadership peut-il conserver, même si c’est un leadership contesté et relatif ?
Si on pense que la France est surtout un pays européen, pas spécialement « occidental », il faut d’abord se demander ce que l’Europe peut devenir, et la France en son sein. Si c’est la France en tant que telle qui compte dans sa spécificité, alors là il faut appliquer une autre grille… Ce que j’avais essayé de faire, d’ailleurs, dans mon livre d’entretiens avec Dominique Moïsi en 2000, Les Cartes de la France à l’heure de la mondialisation… Et ce que j’ai fait dans mon rapport pour le président de la République, durant l’été 2007, sur « la France et la mondialisation ».
S’agissant de la France, on va relever parmi les « handicaps » français peut-être une superficie et une population insuffisantes, encore que… Les gens qui pensent qu’on est à l’époque des États-continents considèrent que c’est un handicap. Cela se discute : on peut hésiter dans quelle colonne on le met. Après, on aura une évaluation économique à faire : potentiel économique, compétitivité, etc. Mais comment la mesure-t-on ? N’est-elle que financière ? On doit regarder aussi la capacité de rebond, de recherche, de développement technologique, scientifique, la formation, etc. ; mesurer la capacité des grands groupes industriels français, en les comparant aux autres entreprises globales qui pendant longtemps n’étaient qu’occidentales mais aujourd’hui viennent aussi bien des pays émergents, le rôle de l’État étant resté important. Mais, après la crise de 2007, est-ce encore un handicap ? N’est-ce pas plutôt un atout ?
En ce qui concerne l’attraction française, ne négligeons pas les atouts géopolitiques hérités du passé : la présence de la France au Conseil de sécurité comme membre permanent ; la France puissance dotée d’une dissuasion nucléaire et d’une capacité militaire respectées – il n’y a pas tellement de pays dans ce cas dans le monde et, en Europe, il n’y en a que deux : la Grande-Bretagne et la France. Hérité du passé, il y a aussi le rayonnement linguistique, qui est aujourd’hui négligé à tort par les élites françaises alors que cela demeure un atout de premier plan. Et puis, il y a l’image construite au fil du temps. Par exemple, aux yeux des Japonais ou des Coréens, la France reste assimilée à qualité de vie, art de vivre, luxe… La gastronomie, les vins sont des atouts qui croissent avec l’enrichissement du monde émergent. La vitalité culturelle, elle, dépend des domaines, surtout qu’elle est confrontée au rouleau compresseur du mainstream culturel américano-globalisé, industrialisé, qui submerge toutes les autres cultures. Mais la culture française conserve une force d’attraction. La France est aussi la première destination touristique mondiale, même s’il faut un peu décomposer ce chiffre. Je retiendrai aussi l’héritage d’une diplomatie qui a été longtemps, en tout cas de De Gaulle à Mitterrand et à Chirac, originale, inventive, créatrice, indépendante quand il le fallait… et à laquelle Sarkozy tente de revenir maintenant depuis quelques mois, après trois ou quatre ans de rupture et d’errances. Faut-il mettre dans les atouts la qualité de la vie ? Certainement. Je ne parle pas de l’idée que les Asiatiques se font du raffinement français, mais du fait que nous ayons bâti une société parmi les plus agréables ou les moins dures qui aient jamais existé, ou parmi les moins mauvaises rapportée à l’histoire ou au reste du monde. Oui, parce que c’est attractif. Cependant nous partageons ce privilège avec d’autres pays d’Europe et avec le Canada. On voit, dans les décisions d’investisseurs étrangers, que la qualité de vie, les équipements publics, les écoles, les transports jouent un rôle. Ou bien, est-ce un handicap parce que cela contribue au poids excessif sur l’économie et des prélèvements obligatoires ? Vous voyez : beaucoup de critères sont polyvalents. En tout cas, si on arrive à oublier ce que les Français ont tête sur leur propre pays, qui est compliqué, assez schizophrénique sur leur propre histoire, si on pouvait regarder le monde depuis la planète Mars, je pense que sur les 193 pays membres des Nations unies il y en a bien 180 qui seraient très contents d’être à la place de la France et de disposer de ses atouts, malgré ses handicaps, toutes choses égales par ailleurs, mais ce n’est pas ce que les Français pensent.
L’opinion française est très éclatée. Le monde économique a une vision précise de nos atouts (elle est d’abord réaliste car, dans la compétition économique, les gens qui ne sont pas réalistes sont balayés). Les commentateurs peuvent commenter perpétuellement sans risque, mais les acteurs de l’économie, eux, s’ils ne sont pas réalistes, au bout d’un certain temps on ne les retrouve plus. En revanche, dans le monde politique, le monde intellectuel, le monde médiatique – encore plus –, à condition de respecter un « politiquement correct » de plus en plus étouffant, on peut tenir durablement les propos les plus irréalistes sans conséquences particulières. Il n’y a pas, dans notre pays, de consensus sur l’idée que nous nous faisons de ce que nous sommes aujourd’hui dans le monde et de notre potentiel demain. Nous n’arrivons pas à trouver le bon point d’équilibre. Je mets dans les points faibles cette absence de consensus, cette allergie masochiste au fait de reconnaître que nous avons des atouts et de ne se concentrer que sur la colonne « handicaps ». Qu’une grande partie des élites françaises, et notamment le monde médiatique, n’arrive pas à dépasser l’autodénigrement, une vision culpabilisée et expiatrice de l’histoire de France, constitue un vrai handicap… dans l’adaptation que nous devons mener, laquelle suppose souplesse et confiance en soi.
