L’extrême gravité de la catastrophe de Fukushima remet en cause toute l’industrie nucléaire civile en posant une question très claire à l’ensemble des acteurs et tout particulièrement aux pouvoirs publics. Peut-on gérer les risques nucléaires ? Chacun comprend l’enjeu de ce questionnement et ses conséquences ; cela est évident si la réponse à cette question est négative mais aussi s’il n’est pas possible d’y apporter une réponse convaincante, dans un sens ou dans un autre.
La rubrique de Risques souhaite contribuer à ce débat complexe et passionné.
Nous tenons à remercier tout particulièrement le professeur Michel Béra, qui a organisé fin avril dernier, au Conservatoire national des arts et métiers, une conférence sur les risques nucléaires ; nous remercions également les intervenants du colloque qui ont contribué à cette rubrique.
Revenons en arrière pour bien comprendre le contexte de ce questionnement des risques nucléaires. La gestion des risques a toujours été une problématique centrale de l’industrie nucléaire civile. Il ne s’agit pas d’une industrie comme les autres pour au moins deux raisons. L’industrie nucléaire repose sur une technologie de pointe qui suppose la maîtrise d’un processus de fission neutronique susceptible de diverger et doté d’un grand pouvoir de destruction. Sans doute plus important est tout ce qui relève de la perception de la filière nucléaire par la société en général et les individus en particulier. Ainsi, pendant des années, les débats se sont souvent résumés à des actes de foi : croire ou ne pas croire en la sûreté nucléaire, croire ou ne pas croire que la production d’électricité nucléaire est économiquement performante. Force est de constater que les complexités techniques, le flou de certaines hypothèses des modèles économiques et, par-dessus tout, les postures des uns et des autres ne facilitent en rien la compréhension du sujet.
Revenons à la gestion des risques. Les promoteurs de la filière et les pouvoirs publics ont très vite compris l’importance de la gestion du risque nucléaire pour le développement à grande échelle de cette énergie. Dès l’origine, un cadre spécifique a été dessiné en s’appuyant sur les principes suivants :
- Cadre juridique supranational ;
- Canalisation de la responsabilité sur l’exploitant d’installation nucléaire ;
- Limitation du montant de la responsabilité de l’exploitant (comme contrepartie de la canalisation) ;
- Garanties financières apportées par le biais d’une collaboration public-privé ;
- Création d’organismes spécifiques et indépendants pour mesurer et auditer les risques.
Ainsi, le dispositif de gestion des risques apparaît fort et cohérent, et beaucoup pensent qu’il figure une sorte de modèle pour la gestion des risques complexes, qu’ils soient industriels ou financiers.
La sophistication du montage est grande, mais elle concourt à sa fragilité ; il suffit qu’un des éléments constitutifs se montre défaillant pour que l’ensemble soit remis en cause. Garanties financières jugées trop faibles, doutes sur les organismes de contrôle, moindre coopération internationale ; les éléments de fragilisation du dispositif de gestion des risques ne manquent pas.
Les deux premiers articles de cette rubrique analysent de façon détaillée ce qui s’est passé à Fukushima et mettent en perspective cette catastrophe avec des accidents nucléaires antérieurs. L’article de Bertrand Mercier et Patrick Raymond détaille l’enchaînement des événements dans la centrale, qui a conduit à la fusion des réacteurs, aux explosions et au rejet des matières radioactives. Même si, à l’heure actuelle, l’analyse de l’accident ne peut être que partielle, il semblerait qu’une prise en compte du retour d’expérience de l’accident de Three Mile Island aurait réduit la gravité de cette catastrophe de façon significative. Suit l’article de Roland Masse, qui étudie les conséquences sanitaires de Fukushima en comparant l’accident à celui qui s’est produit à Tchernobyl en 1986. Si les effets devraient être beaucoup moins graves qu’en 1986, l’auteur souligne l’importance de gérer les conséquences de la catastrophe dans leur ensemble : celles directement liées aux doses de radioactivité reçues mais plus généralement aux dommages collatéraux sur le bien-être de la population (traumatisme postaccident, crise sociale, perte de foi dans l’avenir ou développement de comportements addictifs).
Dans son article, Guy Turquet de Beauregard analyse le concept de sûreté nucléaire, qui englobe les principes de gestion des risques élaborés pour faire face à ce risque extrême et spécifique : très faible possibilité de survenance mais dommages potentiels extrêmement élevés. Ce corps de doctrine, maintenant transcrit dans le texte réglementaire, s’articule autour du concept de défense en profondeur, que l’auteur décrit précisément. Il met en exergue qu’un point fondamental de la sûreté nucléaire est l’existence d’une autorité indépendante, seule à même de garantir une analyse la plus objective possible des risques vis-à-vis du public et des exploitants.
Alain Stanislas décrit le volet assurantiel et indemnitaire de la catastrophe de Fukushima en passant en revue l’assurance dont dispose l’exploitant japonais Tepco et les dispositifs qui seraient applicables en France pour un événement similaire. Si, effectivement, les porteurs de risques – assureurs et réassureurs – continueront de jouer un rôle important, ils devront évoluer pour s’adapter à la nouvelle réglementation des risques nucléaires mais aussi à la réglementation Solvabilité II.
L’article de Daniel Zajdenweber propose une analyse originale de la question de l’évaluation des risques nucléaires. Sa démarche, qui est celle d’un économiste, s’appuie sur des outils mathématiques non standard, dans le sens où ils ne sont pas ceux le plus couramment utilisés dans la gestion des risques. Ainsi, l’auteur montre que s’il n’est pas possible d’évaluer le risque au plan microéconomique – celui d’une centrale –, il existe un équilibre au plan macroéconomique – celui de l’ensemble du parc nucléaire. Dans ce dernier cas, il serait possible de déterminer le nombre optimal de réacteurs nucléaires dans le monde au-delà duquel le risque total serait trop grand.
L’article de Patrick Lagadec et Benjamin Topper, qui clôt cette rubrique, pose la question de la gestion des mégarisques et des crises qui en résultent. Au cours des dernières décennies, la science de gestion des risques, malgré ses avancées, n’est pas parvenue à appréhender les nombreux événements, de plus en plus complexes et imprévus – les « cygnes noirs » –, qui ont généré les principales crises ou catastrophes. Les auteurs analysent pourquoi il est nécessaire de continuer à investir dans une nouvelle vision, plus globale et intégrée, de l’analyse et de la gestion des risques, laquelle ne pourra se concrétiser sans une plus grande collaboration entre les acteurs concernés.