Risques : C’est passionnant car, sur les atouts, on en arrive très vite à l’art de vivre, que l’on traduit en termes économiques en « protection sociale ». Et, en fait, on a quand même du mal à exporter cette notion, qui est un véritable atout. On serait beaucoup plus heureux si on arrivait à exporter notre modèle de protection sociale. On a, si on caricature, un patronat qui s’exporte, lui, pour échapper aux contraintes de la protection sociale, et des forces syndicales qui, elles, sont restées sur l’idée que tout ce qu’on peut faire risque d’amener plus de délocalisations, donc que c’est mauvais. Il manque un consensus sur l’idée d’exporter…
Hubert Védrine : …On ne peut plus exporter notre système. On n’en a plus la capacité. On l’a fait pendant des siècles : depuis l’évangélisation par des missionnaires jusqu’à l’ingérence et au droits-de-l’hommisme, en passant par le Code civil… Les Français ont adoré l’idée qu’ils allaient projeter sur le monde leur religion, leur culture, leur démocratie. Ils appelaient cela « l’universalisme ». Mais maintenant, c’est le monde qui se projette sur eux ! Au nom de quoi et avec quelle efficacité dirions-nous aux Chinois, par exemple, à quel moment il faut vraiment hausser le niveau de la protection sociale pour que la société chinoise évolue harmonieusement et n’éclate pas ? On peut dire « Regardez notre système à nous, si cela vous intéresse, vous pourriez vous inspirer de… ». Mais on ne peut pas exporter.
Risques : Il faut pourtant voir le nombre de missions asiatiques, chinoises particulièrement, mais aussi africaines, qui toutes les semaines sont à Paris pour étudier nos différents systèmes de protection sociale et de gestion des risques collectifs… Ne peut-on pas en faire un atout ?
Hubert Védrine : Si, le fait qu’ils s’intéressent à nous est un atout si cela vient d’eux. Mais pour un pays, il faut avoir atteint un degré de développement économique suffisant pour prélever sur cette richesse de quoi assurer une certaine protection sociale, et, même après, on n’échappe jamais aux problèmes de financement public. Il faut aussi un certain degré de citoyenneté pour que les choses fonctionnent, que les comportements purement prédateurs ou « kleptocratiques » par rapport à l’État ne soient plus acceptés. Mais exporter une justice qui fonctionne, un sentiment de citoyenneté, faire en sorte que les services publics soient financés et fiables, y compris des écoles, des crèches, dans des pays où les fonctionnaires ne sont pas payés depuis cinq ou six mois, comment on fait ? C’est difficile de transposer ce qui a été notre histoire à nous, avec sa dynamique sociale, politique, etc. Si nous sommes admirés par d’autres peuples du monde pour ce que nous avons réalisé, tant mieux, mais cela ne nous donne pas le savoir-faire ni la légitimité pour le transposer. C’est vraiment compliqué. Ou alors, ce sont des domaines très précis, très concrets…
Risques : Oui, ou très techniques…On fait beaucoup de choses avec le Vietnam, par exemple, pour les aider à monter un système de retraite par répartition. Dans tous les pays où on intervient, les gens sont très sensibles à la manière dont ça s’est monté, ce qui s’est passé, pourquoi il y a eu des accords de branches, etc. C’est quelque chose qui passionne beaucoup les administrations des gouvernements avec lesquels on peut travailler. Ce n’est pas une posture, c’est assez profond comme raisonnement. Et nous, on a du mal à en parler, d’abord parce qu’on ne veut surtout pas être impérialistes, et puis, ensuite, parce qu’on vit mal notre protection sociale : en fait, on n’en voit que les aspects en termes de charges. Et les chefs d’entreprise, qui sont effectivement les seuls à pouvoir tenir un discours réaliste, le voient aussi en termes de charges…
Hubert Védrine : Oui, s’il y a une demande, c’est parfait. À des pays demandeurs, on peut dire « Voilà comment on a fait, nous, dans un contexte différent, mais vous les adapterez à votre contexte ; on vous explique ; vous ferez ce que voudrez après ». On peut même faire de « l’ingénierie démocratique », cela peut être aussi de l’ingénierie sociale, de l’ingénierie antirisque. Donc expliquer, bien faire comprendre. À condition qu’on sache. En matière politique, on a beaucoup de gens, en France, capables de faire l’éloge de « la démocratie », quasiment comme si c’était une religion, c’est-à-dire comme un tout indiscutable, mais il n’y a pas beaucoup de gens capables de parler utilement de la démocratisation, qui est un processus : comment on fait ? Par quelles étapes faut-il passer si on veut aller vers ça, étant donné que nous ne l’avons pas fait du jour au lendemain ?
Je pense qu’en matière de protection sociale, entre les risques et les aléas c’est la même chose. Ça ne peut pas se faire instantanément, c’est une construction. Est-ce qu’il y a beaucoup de pays demandeurs de conseils à ce sujet ?
Risques : Oui, c’est très demandé, et ça vient terminer une période où l’alpha et l’oméga dans ces matières-là étaient donnés par la Banque mondiale, et où on avait une sorte de consensus sur « il faut des fonds de pension un peu partout »…
Hubert Védrine : C’est le Consensus de Washington, et tout ce qui allait avec…
Risques : Oui ! Et, finalement, il y a une aporie, parce que la crise financière… Et aujourd’hui, il existe beaucoup de demandes de pays très différents pour arriver à comprendre l’essence du système français.
Hubert Védrine : C’est à ajouter à la liste de nos atouts.
Risques : Oui, un atout paradoxal.
Hubert Védrine : Après trente années de dérégulation systématique, qui a conduit à l’« économie casino », la crise survient, et on se dit « il faut re-réguler ». C’est un moment opportun pour dire « Voilà comment nous allons réformer le système pour le sauver ». Pour la protection sociale, il faut dire « C’est trop coûteux, il y a des gaspillages, etc., mais il s’agit bien de sauver le système, pas de le bazarder ». Cela peut créer une conjonction intéressante entre des pays européens qui arrivent à préserver l’essentiel et des pays émergents qui veulent se doter d’une certaine protection parce que leurs nouvelles classes moyennes ne supportent plus les aléas et les risques de la vie auxquels elles sont exposées.
Risques : C’est ce que demandent les Tunisiens aujourd’hui : comment construire ces systèmes-là de protection des familles, à la fois sur la santé, l’économie formelle, les retraites, etc. C’est une économie riche, l’économie tunisienne.
Hubert Védrine : Ils peuvent le faire, mais il faut que leur économie ne s’effondre pas. Après, à eux de choisir la façon la plus adaptée.
Risques : Oui, il faut qu’ils soient en croissance.
Hubert Védrine : Donc cette demande est un atout pour nous, si on ne l’utilise pas de façon balourde.
Risques : Peut-on parler des menaces, des risques – en séparant bien le risque et la menace ?
Hubert Védrine : « Risque », c’est éventuel ; « menace » est plus précis et plus imminent. Sur ce terrain-là, le risque économique actuel en Europe est qu’on soit pris dans une spirale de lutte sans fin contre les déficits, qu’on se soumette à cette nécessité avec un calendrier trop précipité, et que, du coup, on n’arrive pas à préserver l’essentiel du système de protection sociale et qu’on casse ce qui reste de croissance, ce qui creuserait encore les déficits… Là, il y a un vrai risque. D’où l’importance de la bataille, qui a lieu en ce moment même au sein de la zone euro, sur qui décide dans la zone euro ; et sur qu’est-ce qu’on décide ? Ça ne peut pas être que l’Allemagne. Ça ne peut pas être la Commission seule, qui en profiterait pour faire un petit « putsch » au passage. Ça ne peut pas être que la Banque centrale. Il faut que ce soient les gouvernements de la zone euro qui s’engagent et assument collectivement. Même s’ils exercent leur souveraineté en commun, il faut bien qu’il y ait des gens politiquement responsables devant leurs parlements pour des décisions aussi importantes, et ce sont les gouvernements. La question actuelle est de savoir s’il est rationnel de généraliser à toute la zone euro la rigueur (les critères) que l’Allemagne a exigée comme prix de son renoncement au mark. Du coup, nous voilà tous requis pour lutter contre l’inflation de Weimar, pourrait-on dire, dans la zone euro ! Ce n’est pas acceptable tel quel, c’est illogique, même économiquement puisque l’Allemagne fait son excédent sur cette même zone euro. Même en Allemagne, ce débat est un peu ouvert. Aux États-Unis, beaucoup de voix critiquent cette vision allemande, jugée à courte vue. C’est un vrai sujet, car, si au bout de quelques années, à force de lutter uniquement contre les déficits, on avait finalement cassé ce qui restait de croissance en Europe, et que la situation grecque s’était généralisée, nous ne serions plus un modèle pour personne. Ce qui a été valable pour l’Allemagne est-il la solution pour les 27 ? Il y a là un risque, pour le modèle social, politique et humain, européen. Il faut trouver un point d’équilibre, et un policy mix.
Mais, pour les Européens, ce n’est pas le seul risque. Il y a un risque général de déclassement, y compris pour la France. Risque dans la réalité, risque dans la perception. Pour l’ensemble des Européens d’aujourd’hui, même s’il y a dans presque tous les pays européens des gens comme Jean-Hervé Lorenzi qui luttent contre le pessimisme, l’inquiétude domine.
L’idée s’est imposée dans les classes moyennes européennes que, pour leurs enfants, l’avenir ne peut être que moins bien. Dans le meilleur des cas, pareil. Mais probablement plus dur. Pour le monde asiatique, et l’ensemble des émergents, au contraire, ça ne peut être que mieux. Pour un Chinois aujourd’hui, l’avenir sera forcément meilleur que ce que son pays a connu depuis cent cinquante ans ! Tous les émergents ont bien sûr trente-six problèmes à régler… Mais ils pensent trouver des solutions en avançant, en se modernisant, en investissant… En Europe, un des problèmes est que les gouvernements sont d’autant plus faibles… qu’ils sont proches des gens. Ma remarque peut choquer, tellement cette exigence (de proximité), en fait populiste, est dominante dans les esprits. Mais c’est une fausse réponse. De fait, les dirigeants, « à la remorque des gens » matraqués de sondages, ont une capacité de leadership extrêmement faible. Ils ont du mal à expliquer, à remonter le courant. D’où, au total, une spirale d’intériorisation de la fatalité du déclin européen. Ça, c’est un vrai risque ! Et cela obère toutes les décisions, politiques, économiques et autres… La résistance à la plupart des réformes est fondée sur la conviction que ça va être pire après… Voilà comment un pays se sclérose.
Risques : Donc, il y a un manque de projets ?
Hubert Védrine : Le manque de projets est une conséquence. Le point de départ, c’est l’angoisse, l’inquiétude du déclassement, avec le réflexe de se recroqueviller sur ce que l’on a et de tout garder. Tout projet est suspect parce qu’on va encore réduire ce qui nous reste de protection sociale… On ne voit pas l’avenir, ou alors lourd de menaces. Bien que certains évoquent toujours la réponse européiste, ou fédéraliste européenne… mais elle nous enlèverait ce qui nous reste de souveraineté, et, pour le coup, notre bulletin de vote ne servirait plus à rien du tout. C’est ce que pensent « les gens ». Cette contradiction n’est pas encore surmontée. Pour moi, cette inhibition interne, psychologique, passe avant les menaces classiques économiques ou géopolitiques.
Risques : Comment on en sort ? Par un projet politique ?
Hubert Védrine : Il y a d’abord un langage politique à trouver. C’est important, les mots qu’on emploie ! Voyez le mot « Europe » : dans certains cas, il est décourageant ; dans d’autres cas, il est remobilisant. Ainsi, toutes les élites, en gros européistes, disent « Nous sommes trop petits maintenant, l’époque est aux États-continents, la Chine, l’Inde, etc., et il faut dépasser les États-nations, historiquement coupables ». Mais, si on ne parle de l’Europe que comme ça, de façon masochiste et expiatoire, si on fait l’Europe pour nous punir et nous corseter en quelque sorte, si « l’Europe » est l’aboutissement d’une espèce de renoncement collectif parce qu’on est au bout du rouleau et qu’« on s’en remet » à l’Europe… Si la suite de l’histoire, c’est celle écrite par la Commission et le Parlement européens, ne nous étonnons pas alors que ce soit décourageant et que les gens votent de moins en moins pour les élections au Parlement européen, qu’ils en veuillent à tous leurs politiciens, qui leur paraissent ne plus avoir de pouvoir et donc être inutiles et parasitaires dans un théâtre d’ombres insupportable.
Il n’y a pas, en Europe, de parti fédéraliste au sens vrai. C’est exact, mais les médias parlent « européiste » tout le temps, sans même s’en rendre compte. Pourquoi brocarder chaque jour les « égoïsmes nationaux » ? N’est-il pas normal que des dirigeants se demandent d’abord ce qui correspond à l’intérêt de leur pays ? Va-t-on reprocher au maire de Marseille de se préoccuper d’abord de Marseille, au maire de Paris de se préoccuper d’abord de Paris, etc. ? Ce qui serait absurde, et régressif, ce serait de penser que ces intérêts nationaux légitimes ne sont pas compatibles, alors qu’une synthèse intelligente est possible dans la machine européenne, conçue pour cela. Même les Allemands, depuis leur réunification, reparlent en termes d’intérêts nationaux. Le chancelier Schröder a été le premier à redire « Je défends les intérêts nationaux allemands », tout en estimant que cela n’était pas incompatible avec une Europe forte. Il faut donc se méfier d’un langage européen déprimant qui, à mon avis, a fait le lit de ce qu’on appelle l’« euroscepticisme », terme qui mélange des gens vraiment hostiles, peu nombreux en fait, et des gens devenus simplement sceptiques, pas hostiles, mais découragés et qui sont nombreux, voire majoritaires. Ils ne sont pas contre l’Europe, ils seraient heureux d’y croire à nouveau, mais ils n’y croient plus, jusqu’à ce qu’on leur prouve que ça marche à nouveau et que ça sert à quelque chose. Mais j’irai plus loin : beaucoup de proeuropéens en France, entre autres pays, n’aiment pas tellement « l’Europe » et rejettent en fait surtout leur propre pays. Leur sentiment européen est proche de celui que représentait Fischer en Allemagne, un rejet de son pays, de son identité, de son histoire, d’un lourd passé chargé, conduisant à une projection expiatrice dans l’Europe.
Il y a une autre façon de parler Europe, celle-là mobilisatrice, c’est d’affirmer que dans la fédération d’États-nations, chaque pays d’Europe va survivre ; qu’il y aura toujours, dans cinquante ans, la France et l’Allemagne et les autres, mais que, ensemble, si nous mettons en commun nos ambitions, nos volontés et nos stratégies dans la compétition multipolaire, nous serons beaucoup plus puissants. Donc, nous agissons ensemble, mais la synthèse se fait par le haut, pas par le bas. Cette stratégie commune commence par la France et l’Allemagne, bien sûr, mais cela ne suffit plus. Cela peut être France-Allemagne-Pologne ou plus, en tout cas de la géométrie variable. C’est la voie que je recommande pour reconquérir les eurosceptiques. Chaque mot doit être recalibré par rapport à cet objectif, chaque mot des politiques, ou des éditorialistes ou des commentateurs, de tous ceux qui ont de l’impact sur l’opinion.
Pour redonner une crédibilité à l’idée européenne dans le monde d’aujourd’hui, cela commence par un récit historique plus exact. Or, la façon dont on raconte l’histoire de la construction européenne est pour les enfants. Quand on dit « l’Europe, c’est la paix », c’est une formule creuse puisque ce n’est pas du tout « l’Europe » – qui était un champ de bataille impuissant – qui a fait la paix en Europe, mais les Américains et les Soviétiques… La construction européenne est un résultat heureux de la paix américaine. Est-ce que l’Europe est la « garantie » de la paix ? À partir du moment où les Américains ont décidé de rester en Europe et qu’ils ont accepté d’entrer dans une Alliance atlantique, il n’y a plus eu de risque de guerre entre Européens. Le traité franco-allemand, c’est très bien, bien sûr – ce n’est pas moi qui vais dire le contraire ! –, mais ce n’est pas cela qui a empêché une nouvelle guerre car ce risque n’existait plus. Il aurait pu y avoir une guerre américanosoviétique – nucléaire – sur le sol européen, mais cela n’aurait pas été du tout la même chose que les guerres d’avant entre Européens, et de toute façon c’est la dissuasion qui l’a empêchée. Donc, dire aux gens réticents « l’Europe, c’est la paix ; sinon, c’est affreux, on va revenir aux guerres d’avant… », c’est prendre les gens pour des imbéciles. Mitterrand a eu raison de dénoncer jusqu’au bout le « nationalisme ». Mais ce n’est pas la même chose. En tout cas, il faut aujourd’hui un autre objectif.
La propagande des partisans du oui – je ne dis pas que je n’étais pas pour le oui –, au référendum sur Maastricht puis à celui de 2005 a été contreproductive. Elle était à la fois niaise dans son argumentation pour le oui (« c’est l’avenir, la paix, la jeunesse ! ») ; et, d’autre part, elle était vexante pour ceux qui, tentés par le non, se faisaient traiter de souverainistes attardés, de nationalistes, de lepénistes, voire de fascistes ! Si on pose une question par référendum, c’est bien que les gens ont le droit de dire oui ou non ! Il faut les convaincre, argumenter, leur dire par exemple « Si vous votez non, vous n’allez régler aucun des problèmes qui inspirent votre désir de voter non, au contraire ». Qu’est-ce qu’attendent les gens aujourd’hui ? Certainement pas une présentation simpliste et idéalisée de l’Europe, mais que l’Europe défende leurs intérêts légitimes dans la compétition multipolaire générale. C’est ça qu’ils veulent, ce n’est pas tellement compliqué en réalité. Défendre leurs intérêts, cela ne veut pas dire aggraver la bagarre ni devenir forcément protectionnistes, même s’il faudra à un moment donné avoir recours à des éléments de protection. La plupart des pays le font, plus ou moins sans le dire ; il n’y a que l’Europe qui s’est convertie de façon presque dogmatique, en fait « simplette », au libéralisme complet. J’ai écrit un jour que l’Europe risquait de devenir « l’idiot du village mondial », si elle est seule à s’appliquer à elle-même, au premier degré, toutes ces règles.
Prenez l’exemple de la Corée, complètement intégrée dans l’économie globale de marché, conforme à l’OMC… Et bien, elle a une politique industrielle et elle « planifie » son développement, ce qui est devenu impensable en Europe du fait de l’intériorisation idéologiquement excessive de la lutte contre la concurrence comme alpha et oméga. Le commissaire italien à l’industrie, Tajani, qui commence à dire que, quand même, on devrait avoir une politique industrielle est contredit par le commissaire Almunia, école Trichet.
Il y a un gros effort à faire pour aller rechercher l’opinion européenne là où elle est, en lui parlant autrement et en lui disant que nous avons toujours une possibilité d’action sur la façon dont le monde évolue. En quelques années d’un langage de ce type, je pense qu’une partie de l’opinion sceptique en Europe redeviendrait disponible pour un discours européen ambitieux. À condition, bien sûr, de « délivrer » comme on dit en jargon franglais, de montrer que l’Europe n’est pas une machine à effacer les identités mais à faire en sorte que nos intérêts soient coordonnés et défendus face à la Chine. Et il faudrait aussi être capables de dire à la Chine à la fois « Bravo ! » et, dans certain cas, « Là, on n’est pas d’accord ! Vous pouvez nous menacer de rétorsion si vous voulez, nous, on n’est pas d’accord ! ». En choisissant bien le terrain. Le but est de parvenir à peser collectivement, y compris d’ailleurs à l’égard des États-Unis, en étant un partenaire reconnu et respecté, qui a des choses à dire, et pas simplement un allié qu’on utilise quand on en a besoin. Cela s’applique aussi à la Russie, sur la question de l’énergie, qui suppose un accord, France-Allemagne au début, étendu à la Pologne, généralisé après. C’est un exemple.
On parle de « Communauté européenne de l’énergie ». Excellent projet mais qui dépend de ce que l’on met dedans. Si la France et l’Allemagne disaient un jour « Nous avons une vision commune de nos besoins en énergie pour les quinze ans qui viennent, notamment par rapport à la Russie ; aussi, voilà sur quelles bases nous aurons recours au gaz russe ; voilà les conditions que nous acceptons des Russes et celles que nous n’acceptons pas », etc. Cela aurait un grand impact, dans les opinions française, allemande, polonaise et russe, à condition bien sûr que les entreprises jouent le jeu. Des politiques nouvelles, une vraie convergence vaudraient mieux que cent discours. Cela dit, pour le moment, sur l’énergie, la France et l’Allemagne divergent. Le degré de découragement des opinions européennes et de perte de confiance en soi, face à la compétition multipolaire, est tel que, s’il n’y a pas un psychodrame mis en scène sur un vrai sujet, elles ne comprendront pas qu’il y a un changement. C’est un cheminement. L’opinion est partie tellement loin qu’elle n’écoute même plus. Il faut la récupérer là ou elle est et montrer que l’Europe est une puissance, ouverte, pacifique – pacifique, pas pacifiste –, et qu’elle compte. Sinon, on ne comptera pas, l’Europe en tant que telle ne sera même pas un pôle du monde multipolaire…
Risques : On peut évoquer l’actualité ? La Méditerranée et les révolutions arabes… C’est une opportunité, cette évolution ou ce souci de la démocratie du moment. On pourrait aussi parler de ce qu’était la vision conflictuelle entre l’Occident et l’Islam, et le post-islamisme…
Hubert Védrine : Je vais vous répondre mais il faut tenir compte, dans cette analyse globale, de ce qu’il y a plusieurs crises en même temps. La découverte, bouleversante, par l’Occident du fait que sa supériorité n’est plus que relative. Ensuite, l’évidence écologique avec ses comptes à rebours, et je ne pense pas qu’au climat. Le monde scientifique est très inquiet de l’effondrement de la biodiversité, par exemple, certains commencent à parler de « sixième extinction » ! Il y a aussi en toile de fond la compétition sans relâche pour l’accès aux sources d’énergie, tant que n’aura pas été trouvée une solution économiquement viable d’énergie renouvelable. Et encore et toujours des affrontements culturels et de civilisations, même si les Européens se déclarent choqués par cette idée au nom de leur philosophie universaliste. Il y a malheureusement quelque chose de fondé dans la crainte de Huntington d’un risque de clash entre civilisations, et il faut empêcher qu’entre Islam et Occident cela ne devienne réalité, même si les « révoltes arabes » inspirent de l’espérance. Il faut compléter la lecture géoéconomique actuelle selon laquelle seule compte la compétition G8/G20 entre les ensembles les plus puissants, et où ce qui importe c’est ce qui va se passer aux États-Unis, en Europe, au Japon, en Chine, dans les émergents, en Afrique, etc.
Le monde arabe ne compte pas encore dans ce tableau, même s’il y a des cas particuliers : l’Arabie avec son pétrole, le dynamisme du Qatar… Mais il ne pèse pas en tant que tel. Une des questions posées par ce que l’on a généralisé, un peu vite, comme le « printemps arabe », c’est : qu’est-ce que ça change ? Pour le moment, ce mouvement est sensible partout mais n’est effectif que dans peu de pays arabes. La démocratisation est un processus long, périlleux, incertain ; instaurer la démocratie, c’est plus compliqué encore que de restaurer la démocratie là où elle avait existé, comme en Grèce, en Espagne, même au Chili ou en Tchécoslovaquie ; c’est encore plus périlleux dans des pays de création récente, restés hétérogènes. C’est un processus sympathique, on ne peut qu’applaudir, souhaiter sa réussite, saluer le courage de ses initiateurs, les aider. Mais on ne sait pas comment ça va tourner. Brzezinski fait remarquer que les révolutions n’aboutissent jamais à ce qu’elles ont affiché initialement comme étant leur objectif ; et qu’un monde arabe démocratique, par hypothèse, serait beaucoup moins complaisant à l’égard de l’Occident sur la gestion de ses intérêts. Ce mouvement est une bonne chose en soi. Il était inévitable, un jour ou l’autre ; on ne peut que le soutenir, mais cela ne veut pas dire que tout sera facile, et au contraire…
L’Égypte, par exemple, au sortir de trente années d’autoneutralisation, où elle était devenue le partenaire obligeant et complaisant de la diplomatie occidentale, va se réaffirmer, et ce sera normal. Ce sera moins commode à gérer pour nous. Le monde arabe va éclater en situations très différentes. Quelques pays ont entamé un processus encourageant mais pas facile : Tunisie, Égypte, mais aussi Maroc ; dans d’autres, c’est déjà carrément la guerre civile : Libye, Yémen ; des pays où ce n’est que la répression : Syrie ; il y a des pays archiverrouillés, où rien ne bouge, comme l’Algérie ou, d’une autre façon, la péninsule Arabique. Donc, une situation contrastée. Il n’y aura pas d’ici six mois ou un an un monde arabe capable de dire « Nous sommes revenus dans l’histoire du monde, nous existons en tant que pôle et nous allons peser par rapport au Conseil de sécurité, au G20, à l’OMC », etc. Certainement pas. D’ailleurs, au G20, l’Arabie est heureuse d’en être, elle aurait été choquée de ne pas y être. Les Arabes apprécient qu’il y ait un pays arabe dans le G20, mais ça n’a pas d’influence particulière. Donc, je vois cela comme un processus beaucoup plus long. En même temps, je suis convaincu que, pour des raisons de jeunesse, de chômage, d’Internet et autres, tous les pays autoritaires du monde sont désormais sur la défensive et se sentent sous pression. Ils sont tous inquiets car, dans les moyen et long termes, c’est un processus inarrêtable. À court terme, c’est moins clair. Cela va démarrer, avancer, capoter, cela sera reverrouillé, etc. Il y aura peut-être dans un an des armées au pouvoir dans certains des pays en question, peut-être d’ailleurs pas sous une forme néfaste ; peut-être un peu comme quand l’armée turque a pris le pouvoir contre le terrorisme d’extrême gauche ou d’extrême droite, puis l’a rendu après. Ce n’est pas exclu. En tout cas, il n’y aura pas de processus linéaire, et les Occidentaux seront embarrassés et se demanderont quoi faire d’intelligent et d’utile. Car tout ne sera pas une affaire d’aide.
Heureusement qu’on n’a pas laissé faire le massacre de Benghazi et qu’on a pu se mettre d’accord au Conseil de sécurité, en fait parce que la Ligue arabe nous l’a demandé au moment opportun. Jamais sinon on n’aurait pu obtenir le vote de la 19.73. Donc on voudra aider, mais cela consistera en quoi ? La plupart des pays européens voudraient transformer ces révoltes en situations humanitaires auxquelles on pourrait répondre par de l’aide, ce qu’on sait faire (Deauville), mais ce n’est pas le sujet principal. Donc, ça va être compliqué. À mon avis, je le redis, il va se passer un bout de temps avant que le monde arabe ne pèse globalement. En plus, il y aura presque partout, après les élections, des islamistes à 15-20 % des voix, peut-être plus, dans certains pays. Les démocrates, potentiellement nombreux, seront divisés dans un premier temps. Il y a déjà des dizaines de partis potentiels en Tunisie, en Égypte – même si les autorités en récusent quelques-uns. Mais ces islamistes assez puissants ne devraient pas pouvoir refaire le coup de la révolution en Iran, parce que tout le monde est traumatisé par ce précédent, et averti. Aujourd’hui ce sont de nouvelles générations. Le clergé chiite iranien fonctionnait à l’époque en Iran comme un parti quasiment fasciste, ce qui n’est pas le cas ailleurs… En fait, je m’attends plutôt à ce qu’il y ait l’émergence d’un nouveau nationalisme arabe et qu’il se réexprime en Égypte, sans être panarabe ; un nationalisme égyptien fier de ce qui a été fait, et qui sera à la fois un antidote de l’islamisme et pour nous, Occidentaux, un partenaire moins commode et plus fiable, y compris pour les Israéliens, s’ils voulaient bien se décider à bouger au lieu de toujours tout bloquer par des conditions préalables impossibles.
Risques : Et le choc des civilisations, donc…
Hubert Védrine : J’avais trouvé remarquable le discours de Barak Obama au Caire. Obama est, à mon avis, un homme très intelligent qui a une vraie compréhension des mécanismes mondiaux, mais je crains qu’il n’y ait un océan entre l’Amérique et lui.
Les Américains veulent que le président soit un shérif, que tout se termine comme dans Règlement de comptes à O.K. Corral. Ils auront le plus grand mal à se faire à l’idée d’un leadership relatif. C’est trop compliqué, trop sophistiqué, trop frustrant, il faut que le système soit binaire ! Je dis parfois en plaisantant que, si Obama faisait quatre mandats, je suis convaincu qu’il remettrait tout l’Occident en selle et qu’il garantirait son leadership (relatif) pour cinquante ans. Dans le discours du Caire en 2009, le plus intéressant ce n’était pas les solutions qu’il apportait ou non, à court terme, aux problèmes du Proche-Orient, de l’Irak, de l’Iran, etc., mais qu’il parlait comme si l’avertissement de Huntington était quand même à prendre en compte. Il ne disait pas « Je balaie la théorie du choc des civilisations » : il consacrait tout un discours à montrer comment empêcher ce risque réel. D’une certaine façon, même s’il ne l’avouait pas, il acceptait cet avertissement commun légitime, parce que, depuis le VIIe siècle, cela peut toujours dégénérer entre l’Islam et l’Occident. C’est vrai que c’est simpliste de dire « l’Occident », ou « l’Islam », il y a tant de différences et de divergences internes… Il n’empêche que, au sein de ces deux grandes masses, il y a des minorités actives qui jouent le clash, soit par calcul cynique, soit par bêtise et inculture. J’avais eu une discussion avec Jacques Chirac à ce sujet. Il me faisait remarquer que ce n’était pas un choc de cultures mais d’incultures qui était à redouter. Je lui avais répondu : « C’est vrai, mais c’est encore pire ! » C’est donc un risque à prendre au sérieux, et pas à nier ; il faut déminer et agir pour empêcher que l’engrenage ne dégénère.
Mais désamorcer la question des musulmans en Europe, la résoudre bien, ça, ce n’est évidemment pas simple.
Risques : Le discours du Caire a-t-il préparé un peu le printemps arabe ? Y a-t-il un lien ?
Hubert Védrine : Le discours du Caire d’Obama n’était pas un discours de propagation de la démocratie mais une manière de dire qu’il n’y a pas de fatalité d’affrontement entre l’Islam et l’Occident et que nous pouvons ensemble être partenaires dans un monde où les civilisations se respectent et s’enrichissent de leurs échanges mutuels. Donc, il ne parlait pas précisément de démocratisation, pour ne pas donner l’impression qu’il faisait comme Bush, lequel arrivait avec des solutions simplettes de l’extérieur. Il disait « Non, l’affrontement n’est pas inéluctable ». Cela a changé l’image de l’Amérique après Bush. Mais je pense que s’il n’y avait pas eu le discours du Caire, un jour ou l’autre, cela aurait éclaté quand même dans un de ces pays. De façon imprévisible, bien sûr.
Risques : C’est la première fois qu’on voit un mouvement populaire dans ces pays-là, qui soit ni antio-ccidental ni anti-Israël. Il y a donc peut-être un lien.
Hubert Védrine : Attendons la suite… Mais disons qu’il a désamorcé l’hostilité accumulée depuis Bush. D’autant qu’il a relancé des propositions sur le Proche-Orient (frontières de 1967), même atténuées ensuite devant l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee). Mais je n’en ferai pas le déclencheur. Il y a des gens qui travaillent sur les critères des révoltes arabes : la taille de la population ? Le pourcentage des moins de 30 ans ? Le chômage des très diplômés ? L’existence des soupapes dans le système ou non ? Des effets d’entraînement, de séduction, de contagion ou, au contraire, de dissuasion et de verrouillage ? Il y a des grilles mais qu’on ne peut pas très bien plaquer, à partir de la Tunisie et de l’Égypte, sur les autre cas.
Risques : Ces analyses de grilles, ça s’apparente un peu à du risk management, non ? Vous en tenez compte dans vos analyses à vous, ou ça vous paraît un peu naïf ?
Hubert Védrine : Non, non, ça ne me paraît pas du tout naïf. Au contraire ! Mais cela dépend de qui demande quoi et à qui en termes d’analyse de risques. Ce n’est pas la même chose de se demander quels risques on court en investissant en Chine ou en Russie, compte tenu de la législation sur place, de la justice, etc. S’il s’agit d’évaluations beaucoup plus vastes du genre : est-ce que le nationalisme chinois aboutira à écarter toutes les entreprises étrangères parce que les Chinois considéreront qu’ils n’en ont plus besoin ? Est-ce que la Russie finira par créer une économie moderne à partir de la rente du sous-sol ? etc. C’est déjà plus difficile à évaluer. Ça peut orienter les endroits où il est profitable d’aller, ou pas… Aujourd’hui, pour faire une évaluation de la façon dont ça va tourner en Tunisie, en Égypte, autrement au Maroc, en Libye après Kadhafi, sur l’intérêt d’investir de façon massive dans ces pays, il faudra faire une analyse fine, régulièrement réadaptée, pays par pays.
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